L’affordance comme outil pour comprendre la mobilité dans une ville africaine : le cas de Bobo-Dioulasso (Burkina Faso)

Houd KANAZOÉ

 

Introduction

En découvrant Bobo-Dioulasso, tout observateur étranger ou observatrice étrangère est tout de suite interpellé·e par le mode de transport le plus populaire dans la ville. En effet, les principales artères de la ville, le marché central et les points les plus reculés sont les témoins d’un défilé incessant de tricycles transportant femmes, hommes, enfants et bagages. Ces tricycles sont en fait des motocyclettes à trois roues, munies d’une remorque et initialement destinées au transport de marchandises. Ils ont donc à ce titre été détournés de leur vocation première.

Avec leurs passagers et passagères assis·e·s sur le bord de la remorque (voir photo 1), sans garde-fou pour les protéger, dans une circulation congestionnée (notamment au centre-ville) où se mêlent voitures personnelles, taxis, bus, engins à deux roues (motorisées ou non), charrettes et même piétons, les tricycles ne sont pourtant pas un moyen de transport autorisé pour la mobilité humaine. En effet, cette activité leur est interdite conformément à l’article 4 du décret N° 2012-559/PRES/PM/MTPEN/MEF/MICA/MATDS portant condition et modalités d’exploitation à titre onéreux et pour compte propre des vélomoteurs, des motocyclettes, tricycles et quadricycles à moteur.

Au nom de ce décret, la ville a été à plusieurs reprises témoin d’opérations policières faites de courses poursuites et de mise en fourrière de nombreux tricycles; des actions visant à mettre fin à la pratique. Mais de nombreuses personnes à Bobo-Dioulasso y ont résisté, estimant légitime leur déplacement en tricycle au même titre qu’en bus ou taxis artisanaux. À l’heure actuelle donc, l’on peut même utiliser le vocable de « succès » pour les « résistants et résistantes » au regard de la quantité de personnes transportées et de l’incapacité des autorités à arrêter la pratique. Il y a donc un constat d’échec des dispositions réglementaires face aux aspirations des populations. Cette situation amène aux questions suivantes : comment un engin au départ conçu pour le transport de marchandises a-t-il pu devenir un moyen de transport prisé par les populations? Comment a-t-il réussi à s’imposer dans le système de transport de la ville de Bobo-Dioulasso malgré son illégalité?

Pour répondre à ces questions, nous commencerons par analyser les choix de moyen de transport des populations, ainsi que les avis des responsables de ces engins sur l’état de santé de leur activité. Cela permettra d’appréhender les avantages et les insuffisances de chaque mode de transport à l’issue duquel nous décèlerons la clé du succès du tricycle comme moyen de transport. Pour ce faire, nous poserons comme hypothèse de base que le succès du tricycle est lié à son affordance.

Dans un premier temps, nous éclaircirons le concept « affordance[1] » et la méthode choisie pour la collecte des données. Puis, nous analyserons les avantages et insuffisances des différents modes de transport. Pour terminer, nous aborderons la question de l’affordance du tricycle et de ses implications sur la dynamique urbaine et sociale des habitants et habitantes de la ville.

Le concept d’« affordance » et la méthode de recherche

L’élucidation de la théorie et de la méthode sont des éléments centraux de toute démarche scientifique qui se veut compréhensive. L’affordance et la méthode ancrée (Grounded Theory) seront à cet effet étayées dans les lignes suivantes.

L’affordance comme recours théorique

L’idée du recours au concept « affordance », dans ce travail pour l’analyse de l’utilisation des tricycles, a germé à partir de deux constats théoriques sur les études africaines. La première est la grande tendance d’un certain nombre de chercheurs et chercheuses notamment du Nord à appréhender les faits en Afrique avec leurs propres regards ou celui de leur civilisation, donc avec une logique extérieure aux populations qui vivent les réalités. Pour ces scientifiques, en ce qui concerne les études urbaines, la ville européenne est vue comme le modèle universel à l’aune duquel les villes des autres régions sont mesurées ou appréciées (Myers, 2011; Agier, 2015). À partir de cette approche, les villes africaines sont dépeintes négativement, comme le révèlent un certain nombre de travaux. Ainsi, ces études « qualifient les villes africaines de “villes éparpillées”, “villes anarchiques”, “villes rurales”, “bidonvillisées” et “disloquées” » (Djouda, 2010, paragr. 1). Selon Fournet-Guérrin, « elles sont tout d’abord souvent représentées comme des enfers urbains, trop denses, sales, polluées, pauvres et anarchiques » (2011, p. 55).

Face à cette logique quelque peu chaotique, le deuxième constat théorique est l’émergence d’une pensée postcoloniale, comme le souligne Myers : « Au cours de la dernière décennie, la géographie urbaine a fait l’objet d’une critique considérable, issue au moins initialement des études postcoloniales, remettant en cause les conceptions universelles de l’urbanisme qui émanent des villes européennes et nord-américaines » (2014, p. 104, notre traduction). Le point de vue universaliste de l’urbanisme est ainsi fortement remis en question. Aussi faut-il comprendre que « les modernités africaines ont depuis longtemps leurs propres trajectoires donnant une forme morale et matérielle à la vie quotidienne » (Comaroff et Comaroff, 2012, p. 118, notre traduction).

