Les transports artisanaux en Afrique urbaine à l’heure de la technologie digitale et de la durabilité

Evariste Massamba FAYE

 

Introduction

En Afrique, le problème de la mobilité et du transport urbains se pose aujourd’hui avec acuité en raison de l’urbanisation exponentielle et très souvent incontrôlée du continent. Dans la plupart de ses grandes villes, en marge des transports publics institutionnels lacunaires, un modèle artisanal continue de se développer comme solution de remplacement. Ce transport en général informel est bien ancré dans le décor urbain africain et se confronte à l’heure actuelle à la question du paradigme de la ville durable.

Ce modèle qui se veut un cadre d’innovation, de réinvention et de restructuration de tous les secteurs de la vie urbaine, y compris celui des transports artisanaux, s’érige progressivement en nécessité. Il s’inscrit dans une vision holistique et une dynamique systémique. Une telle démarche promeut in fine l’essor d’une ville moderne à la qualité de vie agréable et durable; donc, desservie par un système de transport en commun efficient et pérenne.

L’objectif de cet article est donc d’analyser les effets, l’influence et le rôle catalyseur de ce mode de transport dit « artisanal » qui dessert de plus en plus les grandes villes africaines.

À cet effet, la présente étude se fonde principalement sur une revue détaillée et une étude critique de la littérature scientifique à notre disposition. Cette démarche se structure de manière succincte autour de deux points fondamentaux :

(i) un état des lieux du transport artisanal et du modèle ville intelligente durable en Afrique, ainsi qu’une revue de leur conceptualisation;

(ii) une analyse des enjeux et des défis des transports artisanaux face à ce paradigme s’appuyant sur une vision systémique et holistique de la ville.

Les transports artisanaux en Afrique urbaine : état de l’art

Approche descriptive et problématique de gestion d’un mode de transport urbain

Les transports artisanaux occupent une place prépondérante dans les systèmes de transport de la quasi-totalité des villes africaines. En l’absence de réseaux de transport en commun officiels de qualité et en nombre suffisant, ces modes de transport public se sont ainsi imposés. Sur la figure 1, ils sont prédominants dans le système de transport de toutes les villes répertoriées (le vélo et la marche étant exclus). Dans certaines villes, ils représentent même plus de 50 % de la mobilité urbaine (Dakar, Abidjan) ou 70 % (Accra).

Figure 1. Répartition modale de la mobilité et des transports dans différentes villes africaines (Chenal, 2016, p. 39, Source : UITP Millenium cities database, 2011)

Il existe plusieurs définitions du concept de « transport artisanal ». Godard en donne une description détaillée.

Le transport artisanal[1] désigne l’exploitation à une échelle individuelle de véhicules de transport public dont la propriété est atomisée, c’est-à-dire répartie entre de nombreux propriétaires. Cette exploitation peut s’intégrer dans des règles collectives plus ou moins contraignantes élaborées par des organisations professionnelles. Il peut y avoir une certaine concentration de la propriété, de sorte que le cœur de la définition doit reposer sur les modalités d’exploitation des véhicules dont la responsabilité est confiée largement au chauffeur, qui apparaît aussi comme un gestionnaire de terrain dans les cas nombreux où ce n’est pas le propriétaire qui conduit son véhicule (Godard, 2008, p. 1).

Cette définition permet de dégager trois principales caractéristiques attachées à la notion de « transport artisanal ». Premièrement, il s’agit d’une exploitation entreprise par un individu, ce qui l’oppose à une démarche collective de type société. Deuxièmement, le dispositif du transport artisanal ne pose de problème d’incompatibilité avec l’organisation de la profession dans la mesure où il « peut s’intégrer dans les règles collectives » (Godard, 2008). Troisièmement, ce sont surtout les modalités d’exploitation des véhicules qui déterminent la nature de cette activité. Ainsi, pour Stucki « le transport artisanal désigne les services de transport public assurés par des opérateurs privés informels qui exploitent des véhicules de petite à moyenne capacité (motos-taxis, taxis collectifs, minibus, etc.) » (2016, p. 4). Son mode de fonctionnement fortement imprégné d’informalité, c’est-à-dire hors des règles, présente des similarités saillantes d’une ville africaine à une autre. Selon Ferro, Breuil et Allaire (2015, p. 17), il est basé sur une offre précaire et volatile. L’atomisation de la propriété et la fragmentation générale du secteur en sont les points de description focaux. Sa logique artisanale repose de ce fait sur l’exploitation d’un seul ou d’un nombre réduit de véhicules, de façon indépendante du reste des services existant dans le réseau, à la différence de celle du transport public institutionnel, basé sur une optimisation de l’exploitation d’un nombre important de véhicules en congruence avec le reste du réseau des transports en commun. Ces mêmes auteurs et autrices notent aussi que les études portant sur la profession révèlent sa structuration en trois niveaux : les conducteurs ou conductrices; les propriétaires de véhicules et les associations ou les coopératives, regroupant propriétaires et/ou conducteur·rice·s, qui peuvent jouer un rôle très important dans l’organisation du secteur en développant une structure très hiérarchique.

Ce mode de transport public est donc bel et bien régi par des règles internes que ses protagonistes ont mises en place. Sauf que dans la pratique, ces règles ne sont pas très souvent respectées; elles sont contournées, comme l’atteste Faye (2013, p. 188). Ces importants manquements laissent largement le champ libre à une désorganisation généralisée et à une gestion chaotique basées surtout sur la débrouillardise et l’improvisation auxquelles ce type de transport est fréquemment en proie.

Selon les pays et les villes, les véhicules en usage dans ce mode de transport sont très souvent « âgés et sur-utilisés » (Ferro et al., 2015, p. 22). Le terme local pour les désigner dérive soit du tarif (daladala, matatu[2]), soit de leur rapidité (foula-foula, car rapide); pour d’autres, suivant leur manque de confort et de sécurité ou de leur vétusté (mammy-wagon, alakabon), ou de leur caractère illégal (clandos, black taxi), ou encore de leur terme fonctionnel (taximetro, taxibus) (Godard et Teurnier, cités par Marche, 1998, p. 17). Ce sont à la fois des véhicules motorisés et non motorisés.

