Présentation

Segun AFOLABI et Servais Martial AKPACA

 

Au nom de tous les membres du comité de rédaction et du comité scientifique, nous avons le grand plaisir de vous présenter le numéro inaugural de Tafsiri. Revue panafricaine de traduction et d’interprétation. La revue se donne pour mission d’encourager et de promouvoir une recherche rigoureuse qui explore l’enseignement et la pratique de la communication interculturelle, en particulier dans le contexte africain. Son objectif ultime est de renforcer le développement de la traduction et de l’interprétation en Afrique. Pour ce faire, il est suggéré d’inviter les auteurs et autrices à produire des réflexions originales sur la traduction et l’interprétation à partir des langues africaines et vers celles-ci, la formation des traducteurs, traductrices et interprètes, l’histoire de la traduction et de l’interprétation, les théories et la pratique de la traduction et de l’interprétation, les besoins du marché de la traduction et de l’interprétation, la traduction/interprétation assistée par ordinateur et les associations professionnelles des traducteurs, des traductrices et interprètes en Afrique. Le numéro inaugural a exploré la question des enjeux de la traduction et de l’interprétation en Afrique. Ces enjeux sont certes nombreux, mais nous présentons succinctement ici ceux qui nous semblent pertinents.

Les langues africaines et les traditions orales

Il est utile de signaler qu’en raison des traditions orales qui caractérisent les langues africaines, le marché de la traduction et de l’interprétation est dominé par les langues héritées de la colonisation, notamment le français, l’anglais, l’espagnol et le portugais. Ces langues sont couramment utilisées dans les administrations, pendant les conférences internationales, dans les écoles et universités et dans les églises, même si ces dernières célèbrent également le culte dans plusieurs langues locales qui font l’objet d’interprétation et de traduction (de la Bible, en l’occurrence).

Une majorité de traducteurs, traductrices et interprètes non qualifié·e·s

La traduction et l’interprétation sont effectuées en Afrique par une majorité de personnes non qualifiées. Cette situation est en partie due à l’insuffisance d’écoles de traduction et d’interprétation et au fait que les institutions qui emploient les traducteurs, traductrices et interprètes n’exigent pas de ceux-ci/celles-ci des diplômes universitaires en traduction et/ou en interprétation. Même si certain·e·s traducteurs, traductrices et interprètes s’en sortent bien malgré l’absence de diplôme professionnel, la formation et l’obtention des diplômes professionnels demeurent nécessaires.

Association de traducteurs, traductrices et interprètes professionnel·le·s

Quelques associations de traducteurs, traductrices et interprètes existent dans bon nombre de pays africains, mais beaucoup de membres n’ont pas de qualifications professionnelles et se contentent des diplômes obtenus dans les facultés de langues étrangères ou des séjours effectués dans des pays étrangers pour justifier leur présence sur le marché de la traduction et de l’interprétation.

Nécessité de la prise de conscience des enjeux économiques de la traduction et de l’adoption d’une politique nationale de traduction

Les pays africains tardent à prendre conscience des enjeux économiques et de développement de la traduction, car il n’y a quasiment pas de politique de traduction dans la plupart de ces pays. Cependant, les besoins en traduction existent surtout en ce qui concerne la traduction des publications officielles, notamment la Constitution, les lois, le code électoral, les politiques éducative, agricole et sanitaire – devenues de plus en plus importantes, notamment dans le contexte de la crise sanitaire de la Covid-19 actuelle – dans les langues nationales. L’absence de traduction des publications officielles dans les langues locales et l’analphabétisme privent des centaines de millions d’Africain·e·s des informations contenues dans ces documents fondateurs de leur République. Étant donné que la plupart des pays africains ont adopté les langues issues de la colonisation comme langues officielles, ils doivent faire l’effort de scolariser le plus grand nombre de citoyen·ne·s ou de traduire les informations scientifiques et officielles dans les langues nationales prédominantes pour permettre à la majorité de leurs citoyen·ne·s d’être informé·e·s des enjeux majeurs du développement national et de prendre une part active au processus de construction nationale et aux débats politiques qui, pour le moment, ne se font que dans des langues européennes que la majorité des populations ne maîtrise pas. L’Afrique risque de rater le rendez-vous du développement si elle continue d’utiliser des langues étrangères que ses populations ont du mal à utiliser correctement. La traduction pourrait jouer un rôle majeur de développement dans le contexte linguistique actuel. À l’ère de la mondialisation caractérisée par la prédominance des publications en anglais, les pays africains non anglophones gagneraient à adopter une politique nationale de traduction qui leur permettra de traduire systématiquement de l’anglais des livres et des publications scientifiques susceptibles de leur permettre de mieux comprendre certains enjeux économiques, sociaux, sécuritaires et sanitaires.

Tafsiri a vocation à aborder les questions évoquées supra et beaucoup d’autres sujets susceptibles de contribuer au développement de la traduction et de l’interprétation en Afrique. Dans cette perspective, le présent numéro a retenu sept textes, six articles et un entretien, sur une vingtaine de propositions reçues par le comité de rédaction. Ils abordent des questions telles que la formation des traducteurs, traductrices et interprètes, le rôle de la traduction dans le développement économique de l’Afrique, la traduction et l’interprétation en tant qu’actes de communication sociale, la traduction juridique, le parcours du sens en traduction littéraire, etc.