À la recherche de nouvelles logiques d’analyse capables de mieux rendre compte de la réalité vécue des populations, certain·e·s auteurs et autrices, comme Malaquais (2005), appellent à une nouvelle réflexion plus globale sur les villes, mais avec pour point de départ les villes africaines. Ainsi, toute étude, sans préjugé, devrait avoir pour fondement le point de vue des citadins et citadines africain·e·s, ainsi que leurs réalités, pour échapper aux appréciations extérieures et chaotiques. Dans cette perspective, l’affordance nous est apparue comme un recours théorique fort intéressant.

Le terme anglais « affordance » est un néologisme dû au psychologue américain James Jerome Gibson. Il dérive du verbe « to afford » qui signifie « offrir », « permettre » (Luyat et Regia-Corte, 2009, p. 298). Ce concept, selon Paveau (2012), a été théorisé par Gibson en 1979, et plus tard Norman en 1983 et 1993, pour expliquer les possibles relations entre l’homme et l’objet. Une affordance est une possibilité offerte par l’objet lui-même, qui indique quelle relation l’agent humain doit instaurer avec lui (ce avec quoi on doit ou peut faire avec). En d’autres termes, Gibson « traduit fidèlement cette faculté de l’homme, et de l’animal en général, à guider ses comportements en percevant ce que l’environnement lui offre en termes de potentialités d’actions » (Luyat et Regia-Corte, (2009, p. 298).

Le concept a donc le mérite de centrer l’analyse sur les deux éléments en jeu, c’est-à-dire l’engin et l’agent humain pour notre cas. À ce titre, il autorise cette volonté d’échapper aux idées préconçues pour voir la ville africaine et ses faits sociaux afin de découvrir cette « fabrique sociale » extrêmement active dont parle Piermay (2003).

Une méthode ancrée sur le terrain

Cette étude s’appuie sur des données qualitatives collectées à partir d’une approche ethnographique basée sur une observation participante[2]. Dans cette perspective, nous avons participé aux courses effectuées par les tricycles, des taxis artisanaux et des bus. Au cours de ces trajets, nous avons tenu des discussions informelles avec non seulement les personnes qui conduisent ces engins, mais aussi celles qui font partie de leur clientèle. En plus de cette population cible, nous avons également interviewé des responsables institutionnels en charge de la mobilité dans la ville, en l’occurrence à la mairie centrale, à la police nationale et à la direction de la Société de transport en commun (SOTRACO).

Au total, durant les deux phases de l’enquête, ce sont 125 taxis, 50 tricycles et 3 autobus qui ont été interrogés; ce qui correspond à 5 % de leurs effectifs[3] respectifs. À cet ensemble, il faut rajouter les deux responsables interviewés à la direction technique de la mairie centrale, à la direction régionale de la police nationale et un responsable à la SOTRACO.

La prise des moyens de transport s’est faite de façon aléatoire à travers la ville; et le temps d’observation variait entre 2 heures et 4 heures. Les discussions informelles ont été effectuées sur la base d’un guide d’entretien flexible, ce qui signifie que des questions posées ont très souvent émergé des réponses de nos interlocuteurs et interlocutrices; elles sont également fondées sur des faits que nous vivions et observions nous-mêmes. Pour atteindre l’état de saturation de nos données, plusieurs fois ces discussions se sont poursuivies aux différentes gares, notamment au Grand Marché, lieu central de l’organisation de la mobilité à la fois pour les tricycles et les taxis artisanaux.

Les questions de départ du guide aux usagers et usagères étaient surtout structurées autour des causes du recours aux tricycles comme moyen de déplacement, ainsi que leurs avis sur les autres moyens de transports collectifs. Pour les conducteurs ou conductrices, nous avons cherché à comprendre leurs motivations pour le choix d’activité, leur rapport avec l’autorité, le niveau de rentabilité et les difficultés rencontrées. Compte tenu du contexte d’infraction[4] des taxis artisanaux, d’illégalité et de répression des tricycles, les données ont été recueillies sous la forme de prise de notes, face à de nombreux refus de se faire enregistrer.

Le recours à ce choix méthodologique ancré sur le terrain s’explique par une volonté de nous éloigner des idées reçues et de ne prendre pour acquis que ce qui émergeait du terrain. En effet, l’attention portée à ce qui émerge du terrain (ou des personnes qui vivent les phénomènes) permet de « découvrir » des points de vue inédits, « d’autant plus que cette attention implique que les analyses se développent selon des questionnements qui proviennent du terrain et non des cadres théoriques existants » (Guillemette, 2006, p. 33).

Un autre avantage de l’observation participante est la confiance et l’ambiance amicale que cela a pu créer entre les protagonistes et nous. En fait, l’enquête s’est passée dans un contexte post-répression et notre présence a été interprétée quelquefois comme une forme d’espionnage pour le compte des autorités. Mais au fil des courses, les langues se sont peu à peu déliées.