Les véhicules motorisés, à l’instar des autobus, des midibus ou minibus, des microbus, des taxis collectifs ou individuels, des motos-taxis à deux ou trois places, etc., sont de loin les plus répandus. Dans la plupart des grandes villes africaines, plusieurs de ces types de véhicules sont utilisés. Certains le sont plus que d’autres. La prévalence dans l’usage de ce type de véhicule diffère en fonction des villes et surtout des moyens financiers des propriétaires. Par exemple, dans une ville comme Dakar, l’essentiel du transport artisanal est constitué de minibus appelés « cars rapides », de taxis individuels et de taxis collectifs dits « clandos ». Ils desservent les quartiers de la capitale sénégalaise et sa banlieue. À Nairobi, le transport artisanal repose surtout sur les matatus (minibus ou midibus) et les taxis (Marche, 1998, p. 20-21). En Afrique du Nord et méridionale, les transports artisanaux se limitent notamment aux taxis collectifs dans les villes de Casablanca, de Rabat et/ou aux minibus à Tunis, à Sfax et à Maputo. À la différence du reste du continent, dans ces grandes villes d’Afrique du Nord et du Sud, les transports en commun réguliers sont bien présents (Stucki, 2016, p. 19-20) et concurrencent les moyens artisanaux. Quant aux motos-taxis, leur prévalence est surtout notée dans certaines villes d’Afrique occidentale et centrale, comme Ouagadougou, Ndjamena, Cotonou et Porto Novo, Lomé, Niamey, Douala, Lagos, etc. (Diaz Olvera, Plat, Pochet et Sahabana, 2010, p. 3).

Les véhicules non motorisés concernent notamment les hippomobiles dont les calèches et les charrettes, mais aussi les cycles-rickshaws que l’on trouve surtout dans les villes asiatiques où ils « jouent un rôle principal » (Ferro et al., 2015, p. 12), les pirogues sans moteur, etc. Au Sénégal, les calèches et/ou les charrettes sont beaucoup utilisées pour le transport des personnes et/ou des marchandises. C’est le cas des villes de Thiès, de Touba ou de Saint-Louis où ces dernières, en raison de leur souplesse et de leur prix abordable, sont très prisées par les ménagères, notamment dans les marchés et les périphéries urbaines difficilement accessibles (Faye, 2013, p. 21). Ces véhicules ont l’avantage d’être non polluants pour l’atmosphère ou très peu.

Ainsi, de Tunis jusqu’au Cap en passant par Dakar et Djibouti, les transports artisanaux sont très présents et déterminants dans la sphère de la mobilité en Afrique. Ils sont caractéristiques du panorama urbain africain et continuent de se développer.

Caractéristiques fonctionnelles d’un mode de transport et impacts sur le système urbain

Globalement, les transports artisanaux sont bien intégrés dans les modes de vie des sociétés urbaines africaines qui les plébiscitent en dépit de leur rusticité et de leur frugalité souvent caractéristiques. Ce plébiscite émane sans aucun doute des nombreux avantages que ces transports présentent. Sakho, Chenal et Kemajou (2017, p. 17) identifient quelques éléments qui font leur succès : la diversité des moyens proposés (du minibus à la calèche via le taxi et la moto-taxi…), l’adaptabilité et la rapidité de leurs services. De même, Ferro et al. (2015, p. 13) leur concèdent, dans leur fonctionnement interne, des avantages liés à la forte flexibilité des services (par rapport aux zones desservies, aux horaires d’exploitation et de fréquences) et à la facilité à répondre à de nouvelles demandes et à modifier les services selon les nouveaux besoins des usagers et usagères, en plus de leur faible coût pour la collectivité.

Au-delà de pallier fortement les énormes déficits en transport public des villes du continent, leur important rôle dans l’économie urbaine ne peut être dénié; ce que ne manque pas de souligner d’ailleurs Stucki : « dans la plupart des villes africaines aujourd’hui, le secteur du transport artisanal représente une force sociopolitique et économique importante mais complexe » (2016, p. 19). Ce mode de transport fait travailler un certain nombre de personnes et corollairement fait vivre leur ménage. En créant et en distribuant ainsi de la richesse, il contribue activement à la vie économique des villes. Pour Sakho et al. (2017, p. 9, 18), ce sont des opportunités de revenus pour une population non qualifiée, ses entrepreneurs et entrepreneuses ayant su flairer dans la demande non satisfaite une occasion commerciale à saisir.

Ainsi, du point de vue social, le transport artisanal « mobilise aussi un grand nombre d’emplois qui permettent une insertion urbaine à plusieurs catégories de travailleurs dans un contexte de chômage important » (Godard, 2008, p. 6). Parallèlement, ce type de transport en commun bénéficie surtout aux populations les plus modestes. En général, les tarifs modiques qu’il propose en échange des services offerts leur sont accessibles. En outre, dans ce secteur, l’informel a bien pris ses marques. Il s’est pratiquement érigé au fil du temps en une norme. Ce qui, du reste, ne le prive nullement de ce rôle de support socioéconomique pour l’Afrique urbaine. En effet, selon le PNUD[3] (2016, p. 16), certaines villes reconnaissent, dans ces entreprises informelles, des moteurs essentiels de la croissance et des prestataires de biens et services, en particulier pour les pauvres. Elles leur permettent, ainsi qu’aux migrants et migrantes, à d’autres groupes marginalisés, de gagner leur vie et de s’assimiler dans la cité. Ceci même si dans cet accès facile à l’emploi, la précarité est toujours à l’affût (Ferro et al., 2015, p. 25).

Malheureusement, ces importants apports et rôles positifs sont ternis par les nombreux problèmes de développement urbain que ces modes de transport en commun cautionnent. Plusieurs auteurs et autrices, comme Godard (2008), Stucki (2016), Faye (2013) et Hemchi (2015) en font mention dans leurs travaux de recherche.. Succinctement, ces travaux leur reconnaissent des dysfonctionnements.

Le premier élément dysfonctionnel est d’ordre environnemental et sanitaire : en raison des pollutions atmosphériques et sonores importantes et des rejets de gaz à effet de serre auxquels ils contribuent fortement avec les autres types de transport motorisé. Le type de véhicule en usage et son ancienneté (Godard, 2008, p. 4; Stucki, 2016, p. 23; Faye, 2013, p. 192), la mauvaise qualité du carburant utilisé, la densité des arrêts et redémarrages pour charger des clients et clientes (Godard, 2008, p. 4), aggravent ces nuisances. Ce sont des contraintes environnementales fort déterminantes.