Dans sa contribution, Emilie G. Sanon-Ouattara présente un bref aperçu du rôle de la traduction au Burkina Faso depuis la période précoloniale jusqu’à l’avènement de la colonisation. Elle explique comment la traduction a permis aux soixante ethnies que compte le pays de communiquer entre elles et a servi de moyen de communication entre l’administration et la population locale. L’article présente l’état des lieux de la traduction formelle et informelle au Burkina Faso. Il traite également des enjeux de la traduction et de l’absence de traduction dans les administrations. Il formule, enfin, des recommandations pour une meilleure communication entre l’État et les administrés.

Mino Andriantsimahavandy, quant à elle, nous fait comprendre que la traduction a joué un grand rôle dans la connaissance et la transcription de la langue malgache. En effet, entre le XIe et le XIIIe siècle, des populations venues d’Oman, du Yémen, de Sumatra, etc. se sont installées dans le sud-est de Madagascar, apportant la forme arabe d’une langue appelée « sorabe ». Plus tard aux XVIe et XVIIe siècles, des contacts entre les populations malgaches et des marchands hollandais ont facilité l’adoption de certaines lettres de l’alphabet français. En 1823, Jones et Griffiths, deux missionnaires de la London Mission Society envoyés à Madagascar, ont commencé le travail ardu de traduction de la Bible en malgache. À travers les contacts entre les populations locales et celles venues d’ailleurs, les Malgaches ont développé l’orthographe de la langue malgache et entrepris la traduction de la Bible dans leur langue locale. Par la suite, des dictionnaires bilingues ont été mis au point avec l’appui des étranger·e·s.

Dans les églises en Ouganda, les pasteurs ont souvent recours aux interprètes pour interpréter les messages religieux dans les langues locales. Il s’agit le plus souvent d’une interprétation consécutive réalisée par des interprètes non professionnel·le·s. La pratique prend de l’ampleur compte tenu de la multiplication des églises pentecôtistes dans ce pays d’Afrique de l’est. Il est donc important d’apporter des solutions à la formation d’interprètes dans le but d’assurer la professionnalisation de cette catégorie de travailleurs et travailleuses qui croît de plus en plus dans certains pays africains. Voilà, en gros, ce que nous apprend l’article de Edith Ruth Natukunda-Togboa.

Dans sa contribution, Maxime Yves Julien Manifi Abouh fait état de la situation au Cameroun, pays africain officiellement bilingue. En s’inscrivant dans la perspective théorique de la sociotraductologie comprise comme l’étude de la traduction en tant que phénomène social allant au-delà d’une simple opération entre langues, ou en tant qu’activité initiée et contrainte par des agents sociaux, avec des fonctions et des retombées socialement déterminées, l’auteur met l’accent sur le besoin crucial de traducteurs et traductrices pour l’intellectualisation de langues locales du pays en vue de leur cohabitation harmonieuse avec les langues officielles aussi bien dans le système éducatif que dans d’autres secteurs de la vie active.

En mettant en évidence la pertinence de la théorie de Skopos et de la théorie interprétative, Jean Pierre Atouga avance l’argument selon lequel la littérature orale africaine en tant que domaine d’études à part entière a bénéficié de l’apport de la linguistique et de la traductologie. Son étude a donc cherché des éléments de réponse à la question suivante : comment le traducteur ou la traductrice déblaie-t-il/elle les arcanes et dénoue-t-il/elle l’enchevêtrement des poétiques orales africaines?

Dans l’article de Samuel Onyemaechi Orji Awa et Ngele Chimuanya, il s’agit d’établir un lien entre le texte et son contexte, ce qui sert d’outil inestimable au traducteur et à la traductrice littéraires à la recherche de la compréhension du sens du message. La méthodologie employée par cet auteur s’inspire de la théorie du sens.

La contribution de Ngozi Iloh est un entretien sur la traduction de La Calebasse cassée. Elle met en corrélation l’œuvre, l’auteur, le traducteur et la traduction. Les informations recueillies aideront le lectorat à mieux apprécier l’importance et les enjeux de la traduction littéraire dans son ensemble.

Hommage à Florence Piron

Pour clore ce texte d’introduction générale du numéro inaugural de Tafsiri, nous avons jugé opportun de rendre un hommage spécial à la mémoire de feu professeure Florence Piron, fondatrice des Éditions science et bien commun et du Grenier des savoirs, la plateforme qui héberge et accompagne la revue Tafsiri tant sur le plan matériel que technique. Sans aucun doute, Florence mérite d’être surnommée la « Maman africaine » compte tenu de son amour, de sa passion et de son engagement pour la promotion des savoirs produits sur le continent africain. Enseignante et chercheuse activement engagée au Département de communication de l’Université Laval jusqu’à son départ de ce monde, Florence laisse derrière elle une kyrielle de témoins, d’admirateurs, d’admiratrices et de disciples dans son école de la science ouverte décolonisée en Afrique et pour l’Afrique. Nous ne t’oublierons jamais, chère Florence. Repose en paix, Maman africaine!


Pour citer cet article

Afolabi, Segun et Servais Martial, Akpaca. 2021. Présentation. TAFSIRI. Revue panafricaine de traduction et d'interprétation, 1(1), en ligne. DOI : 10.46711/tafsiri.2021.1.1.1

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https://dx.doi.org/10.46711/tafsiri.2021.1.1.1