Photo 1. Tricycle au cœur de la circulation transportant des passagers (vue d’un tricycle avec ses passagers à bord en direction du centre-ville; source : Houd Kanazoé, enquête de terrain, octobre 2018)

Le taxi artisanal et le bus à Bobo-Dioulasso vus par les protagonistes du secteur

À Bobo-Dioulasso, comme dans les autres villes du Burkina Faso, les deux modes de transport collectifs autorisés sont les taxis artisanaux et les bus. Pour les avoir donc utilisés, les populations ont leur point de vue relativement à leurs systèmes d’exploitation.

Les taxis artisanaux : un moyen de transport prohibitif

Les taxis artisanaux ont une longue tradition dans la ville de Bobo-Dioulasso. Le premier taxi aperçu dans la ville date de 1952 (Dao, 2009). Le passé glorieux de cette forme de transport est aujourd’hui bien loin comme le souligne Hébié, chauffeur de taxi dans la ville depuis plus de trente ans :

Moi, j’ai commencé le taxi dans les années 1980. Franchement, ça marchait. Je travaillais pour quelqu’un, mais en deux ans, j’ai pu acheter un taxi et construire ma maison où je vis actuellement. À cette époque-là, il y avait du travail dans la ville de Bobo, les grandes sociétés étaient là. Mais maintenant, elles ont presque toutes fermé; donc, les gens sont au chômage. Ils vont se déplacer, aller où? Sinon, en principe, le matin comme ça, il devrait avoir des travailleurs partout qui cherchent des taxis pour aller au travail.

Ces propos restituent assez fidèlement la situation difficile dans laquelle se trouve le secteur du taxi artisanal dont l’une des causes pourrait être les difficultés économiques dans lesquelles la crise a plongé les populations de la ville depuis plusieurs décennies. Ville prospère sous la colonisation et quelques années après les indépendances, Bobo-Dioulasso traverse une crise économique imputable à la perte de son rôle de transit de marchandises au profit de Ouagadougou (Robineau, 2013); et surtout à la fermeture de nombreuses unités industrielles défavorisées par la mondialisation de l’économie (Compaoré, 2007). Malgré cet état de fait, la population de la ville continue de croître sous l’effet conjugué de la croissance naturelle et de l’exode rural. Ainsi, avec une population qui double en moyenne chaque vingt ans, la ville compte de nos jours plus d’un million d’habitants et habitantes (Commune de Bobo-Dioulasso, 2018) alors qu’elle n’en comptait que 55 000 en 1960 (Ouattara et Somé, 2006). Cette croissance démographique s’est par ailleurs accompagnée d’une extension spatiale de la ville au gré des différents lotissements qui, dans leurs sillages, ont englobé champs de culture et villages environnants dans le périmètre urbain.

Crise économique et extension spatiale ont nécessairement accentué les questions de mobilité pour des populations de plus en plus confrontées au chômage et au manque d’opportunité économique. La grande majorité des personnes interrogées, pour justifier leur recours à d’autres moyens de transport, avait la même réponse : « le taxi est trop cher ». Effectivement, le prix minimum d’une course en taxi est de 300 francs CFA. Ce prix peut connaître une hausse selon certains paramètres comme la distance à parcourir, la qualité de la voie à emprunter, les aléas climatiques dus à la saison en cours et la probabilité d’avoir d’autres clients ou clientes, surtout au retour de la course. Ce faisant, plus l’on est éloigné du centre-ville, plus l’on habite un quartier peu dense ou aux voies dégradées comme Sarfalao non loti, Bolibana ou Kodeni, plus le coût de la course est élevé. Et la situation devient plus difficile quand il s’agit de quitter une périphérie pour une autre, comme nous l’indique une dame dans un tricycle en chargement à Bolibana : « Si tu veux par exemple aller à Sarfalao d’ici en taxi, c’est minimum 2 000 francs CFA aller et retour ».

Ramener ces coûts au nombre de mouvements d’un individu donne une idée de la charge que représente le coût du transport en taxi sur le budget des ménages. Il est alors compréhensible que le taxi ait perdu de l’engouement, particulièrement auprès des populations à revenus modestes, aux personnes résidentes dans les zones reculées de la ville. Ces dernières se sont peu à peu orientées vers d’autres moyens de transport moins onéreux. Dans un premier temps, les moins indigents et indigentes ont opté pour les motocyclettes pour ses avantages économiques, selon le témoignage de Souleymane : « La moto est plus économique. Avec 500 francs CFA, tu peux faire des courses à tout moment au centre-ville et revenir ici (à Lafiabougou); et puis les pièces [de rechange] aussi sont moins chères ». En plus du coût du carburant à consommer qui est moindre par rapport à une course en taxi, la mobylette a encore une autre caractéristique très appréciée : sa flexibilité ou sa souplesse. Elle emprunte toutes les voies de la ville, depuis les routes bitumées aux ruelles des zones non loties. Avec une moto, on peut aller et venir n’importe quand, toute chose qui procure un sentiment de liberté et de rapidité (Kaboré, 2010).