Le deuxième élément de ce mauvais fonctionnement relève de la gouvernance et de la gestion. La prédominance de l’informalité – des pratiques en marge des règles – y est pour beaucoup. Sakho et al. parlent de « micro-initiatives dites informelles qui ne sont pas réellement encadrées et mises en cohérence par l’État et dont les nombreux dysfonctionnements donnent une impression globale de désordre » (2017, p. 9). Faye fait également remarquer que ces « transports dits “informels” fonctionnent aux marges de la légalité en se dérobant de la réglementation en vigueur » (2013, p. 188-190) et que les pouvoirs publics sont incapables de réguler le secteur. Aussi, à la faible implication de différents protagonistes de la gestion constatée par l’hôtel de ville de Ndjamena que rapporte Hemchi (2015, p. 10) dans son analyse s’ajoutent le laxisme et l’indiscipline ou l’incompétence de ceux et celles qui gèrent effectivement. Une situation qui conduit à de nombreux manquements dont, entre autres, un non-respect des règles élémentaires du Code de la route, une désorganisation de l’espace routier aggravée par les arrêts inopinés de services, un contrôle technique inadéquat des véhicules (Stucki, 2016, p. 21), ou une absence de celui-ci, de la corruption et d’autres pratiques illicites dont des « péages policiers » (Faye, 2013, p. 188).

Le troisième facteur explicatif du dérèglement concerne la sécurité routière et la qualité des services offerts dans l’ensemble. Ces problèmes sont en particulier liés à la piètre qualité des infrastructures routières africaines, à la vétusté et la médiocrité des véhicules utilisés, ainsi qu’aux problèmes de gouvernance et de gestion du secteur évoqués ci-dessus. Hemchi (2015, p. 10) dans son étude des motos-taxis de Ndjamena mentionne leur part importante dans les accidents qui surviennent en ville et le risque élevé encouru en louant leur service (accident, poussière, chaleur…). De même, en analysant les systèmes de transport dans plusieurs villes africaines Stucki (2016, p. 23) a globalement identifié les mauvaises conditions de sécurité routière au premier rang des externalités négatives les plus visibles et problématiques liées aux transports.

Ces importants dysfonctionnements qui marquent les transports artisanaux et le système de transport en général affectent négativement les villes africaines. Une situation propice au désordre, voire au chaos urbain qui contribue fortement à l’asphyxie progressive observée dans ces villes. Ceci parce que « le mode de transport influence considérablement le territoire dans lequel il va se déployer » (Chenal, 2016, MOOC, vidéo, ma propre transcription). Stucki fait remarquer judicieusement qu’en Afrique « la plupart des villes se sont développées autour des transports individuels en réponse à des structures de gouvernance déficientes » (2016, p. 11). Plus loin dans son analyse, il ajoute :

L’histoire urbaine récente du continent se caractérise par une croissance rapide et anarchique des territoires – essentiellement sous forme de quartiers spontanés ou illicites qui s’étendent en périphérie des villes – conjuguée à un déclin des systèmes réguliers de transport et à l’apparition de services de transports informels. Ces pressions accrues ont mis à rude épreuve les infrastructures routières et les systèmes de transport existants (Stucki, 2016, p. 25).

L’important déficit en organisation et en réglementation caractéristique du transport artisanal le paralyse fortement. L’impuissance des autorités à réguler ce secteur atteste de la banalisation et de l’acceptation de l’illégalité.

Toutes ces insuffisances et failles d’ordre juridico-institutionnel s’imbriquent dans un véritable cocktail qui gangrène les villes africaines et leur imprime une atmosphère de no man land, de territoire sans loi. Ils participent fortement à la déstructuration de leur système urbain.

En somme, les villes du continent souffrent beaucoup de leur système de transport public inefficace et inefficient qui repose en grande partie sur un transport artisanal, confronté à de nombreux déficits et défaillances. Cette réalité « entrave considérablement la mobilité et l’accès aux activités sociales et économiques […] tout en augmentant également la pollution, les risques d’accident de la route et les coûts de prestation des services publics » (PNUD, 2016, p. 10).

Transports artisanaux en Afrique urbaine face à la durabilité et à la technologie digitale

Aujourd’hui, les transports artisanaux des villes africaines doivent compter avec le paradigme « ville durable »; un modèle très en vogue et qui bouscule les habitudes issues de ce mode de transport. Depuis son apparition, ce paradigme ne cesse non seulement de se confirmer comme une nécessité, mais aussi de se diffuser à travers le monde. De plus, l’avènement des technologies de l’information et de la communication a fini par corroborer son caractère inéluctable, la nécessité de sa mise en œuvre, prenant corps dans le concept de « ville intelligente », dans la droite ligne de ses idéaux.

L’Afrique au rythme du paradigme « ville intelligente durable »

En ce XXIe siècle, le paradigme « ville durable » captive la conscience internationale. Il interpelle dans sa capacité à réinventer les villes du monde et plus particulièrement celles d’Afrique, en proie à d’importantes difficultés de développement.

Le concept de ville durable est apparu il y a une quinzaine d’années dans le sillage de celui de développement durable à la suite de la conférence de Rio de 1992. C’est un idéal de ville à atteindre, reposant selon Emilianoff sur trois aspects : la capacité de se maintenir dans le temps, une bonne qualité de vie équitable en tout lieu, et la réappropriation d’un projet politique collectif (Sakho et al., 2017, p. 39).

L’ONU-Habitat[4] qui est à l’heure actuelle l’une des principales structures dépositaires dudit paradigme en donne l’acception suivante : « Un processus de développement urbain qui respecte les principes de développement durable à la fois dans sa dimension sociale, économique et environnementale et en incluant des modes de gouvernance ouverts à la société civile » (ONU-Habitat, citée par Sakho et al., ibid.).

De nombreuses villes dans le monde sont dans cette dynamique de durabilité. Une dynamique que renforce l’avènement des Technologies de l’information et de la communication (TIC) utilisées comme moyen ou support à cet effet. L’expression anglaise « smart city », traduite en français par « ville intelligente » est polysémique et très controversée pour ce qui est de sa définition. Mais selon Breux et Diaz, un présupposé commun se dégage toutefois : « la “ville intelligente”  est une ville pilotée par les données » (2017, p. 7). La Commission de la science et de la technique au service du développement de l’Organisation des Nations unies (ONU) en déduit ainsi que

Dans une ville intelligente, l’un des principaux avantages procurés par les TIC est de pouvoir obtenir et partager des informations en temps voulu. Si ces informations sont communiquées en temps réel et sont exactes, des mesures peuvent être prises avant qu’un problème ne prenne de l’ampleur (ONU, 2016, p. 7).

 Cela contribue à la concrétisation de cet idéal de la ville durable à la qualité de vie agréable et qui facilite le quotidien de ses citadins et citadines grâce à la technologie digitale. Un objectif que s’assigne la ville intelligente et qui seul doit être le sien. La ville intelligente se veut donc un outil au service de la ville durable. Une approche que l’Union internationale des télécommunications (UIT) précise en spécifiant les objectifs de cette ville :

Une ville intelligente et durable est une ville novatrice qui utilise les TIC et d’autres moyens pour améliorer la qualité de vie, l’efficacité de la gestion urbaine et des services urbains ainsi que la compétitivité, tout en respectant les besoins des générations actuelles et futures dans les domaines économique, social et environnemental (UIT, 2021, paragr. 2)

En Afrique, ce mouvement s’invite avec force; il est censé donner un nouveau tournant à la ville pour la rendre viable, vivable et durable. Ses cités tentent difficilement et tant bien que mal de l’intégrer et de le mettre en application. En effet, la plupart des pays africains adhèrent aux principes et ils sont signataires des différentes conventions-cadres des Nations unies sur le développement durable depuis la conférence de Rio de Janeiro en 1992. C’est à la suite de cette conférence que les États signataires ont été appelés à inviter leurs collectivités locales à élaborer des agendas 21 locaux, c’est-à-dire des plans d’actons pour promouvoir leur développement durable. Grâce à cet engagement international, de nombreuses villes africaines ont théoriquement intégré aujourd’hui cette démarche de durabilité urbaine dans leur stratégie. Ce sont en général des résolutions, des décisions, des recommandations, des amendements et des règles consignés dans des documents administratifs par les autorités citadines africaines pour rendre leurs villes respectueuses de l’environnement. Ces textes leur servent alors de levier d’action. Mais dans la pratique, la mise en œuvre de ces décisions se révèle beaucoup plus difficile et complexe. Les actions ou les projets en faveur de la ville durable ont très souvent du mal à se concrétiser. Une réelle contrainte qui exige une solution urgente et définitive. Parmi les appuis sur lesquels le continent peut compter, les TIC offrent un ensemble de solutions pouvant être d’un grand apport.

Aujourd’hui, dans une Afrique qui se numérise à grande vitesse, les autorités citadines africaines doivent compter avec le numérique dans leur stratégie d’incitation à la ville durable et à son édification. La technologie digitale s’incruste dans toutes les activités. Elle influe de plus en plus la gouvernance, la gestion urbaine, les modes de vie et les comportements. Cette numérisation progressive du continent ouvre la voie à la ville intelligente. En même temps, elle redynamise et renouvelle la durabilité urbaine. Désormais, les possibilités de voir émerger des villes intelligentes et durables africaines ne relèvent plus de l’utopie. Selon Guillemin, le continent africain est sur le point de devenir un champ de déploiement de la ville intelligente :

L’Afrique est […] en passe de devenir le plus large marché du globe pour la ville intelligente, suscitant l’intérêt des industriels du monde entier. […] Sur le continent africain, la ville intelligente n’est pas simplement un moyen d’optimiser la vie urbaine. Elle doit surtout permettre le déploiement rapide, et à moindre coût, de services essentiels (Guillemin, 2017, p. 11).

Interrogé par Guillemin, Philippe Baudouin, responsable à l’institut IDATE de Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE), affirme que « la smart city est une réponse à la problématique de la forte urbanisation des villes africaines. Ces dernières doivent rapidement moderniser leurs infrastructures pour répondre à des besoins fondamentaux » (Baudouin, cité par Guillemin, 2017, p. 11).

Cet outil ville intelligente se projette ainsi d’œuvrer pour des cités afro smart qui répondent aux attentes de leurs citadins et citadines. C’est une réelle opportunité pour le continent, qu’elle soit voulue ou imposée. Les moyens sont à sa portée et tout n’est que question de volonté politique et citoyenne quant à sa mise en œuvre. Une démarche qui se planifie sur le court, moyen et long terme vu les nombreux et graves problèmes de développement auxquels les villes africaines sont confrontées.

Tous les secteurs de la ville et ses habitants et habitantes sont concerné·e·s, et singulièrement celui de la mobilité qui comprend le transport artisanal. Dans ce domaine, le paradigme « ville durable » interpelle un système de transport intelligent et durable. Dans cette optique, une modernisation et une restructuration du transport artisanal en l’occurrence s’avèrent nécessaires.

Le paradigme ville durable en Afrique: un atout pour une modernisation, une efficience et une durabilité des transports artisanaux urbains, enjeux et défis

Les nombreux problèmes de développement urbain dont souffrent les transports artisanaux africains imposent de les moderniser et de les rendre efficients. Ces dernières décennies, des politiques et des entreprises allant dans ce sens n’ont pourtant pas manqué en Afrique. Des villes ont initié et mis en œuvre des projets ou des programmes de renouvellement du parc de leurs véhicules de transport artisanal; d’autres ont entrepris des projets d’amélioration ou de professionnalisation du secteur. En 2008, la ville d’Accra a engagé un ambitieux programme d’amélioration progressive de ses minibus appelés « trotros » avec comme objectif final de construire un réseau pour chaque type de véhicule (minibus, bus et un BRT – Bus Rapid Transit) (Ferro et al., 2015, p. 40). De même, la ville de Dakar en 2005 et 2010 s’est lancée dans une vaste campagne de renouvellement de son parc vétuste de minibus « cars rapides » en mettant en circulation 906 nouveaux minibus de marque Tata ou King Long (Faye, 2013, p. 209). La ville du Caire en Égypte a également mis en application avec succès son plan de renouvellement de ses taxis en 2008 (Ferro et al., 2015, p. 41). Généralement, ces opérations et entreprises ont manqué de suivi et se sont soldées par des résultats mitigés.