La mobylette est certes un moyen de transport très répandu dans la ville de Bobo-Dioulasso, mais il n’en demeure pas moins que l’obstacle majeur à surmonter pour l’obtenir reste son prix d’achat. Elle coûte entre 350 000 francs CFA et 1 000 000 francs CFA. Ce coût les rend hors de la portée de nombreuses personnes. Face au caractère prohibitif du taxi et de la mobylette, une dame assise dans un tricycle en attente d’autres clients et clientes face au marché central dira : « On n’a pas l’argent de moto et puis taxi aussi coûte cher [sic]. On va faire comment? »

Face à ce dilemme, la solution apportée par les autorités en charge de la mobilité au niveau gouvernemental et local est, à l’heure actuelle, le bus. C’est ce que nous le confie un responsable du service technique municipal : « Notre espoir, c’est le bus que nous venons d’introduire. C’est pourquoi nous avons opté pour un prix social ». Mais les populations ont leur point de vue sur le système d’exploitation de ces bus.

Le bus à Bobo-Dioulasso : une indisponibilité spatiotemporelle

Depuis juin 2018, les populations de la ville de Bobo-Dioulasso peuvent utiliser à nouveau des bus, notamment ceux de la SOTRACO comme moyen de transport collectif. La ville a connu, par le passé, deux expériences dans les années 1980 et 1990 à travers la Régie nationale de transports en commun (RNTC X9) et de la Société burkinabè de transport (SOBUTRANS). Ces expériences se sont soldées par des échecs dont les causes étaient liées à un manque d’accompagnement de l’État, une mauvaise gouvernance interne dans un contexte d’exploitation non rentable (Bamas, 2002) et une concurrence des taxis qui avait pratiquement le même tarif que le bus, avec en surplus, l’avantage du temps d’attente (Commune de Bobo-Dioulasso, 2018).

À la fin de l’enquête de terrain, le bus avait plus de six mois d’activité, mais le constat reste une faible affluence. À voir ces bus rouler pratiquement vides, tout porte à croire que sa longue absence dans le paysage du transport public a peut-être fait perdre le réflexe de son utilisation aux habitants et habitantes de la ville. En tout état de cause, les populations elles-mêmes ont des reproches à faire aux bus.

La première de ses plaintes concerne le temps comme nous l’indique une dame qui venait juste de prendre place auprès de nous dans un tricycle : « Les bus sont lents. Tu peux attendre plus de 30 minutes sans que le bus ne vienne. Or, les tricycles à tout moment, il y a des départs ». En plus de la longue durée d’attente, il y a la question du confort: « Toi-même, regarde l’arrêt de bus-là, sur ce soleil-là qui va s’arrêter là-bas? Souvent même, tu peux faire plus que 30 minutes pour attendre un bus ». Effectivement, en prêtant une attention particulière à ces arrêts, force est de constater qu’aucun d’entre eux n’est équipé d’un hangar (voir photo 2), laissant ainsi les éventuels clients et éventuelles clientes à la merci des évènements climatiques comme la pluie, les vents et surtout l’ardeur du soleil du domaine tropical.

Photo 2. Une station (arrêt) de bus à Bobo-Dioulasso (source : Houd Kanazoé, enquête de terrain, novembre 2018)

Comme on peut le voir sur l’image, l’absence de hangar est un élément qui traduit l’inconfort lors de l’attente du bus. On remarque également qu’aucune indication n’est donnée sur les horaires d’arrivée et de départ des véhicules. Ce qui laisse les éventuels clients et éventuelles clientes sans repère. Des études réalisées sur le recours aux bus dans la capitale Ouagadougou ont également souligné les longues heures d’attente et l’inconfort comme handicaps à l’utilisation du bus (Essone, 2012; Kafando, 2006). Force est donc de constater que les leçons n’ont pas été tirées des faiblesses du système d’exploitation de la même compagnie dans la capitale. Pourtant, une étude de marché et des rencontres entre les acteurs et actrices du projet ont bien eu lieu (Commune de Bobo-Dioulasso, 2018). La mise en circulation des bus à Bobo-Dioulasso serait-elle le fruit d’une certaine précipitation? En tout état de cause, cela fut le cas avec la défunte X9 (Bamas, 1995).

La seconde plainte des clients et clientes du bus est d’ordre spatial. En effet, il est connu que le bus fonctionne avec des arrêts à des points bien précis et définis d’avance. Cette manière d’opérer par station est jugée trop rigide par les populations. Les propos de Ouédraogo corroborent parfaitement cette opinion : « Les arrêts ne nous arrangent pas. Si ce n’est pas à l’arrêt, tu ne peux pas descendre ni monter; et si tu es loin de l’arrêt, il faut venir à l’arrêt. Mais avec le tricycle, tu descends où tu veux ». À la lumière de ces propos, le bus est jugé contraignant et manque de flexibilité ou de souplesse. Ce caractère est en plus amplifié par la distance à parcourir entre son domicile et la station. En effet, seules les voies bitumées (voir carte), pourtant très infimes, sont empruntées par le bus; cela à cause des impacts négatifs sur les coûts d’entretien qu’occasionne l’usage des voies non bitumées (Kiettyetta, 2013).

Carte 1. Distribution spatiale des stations de bus et des routes à Bobo-Dioulasso

Ces voies non bitumées sont effectivement difficiles à pratiquer surtout en saison pluvieuse, car elles sont parsemées de crevasses, même des rigoles façonnées par les eaux de ruissellement. Ce faisant, de nombreuses personnes se trouvent éloignées des arrêts. Or, le développement des villes impose des contraintes temporelles et spatiales allant au-delà des seuils de la marche et pour lesquels le recours au transport mécanisé se révèle nécessaire sinon indispensable (Olvera et Godard, 2002).