Cette nécessité de modernisation et d’efficience des transports artisanaux urbains s’impose puisque l’Afrique, à l’instar des autres continents, vit l’ère de la ville intelligente durable. Un nouveau modèle vitrine et clef de voûte de la restructuration ou de la fabrication des villes d’aujourd’hui et de demain : le numérique et la durabilité pour une ville intelligente.

C’est une nouvelle donne que les transports artisanaux urbains doivent intégrer. Or, leurs modes de fonctionnement et d’évolution actuels sont pour la plupart aux antipodes de ce paradigme. Ces inconvénients pesants les discréditent et obligent à reconsidérer et à réinventer ce mode de transport qui, du reste, est une pièce maîtresse dans les systèmes de transport de la grande majorité des villes africaines.

Stucki (2016, p. 25), dans son étude des systèmes de mobilité et de transport de 20 villes africaines, retient que les grands enjeux concernent les trois niveaux du système : le cadre de gouvernance, le système de transport et les externalités avec les effets négatifs liés au transport. Face aux principes et aux exigences de la ville durable sont donc en jeu deux principaux paramètres.

D’une part, les caractéristiques inhérentes aux transports artisanaux considérablement nuisibles aux performances globales du réseau : propriété morcelée, parc de véhicules inadapté, absence de normes de service et parfois, concurrence sauvage, entre autres (Stucki., 2016, p.35).

D’autre part, les obstacles externes communs aux transports publics en général en Afrique qui les handicapent fortement : une méconnaissance du secteur, un manque de volonté politique, des responsabilités mal définies, un manque de coordination, une prédominance des intérêts particuliers à court terme, des ressources humaines et des compétences tout autant que des données insuffisantes, de faibles moyens financiers (Stucki., 2016, p. 44-45).

Ce sont là de véritables défis à relever pour les villes du continent africain en ce XXIe siècle. Ainsi seront-elles amenées à s’investir :

(i) pour pallier la situation catastrophique qui gangrène leurs transports artisanaux et contribue à dégrader leur image, pour les rendre efficients et durables;

(ii) pour réformer en profondeur et rigoureusement ces transports avant de les intégrer de manière officielle dans un système de transport multimodal où ils sauront mieux appuyer les transports publics par bus, par tramway, par métro, par train urbain…

Cette idée d’une intégration des transports artisanaux dans un système multimodal est judicieuse et doit être encouragée en Afrique. Ce d’autant plus que, d’une part, des équipements de transport de masse modernes sont fonctionnels, comme le tramway d’Addis-Abeba depuis 2015, tandis que d’autres sont en voie de construction, à l’instar du Train express régional (TER) de Dakar, ou encore du métro d’Abidjan (Nallet, 2018, p. 5). D’autre part, plusieurs pays (Maroc, Sénégal, Algérie…) adoptent des options multimodales pour stimuler l’usage des transports en commun : « A Alger ou à Dakar, la RATP Smart Systems, a développé un système de billetterie pour un transport public interopérable et multimodal, qui permettra aux usagers d’utiliser un seul billet, quelle que soit la trajectoire de leur parcours » (Réveillard, 2019, paragr. 7).

La Commission de régulation de l’énergie (CRE) de la France affirme à cet effet qu’en matière de transport et mobilité intelligente, l’enjeu est la mise en place d’un système interconnecté.

L’un des défis consiste à intégrer différents modes de transport – rail, automobile, cycle et marche à pied – en un seul système qui est à la fois efficace, facilement accessible, abordable, sûr et écologique. Cette intégration permet une empreinte environnementale réduite, optimise l’utilisation de l’espace urbain et offre aux citadins une gamme variée de solutions de mobilité répondant à l’ensemble de leurs besoins (CRE, 2017, p. 2).

Dans tous les cas, pour Stuckila solution pour les villes africaines passe par deux approches du problème.

deux stratégies de restructuration des réseaux de transport routier. La première vise à transformer radicalement le réseau existant en mettant rapidement en œuvre un programme de refonte. Cette approche est extrêmement complexe et nécessite des moyens importants. De plus, il est probable que plusieurs acteurs perdent leur place dans ce processus de transformation […] La deuxième stratégie consiste à développer et améliorer progressivement les modes de transport existants afin de permettre aux services de type formel ou informel d’évoluer vers leur rôle envisagé dans un système intégré (Stucki, 2016, p. 36).

En Afrique urbaine, la modernisation et l’efficience de ses transports artisanaux sont un enjeu important et un défi à relever pour qu’ils puissent se développer. À l’heure actuelle, il n’est guère étonnant de constater que le numérique ou la durabilité essaient de se frayer une place dans le système de transport (dont les transports artisanaux) de certaines de ses villes, que cela en réponse ou non à ce paradigme. Quelques actions et tentatives relevant d’une volonté de moderniser les transports artisanaux urbains et les autres types de transport en leur apportant une touche à la fois digitale et durable sont recensées. Celles-ci sont, pour une grande part, très localisées et isolées. Elles n’ont donc pas encore un grand impact à l’échelle du territoire urbain, mais elles comptent pour un transport intelligent et durable. En effet, d’après la Commission de la science et de la technique au service du développement de l’ONU, les systèmes de mobilité et de transport intelligent et durable peuvent être définis comme

l’ensemble des approches visant à réduire les embouteillages et à encourager des options de transport plus rapides, plus écologiques et plus économiques. Dans la plupart des cas, les systèmes de mobilité intelligente exploitent les données relatives aux habitudes de déplacement, obtenues de sources diverses, dans le but d’améliorer les conditions de circulation dans leur ensemble. Ces systèmes recouvrent aussi bien des réseaux de transport en commun que des modes de déplacement individuel tels que le vélo en libre-service, le covoiturage, le partage de véhicules et, plus récemment, le transport à la demande (ONU, 2016, p. 5).

À ce propos, les exemples africains ci-dessous sont assez édifiants sur cette tendance vers des transports intelligents et durables.

Par exemple, Accra, la capitale ghanéenne, est l’une des villes africaines où le transport artisanal prédomine le plus (voir figure 1). Elle dispose d’une plateforme pour mieux gérer ses minibus trotros et taxis collectifs informels. Dénommée « Accra Mobility », cette plateforme est dédiée à la cartographie, en accès libre, de ces taxis informels pour les localiser en utilisant comme support l’application Google open street map. Elle vise à optimiser les déplacements et les trajets en ville en informant les usagers et usagères de l’ensemble des solutions de transport disponibles. Il en résulte une réduction des temps et des coûts des trajets (Ekima, 2018, p. 11). Cet objectif se révèle pertinent en raison du désordre généralisé qui caractérise les transports informels en Afrique. Il reste tout de même vrai que cette forme de gestion ne concerne encore qu’une petite minorité; la grande majorité de la clientèle de ces transports est généralement pauvre, donc incapable de s’offrir l’accès à internet. À cela s’ajoutent les problèmes relatifs aux compétences de lecture, d’écriture et de littératie numérique[5].

De même, grâce à sa jeune pousse, Safemotos, Kigali, la capitale rwandaise dispose d’une application pour suivre 24h/24 les conducteurs et conductrices de moto-taxi de la ville. Cette application ne sélectionne que les personnes les plus sûres (Segal et al., 2015, p. 29).

À Kinshasa, en République démocratique du Congo, ce sont des robots-roulage intelligents qui sont de plus en plus utilisés pour mieux gérer la circulation routière. Ces robots régulateurs, dont les prototypes fonctionnels remontent au 1er mars 2015, sont installés au niveau des différents carrefours névralgiques de la capitale congolaise. Ils sont équipés de quatre caméras vidéo et d’un système de transfert d’images en temps réel au centre de contrôle et de surveillance routière de Kinshasa (Guibbert, 2016, p. 87). Le recours à ces robots s’est avéré nécessaire pour mieux aborder les problèmes de congestion, pour réduire les accidents et l’insécurité routière. De même, la disponibilité des données produites en temps réel par les robots impose la transparence dans la gestion de la circulation routière face à des agent·e·s de police très corrompus (Bondo, 2018).

Par ailleurs, certaines villes africaines disposent d’une ou de plusieurs applications mobiles, de plateformes qui proposent des informations en temps réel sur le trafic routier afin d’anticiper sur les congestions routières, pour mieux les gérer. Parmi ces villes figurent Dakar avec son application Talibi Dakar trafic, Lagos, le poumon économique du Nigéria, avec son Maxokada, Nairobi avec son Ma3Route (Réveillard, 2019). Ces applications sont judicieuses vu qu’elles répondent à des besoins réels, notamment les nombreux encombrements sur la voie routière.

La grande majorité des villes africaines connaît une forte congestion de la voirie, malgré des taux de motorisation généralement faibles. Ceci s’explique habituellement par une mauvaise gestion de la circulation et du stationnement, une configuration et un entretien inadéquats des routes, des comportements à risque au volant, et un respect insuffisant du Code de la route (Stucki., 2016, p. 20).

Parallèlement, le téléphone mobile est en train d’opérer des changements dans le mode de fonctionnement des transports artisanaux. Il sert entre autres à la réservation de moto-taxi comme en Égypte (Guibbert, 2016, p. 94) et au paiement des courses.

Par ailleurs, dans des villes comme Nairobi, le colosse du VTC (Voiture de tourisme avec chauffeur) américain UBER a choisi d’investir dans un transport plus écologique.

À Nairobi, le groupe a développé une initiative nouvelle, celle d’un « Uber écologique » appelé « Nopia Ride » et dont la particularité repose sur sa flotte composée à 100 % de véhicules électriques. Les chauffeurs dispensés d’essence voient leur salaire significativement impacté et gagneraient entre 30 % et 50 % de plus que les conducteurs d’Uber ou de Taxify. Cette solution se répercute également sur les tarifs des courses pour les passagers. À l’horizon 2021, le Kenya devrait disposer d’une flotte de 1 500 véhicules électriques et la solution pourrait être déclinée dans d’autres régions africaines (Réveillard, 2019, paragr. 9).

Au nombre de ces exemples figurent aussi les VTC à Abidjan qui « se développent fortement. Depuis 2015 : teicab, Africab, TaxiJet ou encore Drive ont lancé des services de voitures de transport avec chauffeur, avec réservation sur mobile » (Guillemin, 2017, p. 13). En outre, la capitale économique ivoirienne connaît aussi des changements importants relativement à son système de transport public.

Par ailleurs, Abidjan s’est engagée dans une profonde transformation de son réseau de transports publics urbains en faveur d’un réseau BHNS (Bus à haut niveau de services) rendu possible grâce au partenaire français, Iveco Bus. Une option qui apparaît comme une solution pérenne sur un territoire riche en gaz naturel. Ces véhicules vont permettre de réduire les coûts de fonctionnement, mais aussi le bruit (-50 %) et ‘impact environnemental (les émissions d’oxyde d’azote sont réduites 30 %) (Réveillard, 2019, paragr. 6).

Enfin, il faut mentionner les plateformes web ou applications mobiles de service de covoiturage comme la nigériane GoMyWay qui met « en relation les passagers de Lagos et les automobilistes qui se rendent à la même destination » (Nkabinde, 2017, p. 23) ou la camerounaise Wait-Moi (Ekima, 2018, p. 11). Dans ce domaine, le service de taxis UBER est arrivé en Afrique du Sud en fin 2013, il s’est étendu ensuite à Lagos et Abuja, à Nairobi, à Accra, à Kampala et à Dar-es-Salaam avec une implantation prévue dans d’autres villes. Il a introduit une nouvelle innovation sur le marché local avec le service de partage de taxis UBER POOL pour les usagers et usagères qui empruntent régulièrement les mêmes itinéraires, aux mêmes horaires. Les effets positifs (lutte contre la congestion routière et la pollution, etc.) de ces services de covoiturage doivent être davantage appréhendés dans une perspective à long terme. Ceci parce qu’aujourd’hui encore, en Afrique, la voiture personnelle relève du luxe et que les personnes qui se déplacent avec leur véhicule sont très peu nombreuses, en dépit d’une croissance régulière observée ces dernières années.