C’est donc dans un contexte où les tarifs des taxis sont prohibitifs et l’indisponibilité spatiotemporelle du bus manifeste que le tricycle a trouvé sa place au cœur du système de transport à Bobo-Dioulasso.

Le tricycle à Bobo-Dioulasso : affordance et implication d’un mode de transport original

Pour comprendre le choix du tricycle par les populations de Bobo-Dioulasso comme moyen de transport, nous avons choisi dans un premier temps de jeter un regard sur certaines anciennes pratiques ayant pu faciliter l’affordance de l’engin, c’est-à-dire son aptitude à s’adapter au contexte et à répondre aux besoins, comme moyen de transport urbain avant d’aborder la question du concept en lui-même.

L’affordance du tricycle

Les origines du phénomène

Afin de comprendre comment le tricycle a pu devenir un moyen de transport, nous allons nous intéresser prioritairement à l’engin et aux personnes qui l’utilisent. Après quelques courses en tricycle dans la ville, le premier constat que l’on peut faire est relatif au profil des passagers et passagères. Naturellement, les principaux utilisateurs et les principales utilisatrices de cet engin sont des personnes d’origines modestes dont la plupart sont issues des milieux ruraux. Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant puisque la ville Bobo-Dioulasso est la deuxième destination des migrants ruraux et migrantes rurales après Ouagadougou (Ouattara et Somé, 2006). En regardant alors les pratiques de mobilité en milieu rural burkinabè, l’on pourrait justifier comment le changement du transport de la marchandise vers le transport des personnes a pu se faire, du moins dans l’imaginaire des populations. En fait, le tricycle ressemble étrangement à la charrette si l’on remplace l’âne par la mobylette. Or, partout en milieu rural burkinabè, la charrette est utilisée surtout pour acheminer la récolte des champs vers les concessions et les produits agricoles sur les marchés hebdomadaires des villages environnants. Quelquefois, elle sert également au transport des personnes quand le besoin s’impose. Il est donc fort probable qu’une mutation a pu se faire dans l’imaginaire des Bobolais après observation des similitudes entre tricycle et charrette. D’ailleurs, les villes du Burkina Faso ne sont pas les seules à être spectatrices d’une telle mutation. Dans les villes secondaires du Sénégal telles que Touba, Saint-Louis et Thiès, la charrette, destinée dans un premier temps au transport de la récolte, a été transformée en moyen de transport des personnes en milieu urbain sénégalais dans un contexte d’absence de moyen de transport structuré (Faye, 2013).

Cependant, la date du début du transport des personnes par le tricycle à Bobo-Dioulasso reste floue. Lacina, un conducteur de tricycle, avance une indication temporelle approximative : « Nous, on a commencé à prendre les gens un peu, un peu en 2010 ». En tenant compte de la date du décret du gouvernement burkinabè sur la question, on peut conclure que le phénomène a pris de l’ampleur en 2012 à tel enseigne qu’il a fallu réglementer l’usage des tricycles. Mais de façon certaine, le contexte de l’émergence de l’activité au Burkina Faso est différent de celui de certains pays où le transport informel par motos-taxis a émergé suite à des troubles sociopolitiques (Djouda, 2014). Ici, l’affordance de l’engin est une des clés pour comprendre le phénomène.

L’affordance du tricycle : adaptabilité et adéquation aux attentes citadines.

La forme du tricycle a eu pour mérite de permettre aux populations de voir en l’engin un moyen de transport non seulement pour leur colis, mais pour elles-mêmes. La remorque du tricycle est en effet l’un des éléments importants de l’affordance ici en cours. Grâce à ses 1,70 m2 environ de surface, elle permet la prise de plusieurs personnes en plus de leur colis. Sans elle, le tricycle ne serait qu’une mobylette individuelle; de ce fait, il serait inadapté au transport collectif. C’est encore elle qui fait de l’engin un moyen de transport rentable à la fois pour le conducteur ou la conductrice par le nombre de personnes qu’elle peut contenir et, pour la clientèle, par le coût qu’il permet. À ce sujet, les dires de Traoré, un chauffeur de tricycle, nous donnent quelques détails : « Franchement, on gagne. Nos tricycles peuvent prendre entre 10 et 12 personnes à 100 francs CFA. Moi, si je mets 500 francs CFA. de carburant, je fais trois voyages »De ces propos, l’on comprend que la forme de l’engin, c’est-à-dire sa remorque avec son aptitude à être « ductile » au gré de la demande, et le fait qu’il soit une mobylette sont les raisons de son avantage économique. En tant que mobylette, il a pratiquement le même niveau de consommation de carburant; et puis, il bénéficie de la présence sur le marché de pièces de rechange à moindre coût que son homologue.

Pour les nombreuses personnes résidentes à Bobo-Dioulasso qui sont à la recherche d’un moyen de transport moins cher dans son usage au quotidien comme l’est la mobylette individuelle, le tricycle devient comme une mobylette collective puisque l’engin est avant tout une mobylette dont la remorque offre la possibilité de les transporter. Un passager répondant à une de nos questions sur son choix du tricycle comme moyen de transport explique, avec un ton résigné : « Le tricycle là, c’est moins cher. C’est 100 francs. Il y a des secousses, mais c’est moins cher. Il y a le danger, mais c’est moins cher ».