Cette timide mais sûre incursion des technologies digitales dans les systèmes de transport urbain africains, notamment les transports artisanaux relance le débat sur les enjeux de leur modernisation et de leur efficience. L’appui de la technologie digitale peut être de bon augure à cet effet. L’astuce requise pour chaque ville est de l’adapter à sa propre réalité. Selon la Commission de la science et de la technique au service du développement de l’ONU, toute ville qui s’engage dans cette voie doit considérer ses problèmes « dans leur ensemble avant de choisir les technologies intelligentes appropriées » (ONU, 2016, p. 9). L’adaptation exige que l’on prenne en compte le contexte, mais surtout que l’on considère les coûts : « Par exemple, les systèmes traditionnels de transports intelligents, qui font intervenir un vaste réseau de capteurs et l’agrégation des données, pourront se révéler trop onéreux pour les pays en développement et inadaptés à leurs besoins » (ONU, 2016, p. 9). On comprend dès lors que l’essentiel n’est de numériser à tout prix les systèmes de transport. Il s’agit davantage d’utiliser les ressources qu’offre la technologie numérique à l’échelle locale pour résoudre des problèmes qui se posent aux systèmes de transport dans des contextes précis : « Dans ce cas, une version “locale” et plus simple de ces systèmes, qui s’appuient sur des données de téléphonie mobile plus répandues, serait mieux adaptée » (ONU, 2016, p. 9).

Dans l’ensemble, les enjeux liés à la modernisation et à l’efficience des transports artisanaux des villes africaines sont cruciaux. Il en résulte parallèlement d’énormes défis à relever. Ces défis, tels que la fluidification du trafic, la sécurité routière, de très bas niveaux de pollution de l’air et de nuisance sonore, ne peuvent être relevés qu’en se dotant d’infrastructures et de moyens de transport en commun de qualité et en quantité suffisante; mais aussi, ils ne le seront qu’à condition que l’on promeuve et applique rigoureusement des politiques de gestion et d’aménagement urbains adéquates, adaptées à des systèmes de transport durable.

Nécessité d’une vision systémique et holistique : pour des transports intelligents et durables dans des villes afro intelligentes

À l’heure actuelle le constat est évident, comme le font d’ailleurs remarquer Ferro et al. : « D’une façon générale, les transports collectifs artisanaux sont présentés comme des éléments inadéquats dans une vision “moderne” des systèmes de transport public urbain » (2015, p. 15). La fastidieuse tâche de modernisation, dont les autorités citadines sont conscientes, ne peut et ne doit toutefois se faire de manière isolée. Ceci parce que la ville forme un tout global. C’est un système sociotechnique, et qu’à l’instar de tout système, ses différentes composantes sont imbriquées les unes dans les autres. Donc, toute action portée sur un de ses secteurs affecte directement ou indirectement les autres. Cette réalité interpelle la nécessité d’une approche systémique et holistique dans son aménagement, sa gestion ou sa gouvernance. Elle met en exergue les limites et les contraintes de la gestion en silo de la cité.

Les transports artisanaux des villes africaines ne peuvent donc pas être appréhendés ou considérés de manière totalement séparée. Ils s’insèrent dans un système plus vaste qui est celui de la mobilité et des transports urbains. Le tout s’imbrique en même temps avec les autres secteurs de la ville. Par conséquent, une restructuration ou une réinvention de ce mode de transport convoque non seulement une reconsidération du système de mobilité et de transport de la ville, mais aussi, forcément, celle de tout le système urbain. Pour être opérationnel et fonctionnel, toute gouvernance relative aux transports artisanaux urbains se doit d’intégrer, de se projeter dans cette vision systémique et globale.

Ainsi, pour Sakho et al., cette approche « part du postulat selon lequel l’efficacité économique et la durabilité d’un développement urbain passent par l’intégration de l’organisation des déplacements dans la planification urbaine et la gestion de l’usage des sols, la mobilité étant une composante essentielle de la gestion durable d’un territoire » (2017, p. 39). Cela est loin d’être le cas en Afrique urbaine où la plupart de ces actions – et pour tous les secteurs –, relèvent de l’absence de planification, de l’improvisation. Même quand ces actions sont parfois planifiées, elles n’intègrent que très exceptionnellement cette approche. La gestion et la gouvernance improvisées ou en silo y prévalent encore, elles sont des fortes contraintes pour le développement territorial. Stucki le signifie en ces termes : « Dans le domaine des transports, et plus particulièrement des projets de transports publics, les villes africaines sont aujourd’hui limitées par leur capacité restreinte à planifier et gérer les systèmes de transport urbain » (2016, p. 27).

Fort heureusement pour le continent, le paradigme « ville durable », qui incite à la planification, à une cohésion d’ensemble et à une coordination des actions de gestion urbaine, arrive à point nommé. Ce modèle se base sur une gestion planifiée et intégrée de la ville pour sa durabilité et une efficience de ses services.

La ville durable est à la fois intelligente, inclusive, résiliente et respectueuse de l’environnement. Son adaptabilité, sa force à concilier l’économique, l’environnemental et le social dans une continuité et une stratégie à long terme, ses exigences de coordination des actions et de leur concrétisation en font un modèle incontournable pour une gouvernance efficiente des cités d’aujourd’hui et de demain. Les villes du continent doivent impérativement s’engager dans cette voie de la durabilité. Une démarche qui requiert une réelle « volonté politique, une vision à long terme, des outils de planification adaptés et des moyens solides de coordination et de contrôle – des conditions qui sont rarement réunies dans les villes d’Afrique » (Stucki, 2016, p. 31). Par conséquent, de profonds changements sont attendus de celles qui décident de faire ce choix. Il convient à chaque ville africaine de savoir se l’approprier et l’adapter ou réadapter à ses spécificités locales. Une fois que cet objectif est atteint, le modèle devient alors opérationnel et fonctionnel.

Cette gestion intégrée qui est promue par le paradigme ville durable se révèle donc judicieuse. En effet, les problèmes des transports artisanaux des villes africaines sont en général d’ordre multiple à la fois structurel, infrastructurel, financier, technique, organisationnel. L’approche globale et systémique devrait être mobilisée pour les solutionner comme le remarque Stucki :

Dans les villes d’Afrique, le manque de coordination du transport public réduit son attractivité et augmente son coût global, surtout lorsque les opérateurs se font inutilement concurrence. En revanche, en intégrant ou coordonnant les modes de transport public, on crée des économies d’échelle dont profitent tant les autorités chargées des transports que les usagers, et on améliore sensiblement la qualité des services. Les réseaux intégrés sont alors synonymes d’efficience économique.