Sans dispositif de protection, car conçu initialement pour transporter des marchandises, le tricycle a conquis les cœurs des Bobolais qui ont su lire un autre potentiel que celui prévu à sa conception. En effet, toutes les affordances ne vont pas de soi et certains artefacts offrent la possibilité de réaliser des actions pour lesquelles ils n’ont pas été directement conçus. Ainsi, comme le verre qui laisse percevoir l’action de boire même sans avoir soif (Gaver, 1991), le tricycle facilite le transport d’une dizaine de personnes. Selon Gaver (1991), ce type d’affordance d’un artefact qui est indépendante des intentions de la personne qui perçoit est cachée contrairement à celles qui sont visibles; la condition étant que l’information à propos de cette fonction ne soit pas disponible : « Si aucune information n’est disponible pour une affordance existante, elle est cachée et doit être déduite d’autres preuves » (Gaver, 1991, p. 2, notre traduction).

Par ailleurs, le tricycle, la mobylette collective, en plus de permettre un déplacement à moindre coût, emprunte toutes les voies de la ville, quelle que soit leur nature, quel que soit leur état. Il a donc une meilleure couverture spatiale que le bus qui est pourtant au cœur de la stratégie de mobilité des autorités. En outre, la grande fréquence de passage des tricycles vient alors définitivement consolider cet avantage.

En dehors de toute considération, ce sont les caractéristiques de l’engin (sa forme et son coût d’utilisation), en accord avec les réalités économiques des populations, qui ont fait de lui un moyen de transport populaire. Cela dénote d’une volonté des populations de se forger par le bas une vie urbaine qui leur est propre eu égard au modèle proposé par les autorités urbaines. C’est une manière de faire imprimer une autre dynamique à la ville et au quotidien des populations.

Les implications d’une affordance cachée

Le tricycle : un moyen de transport économiquement, spatialement et socialement intégrateur

Grâce à tous ces avantages, le tricycle dessert toute la périphérie, devenant ainsi un puissant facteur d’intégration des différents espaces de la ville à l’économie locale; donc, un facteur inclusif. En effet, les personnes aux revenus modestes, les travailleurs et travailleuses du secteur informel, c’est-à-dire les vigiles, les cireurs de chaussures, les vendeurs et vendeuses ambulant·e·s peuvent désormais assurer, grâce au tricycle, cette mobilité pendulaire entre une périphérie sans opportunité économique et un centre siège des activités administratives et économiques, donc lieu de concentration de la ressource économique. Le contraire, c’est-à-dire l’utilisation du bus et surtout du taxi aurait certainement exclu plus d’une personne dans la course vers l’accès aux ressources qu’offre la ville. C’est ce que pense Traoré au sujet de petites commerçantes qui travaillent en particulier : « Les bénéfices-là sont très faibles, donc si elles devaient prendre les taxis, elles ne pourraient pas faire leur commerce ».

Principales utilisatrices des tricycles, les femmes semblent entretenir une relation singulière avec le tricycle à Bobo-Dioulasso; ce qui ne manque pas d’animer beaucoup de débats sur leur supposé manque d’attention ou de négligence sur leur sécurité. Il est vrai que les réponses que ces femmes donnent laissent penser à une forme de fatalité ou de négligence : « même les remorques qui ont plusieurs roues-là tombent. Ce n’est pas le tricycle qui a trois roues qui ne va pas tomber ». L’analyse mérite cependant d’être un peu poussée. Au-delà de la simple vue d’une fatalité, il faudrait plutôt voir ici l’expression d’un choix socio-économique.

Nous empruntons les tricycles pour pouvoir économiser, c’est vrai. Quand tu prends un tricycle aller-retour, ça fait 200 francs. Or, le taxi, ça fait 600 francs. Donc, tu économises 400 francs par jour. Avec ça, nous faisons nos tontines. Ici à Bobo, toutes les femmes sont dans des « tons[5] ». On cotise pour se soutenir dans les mariages et les baptêmes. Nos maris ne peuvent pas toujours nous donner de l’argent pour chaque baptême ou mariage parce que nous sommes nombreuses. Donc, il faut avoir de l’argent pour participer aux tons. Sinon personne ne viendra à ta cérémonie; et ça, c’est la honte. Ça prouve que tu n’es pas une bonne personne.

Nombre de ces femmes doivent donc faire un choix entre celui d’arrêter une activité à faible bénéfice avec toutes ses conséquences, comme la dépendance à un mari ou encore le risque d’une exclusion d’une vie sociale, faite de contribution régulière en argent ou en nature, aux évènements sociaux (mariages, baptêmes) et la prise du tricycle s’accommode conséquemment à leur mode de vie. De façon inéluctable, de nombreuses femmes font le choix du tricycle avec tous ces risques.

Par ailleurs, il est traditionnellement connu que la marche ou le vélo, à défaut des autres moyens de transport, engendrent une restriction de l’espace de mobilité, surtout pour la femme (Olvera et Plat, 1996; Boyer et Delaunay, 2017; Yaye, 2014). La connexion de la périphérie par les tricycles à un coût réduit permet ainsi à de nombreuses personnes, notamment les femmes d’augmenter leur espace de vie; donc, de s’intégrer économiquement et socialement et d’avoir accès aux ressources urbaines matérielles et immatérielles. Le tricycle est par conséquent une solution à l’injustice sociale suscitée par les extensions urbaines et la situation économique des individus. En effet, le dénuement économique s’accompagne d’empêchement de se mouvoir (Boyer et al., 2016) qu’il convient à chaque individu de cehrcher à échapper. Ainsi, si dans la capitale où les opportunités économiques sont plus élevées, le taux d’équipement en vélos des femmes est 1,4 fois plus faible que celui des hommes; un rapport qui passe à 2,1 pour les motos et à 2,7 pour les voitures (Boyer et al., 2016). Il est tout à fait logique d’assister à la forte propension des femmes de Bobo-Dioulasso à recourir aux tricycles.

Le tricycle : un régulateur de tension sociale

D’une manière plus globale, la présence des tricycles, à l’image des autres activités dites informelles, contribue à dynamiser l’économie de la ville en offrant de l’emploi, en particulier aux jeunes issu·e·s de l’exode rural. Face à leurs afflux et au chômage qui les affecte, être conducteur de tricycle, ne nécessitant aucun niveau d’instruction, encore moins un permis de conduire (dans la pratique), s’avère être l’une des meilleures opportunités qui s’offre à cette catégorie. Cela est d’autant plus vrai encore pour ceux et celles qui sont en dehors des circuits d’insertion de toute activité professionnelle. En guise d’illustration, les motos-taxis avaient généré 60 000 emplois à Cotonou en 2000 et 22 000 autres emplois à Douala en 2004 (Godard, 2008).

Combattu pour avoir opté de transporter des personnes au lieu des marchandises, Bazié un chauffeur de tricycle, s’exprime sur les enjeux de la résistance face aux autorités : « Pour nous, il est préférable que les autorités-là nous tuent au lieu de dire qu’elles vont arrêter les tricycles. S’elles suppriment, on ira faire quel travail? C’est mieux qu’elles nous tuent ». Pour ces jeunes, l’enjeu est de taille puisque, selon leurs dires, « il n’y a pas de marchandises à transporter ».

Cette phrase, plus qu’un simple prétexte, est symptomatique d’une faiblesse des pouvoirs publics. En effet, les autorités n’ont pas réussi à imposer le Port sec[6] comme unique centre de décharge de marchandises par les poids lourds, et par voie de conséquence, limiter leur accès au centre-ville où sont localisés de nombreux entrepôts. Cette politique qui vise à décongestionner le centre-ville notamment les alentours du marché central devait en principe fournir de la marchandise à transporter aux tricycles. Or, l’endroit reste encombré par les remorques en déchargement mettant, à nu l’incapacité d’une municipalité, et plus généralement, du ministère en charge du transport et de la mobilité à faire fonctionner une planification urbaine. Du même coup, cette situation prive les tricycles de marchandises dont le transport leur est permis.

Mais le plus intéressant est que la survie du tricycle transportant des personnes entraîne la survie d’autres activités interdépendantes, ainsi que celle des acteurs et actrices de ces secteurs. C’est particulièrement le cas des commerçants et commerçantes, des mécaniciens de tricycle qui, ayant vu leurs intérêts menacés, se sont joint·e·s aux chauffeurs de tricycle pendant les manifestations de protestation contre l’interdiction de transporter des passagers et passagères en août 2018. C’est ce qu’indique l’un des chauffeurs de tricycle : « Lors de notre grève, même les commerçants et les mécaniciens sont sortis ».

L’interdépendance en question est profitable aussi à la municipalité qui non seulement collecte des taxes auprès de ces commerçants et des mécaniciens, exerçant leur activité en toute légalité, mais, par ricochet, elle couve une tension sociale liée au chômage. Ainsi, secteur informel et secteur formel, activité non légalisée et activité légale s’interpénètrent pour permettre à la ville de fonctionner tant sur le plan économique que sociale; toute chose qui aurait été autrement si les règles d’une urbanisation eurocentrique devaient être respectées. C’est peut-être fort de ce constat que la police et la municipalité laissent faire, ou du moins tolèrent l’activité en réalisant que des actions très ponctuelles.

Le tricycle : révélateur d’une gouvernance faible ou d’une population forte

D’un point de vue de la gouvernance, l’affordance cachée du tricycle suscite une question, celle de savoir pourquoi les autorités en charge n’arrivent-elles pas à mettre fin à cette pratique comme le prévoit le décret de 2012? Est-ce par faiblesse d’une gouvernance ou à cause de la force de la population.