L’intégration de l’offre de transport public est une intervention stratégique, mais elle n’est pas suffisante en soi. Toutes les composantes des systèmes de transport public et privé doivent être prises en compte et intégrées autant que possible […] il faut intégrer les infrastructures et services de transport dès le stade de la planification et jusqu’aux phases d’exploitation et d’entretien (2016, p. 34)

Une telle approche garantit ainsi une intégration de la gestion de la mobilité et des transports, dont les transports artisanaux, dans celle du système urbain, plus global. Cette forme de gestion intégrée permet de mieux appréhender et aborder les questions du transport artisanal, ses différents effets et interactions à l’échelle de la cité.

Pour ces transports comme pour tous les autres secteurs où ces exigences de la durabilité ne sont pas remplies, ce modèle entraîne également, ipso facto, leur restructuration ou leur réinvention. Les modes de transport qui desservent la ville qui se veut durable doivent donc répondre à cette exigence. Différentes options et actions à mettre en œuvre peuvent être envisagées pour remplir cette dernière. Ceci en sachant que « le transport collectif artisanal répond à une demande qui ne pourrait généralement pas être satisfaite en son absence » (Ferro et al., 2015, p. 7). La solution la plus simple pour son éradication semble donc inconvenante dans une Afrique urbaine déjà en mal avec son système de mobilité et de transport, confrontée à d’énormes difficultés financières. Cette solution ne ferait que déplacer et aggraver les problèmes. Il convient donc de le conserver. Dans cette optique, l’une des options les plus plausibles à privilégier à notre avis, c’est de l’intégrer officiellement dans un système multimodal de transport en commun, car, comme le reconnaissent Diaz Olvera et al., « C’est bien dans la capacité à concilier ces interventions publiques réinventées et les initiatives individuelles foisonnantes que se jouera l’avenir du transport et de la mobilité dans les villes d’Afrique subsaharienne » (2010, p. 10).

Cette intégration du transport artisanal dans un système multimodal requiert toutefois une réorganisation encadrée par une structure unique et forte, qu’elle soit étatique ou propre à la ville. L’objectif final est d’aboutir à un transport « artisanal » moderne bien inséré dans un réseau de transport multimodal intégré, adapté aux besoins des usagers et usagères, suffisant en nombre, de qualité et durable. Dans ce système, ce transport « artisanal » renouvelé viendrait ainsi compléter les bus publics et les autres modes de transport (métro, train, etc.) pour desservir des zones qui lui sont exclusivement réservées, notamment les zones d’urbanisation récentes et difficiles d’accès. Ce d’autant plus que l’urbanisation du continent s’accélère. Chaque année, de nouveaux espaces ouverts, de plus en plus vastes, s’ajoutent à la ville ou la jouxtent en attente de viabilisation. C’est dans ces espaces ouverts qui voient d’année en année leur distance avec le centre-ville s’agrandir que se joue l’avenir de la mobilité et des transports des métropoles africaines. Ces « entre-deux » spatiaux, ni ruraux ni urbains, sont généralement sous-équipés et toujours mal desservis. Ils s’agrandissent rapidement en raison de l’important étalement urbain, de la forte spéculation foncière et immobilière. Cette solution pour le transport artisanal répond aussi à la proposition de Ferro et al. « de le réglementer ou de lui substituer un transport institutionnel quand il atteint ses limites de pertinence – limites imposées par la densité de la demande et l’incapacité à couvrir spontanément toute une gamme de services » (2015, p. 46).

Dans tous les cas, pour toute ville africaine qui se veut durable, une des conditions sine qua non est de solutionner de manière efficace et définitive son transport artisanal. Ceci pour se doter d’un système de transport efficient et durable en concordance avec ce paradigme. C’est un travail colossal et de longue haleine que l’Afrique urbaine doit mener dans sa quête de cités afro smart attractives, à la qualité de vie agréable et durable. Des cités qui répondent ainsi favorablement aux exigences de la ville durable.

Conclusion

Les transports artisanaux occupent une part importante dans le système de transport de la plupart des villes africaines et ne cessent de se développer. Ces types de transport qualifiés pour la plupart d’informels sont très adaptés aux modes de fonctionnement actuels des systèmes urbains africains. En l’absence de réseaux de transport public officiels de qualité et suffisants en nombre, ils répondent très souvent aux besoins de leur clientèle sur le plan économique et social. Toutefois, le paradigme ville durable qui s’invite avec force en Afrique en ce XXIe siècle remet de plus en plus en cause leur mode de fonctionnement et d’évolution, contraire à ses exigences; ce qui les discrédite. Ce transport est à l’origine de nombreux problèmes de développement urbain : pollution atmosphérique et sonore, insécurité routière, occupation anarchique de l’espace urbain, laxisme et désordre généralisé, entre autres.

Il est urgent pour les villes africaines qui souffrent de ces nombreux problèmes de développement, et qui ne peuvent plus faire fi de ce paradigme, de solutionner cette situation difficile à laquelle contribuent les transports artisanaux. Cela passe par la mise en œuvre d’un système de transport efficient et durable intégré dans la gestion systémique et holistique de la ville durable. Une tâche plus que nécessaire à laquelle les cités africaines doivent s’atteler pour permettre aux générations citadines actuelles et futures de pouvoir jouir de villes afro intelligente durables et agréables à vivre.

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Stucki, Martin 2016. Politiques de mobilité et d’accessibilité durables dans les villes africaines. Washington : BIRD/Banque mondiale.



  1. C’est l’auteur qui souligne.
  2. Terme swahili, littéralement « pour trois » (Rajki, 2005). Il désigne un véhicule pouvant prendre plusieurs personnes et coûtant trois pièces.
  3. Programme des Nations unies pour le développement.
  4. Programme des Nations unies pour les établissements humains.
  5. La littératie numérique est définie comme « une vaste capacité de participer à une société qui utilise la technologie des communications numériques dans les milieux de travail, au gouvernement, en éducation, dans les domaines culturels, dans les espaces civiques, dans les foyers et dans les loisirs » (Hoechsmann et DeWaard, 2015, p. 80).

Pour citer cet article

Faye, Evariste Massamba. 2022. Les transports artisanaux en Afrique urbaine à l’heure de la technologie digitale et de la durabilité. GARI. Recherches et débats sur les villes africaines, 2(1), en ligne. DOI : 10.46711/gari.2022.2.1.6

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