Si l’on s’en tient aux réponses apportées, on penche pour la seconde hypothèse. Il semble que la population est de plus en plus défiante vis-à-vis de l’autorité, plus précisément de l’action municipale; la faute à une gestion chaotique faite de corruption et de scandale. D’ailleurs, lors de l’insurrection populaire d’octobre 2014, l’un des faits marquants a été l’incendie de la mairie centrale et des domiciles privés des maires d’arrondissement, appartenant au parti au pouvoir d’alors. Selon Hagberg et al., (2018), ces actes sont une preuve que l’action municipale dans cette ville était très controversée. Conscient·e·s du fossé engendré et de la capacité de réaction des populations, les nouveaux dirigeants et dirigeantes font preuve de fébrilité d’autant plus que les dernières interventions de la police ont entraîné des blessés par balles. Ce qui a suscité de forts remous. Selon un responsable de la police en charge de la mobilité, une autre raison de la fébrilité des autorités municipales serait liée aux questions électorales : « Quant au tricycle, il y a un arrêté qui interdit la prise de passagers. Mais il y a comme un manque de volonté politique pour arrêter le phénomène. Comme on le dit, il y a les textes et la réalité. Les politiciens pensent à leur électorat et trouvent aussi que c’est un moyen pour les jeunes d’avoir de l’emploi. » Une interdiction du tricycle avec tous les avantages qu’il procure aux populations pourrait peut-être créer des pertes de voix, notamment celles des jeunes conducteurs de tricycle, des femmes qui l’empruntent, et probablement, de tous ceux et toutes celles dont l’activité est liée au tricycle. Par conséquent, pour ne pas perdre cet électorat, les autorités sont dans une obligation de laisser-faire ou de rendre invisible cette pratique, comme elles le font déjà pour les habitats spontanés, ces « blancs de carte », désignés ainsi par Robineau (2014), car ne figurant pas sur les plans de la ville; donc, invisibles pourtant physiquement présents dans l’espace urbain.

Conclusion

La mobilité par le biais du tricycle, vue sous l’angle de l’affordance comme outil pour éviter des cadres d’analyse dominants, donne des renseignements intéressants sur les déterminants d’un choix de mobilité par les populations; choix opéré en fonction des avantages que procure l’engin à ses utilisateurs et utilisatrices.

Le tricycle, à l’image de la mobylette, possède des caractéristiques plus adaptées au contexte bobolais. Grâce à sa remorque à fort potentiel en matière d’affordance, le tricycle, dans sa manière d’opérer, est flexible, spontané, spatialement et économiquement intégrateur. Par ces caractéristiques, il devient un puissant élément d’une urbanité et d’une économie inclusive depuis la possibilité d’emploi généré, à l’accessibilité aux espaces isolés par le bus et le taxi en passant par sa transversalité, c’est-à-dire sa capacité à faire fonctionner d’autres secteurs d’activités connexes.

Bien qu’étant largement vulgarisé en psychologie, la notion d’« affordance » a le mérite de pouvoir aider à envisager autrement l’analyse des questions urbaines africaines. Cette approche donne l’occasion de faire des études en se plaçant du côté de celui ou celle qui regarde un objet, et non du côté de celui ou celle qui apprécie le lien qui devrait être établi entre ces deux parties impliquées. Étant à la recherche d’un moyen de transport moins coûteux et ayant une meilleure couverture spatiotemporelle, les populations ont su détecter les atouts d’un tel moyen de locomotion.

Ce jeu de retournement de perspective est à considérer pour comprendre les logiques des populations, trop souvent éloignées des cercles de prise de décisions. En se positionnant du point de vue des populations, l’on peut percevoir à travers l’usage du tricycle l’expression de l’espérance; celle de montrer à l’autorité à quoi devrait ressembler un système de transport collectif, sur le plan de son fonctionnement à la fois dans le temps et dans l’espace. Un tel dispositif devrait être moins coûteux, spontané, flexible, rapide et pourvu d’une grande couverture sur la périphérie et les voies non bitumées.

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  1. Le terme peut être traduit en français comme la capacité de suggestion (France Terme. 2021).
  2. L’enquête a été réalisée dans le cadre d’une thèse en cours à l’Institut des études africaines de l’université de Leipzig et rattachée à un projet de recherche dénommé « Doing the city ». Elle s’est faite en deux phases, la première allant de mars à avril 2018 et la seconde de septembre 2018 à février 2019.
  3. Par manque de données officielles, les effectifs totaux considérées sont ceux déclarés par les syndicats pour le taxi et par quelques responsables de tricycle.
  4. La quasi-totalité des taxis de la ville ne dispose pas d’assurance à cause de l’usage du gaz comme carburant après une modification artisanale de la mécanique du véhicule.
  5. Organisation de femmes à des fins de solidarité et d’entre aide. L’une de leurs activités principales est la tontine. Dans plusieurs pays d’Afrique, la tontine désigne une « association de personnes versant régulièrement de l’argent à une caisse commune dont le montant est remis à tour de rôle à chaque membre » (DDF, 2021).
  6. Une plateforme permettant de faciliter les échanges commerciaux. Elle regroupe en seul lieu loin de la côte tous les services portuaires, c’est à dire la douane, le fret, zone sécurisée pour le transit des camions et des conteneurs 

Pour citer cet article

Kanazoé, Houd. 2022. L’affordance comme outil pour comprendre la mobilité dans une ville africaine : le cas de Bobo-Dioulasso (Burkina Faso). GARI. Recherches et débats sur les villes africaines, 2(1), en ligne. DOI : 10.46711/gari.2022.2.1.3

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https://dx.doi.org/10.46711/gari.2022.2.1.3