Volume 2, numéro 2 – 2025. Retour sur l’analyse du discours politique en Afrique
D’une rhétorique à une autre : le cas des discours de légitimation et de consolidation des transitions militaires de l’AES
Aboubakar GOUNOUGO
Introduction
Dans une partie de l’Afrique de l’ouest, placée désormais sous la gouvernance des transitions de l’Alliance des États du Sahel (AES)[1], la rhétorique socio-politique et militaire s’est enrichie à une vitesse grand V. En interne, cet espace militaro-politique, s’appuyant stratégiquement sur les médias traditionnels (la presse audio-visuelle et écrite d’État, surtout) et les réseaux sociaux (Facebook, YouTube, Instagram et X), produit une quantité impressionnante de discours à la gloire des régimes des trois transitions ayant accédé au pouvoir par des putschs. Il en est ainsi parce que les militaires qui ont renversé les pouvoirs démocratiquement élus pour prendre le pouvoir, ont réglé la doxa à leur guise et donc à leur avantage. Tout en prenant soin d’uniformiser la rhétorique politique dans leur espace confédéré, Assimi Goïta, Ibrahim Traoré et Tiani Abdourahamane, les chefs des transitions, respectivement malienne, burkinabè et nigérienne, contrôlent les voix discordantes et opposées à leur exercice du pouvoir, à travers, par exemple, la dissolution des partis politiques. À contrario, à l’extérieur de l’AES, se trouvent majoritairement les opposants aux trois pouvoirs anticonstitutionnels qui sont aussi producteurs d’une quantité importante de discours. Ces discours anti-AES blâment l’accession au pouvoir des hommes en treillis. Ils sont, par ailleurs, produits dans l’esprit d’une rhétorique ouverte qui est nécessairement opposée à la rhétorique réglée et fermée à l’œuvre dans les pays alliés du Sahel.
Ainsi, d’une rhétorique à une autre, les valeurs axiologiques, l’éthique, l’idéologie, les doctrines, etc., sont perçues différemment ainsi que la vision du monde qui se clive, à travers les discours, entre « pro et anti-AES ». Et dans ce choc élastique des rhétoriques, un type de discours qui est sur le point de devenir un discours type, nous intéresse à plus d’un titre : les discours de légitimation et de consolidation des transitions de l’AES. Ces discours sont riches de stratégies et de techniques argumentatives dont la puissance perlocutoire atteint à l’officialisation de pouvoirs anticonstitutionnels. Et pour comprendre ces discours, il y a bien des questions que l’on peut se poser comme celle de savoir comment fonctionnent les discours à la gloire des transitions militaires au point de les légitimer et faire apparaître même ces régimes d’exception du Sahel comme des pouvoirs démocratiques?
Le corpus d’analyse que nous proposons pour supporter notre réflexion et répondre à ces questions est constitué de discours extraits et transcrits à partir de vidéos prises sur YouTube. En convoquant la rhétorique et l’analyse du discours qui, emprunte des outils théorico-méthodologiques à d’autres disciplines telles que la linguistique, la sociologie et l’anthropologie, la pragmatique, l’histoire, etc., nous produirons une réflexion tripartite : d’abord, nous interrogerons les caractères panafricaniste et révolutionnaire du discours de soutien à l’AES, ensuite nous décrirons la tactique discursive de la loi du talion et enfin, nous commenterons la focale synchronisée des discours institutionnels et des discours lambda générés dans l’espace sahélien.
Les discours de soutien à l’AES : entre panafricanisme, indépendantisme et révolution
Les discours de soutien aux transitions de l’AES ont pour dénominateur commun d’être des discours de légitimation et de consolidation des pouvoirs militaires qui dirigent ces transitions. Mais, pour réussir ces actes de légitimation et de consolidation, les défenseurs et défenseuses du Mali, du Burkina Faso et du Niger, à savoir des hommes et femmes politiques, des activistes, des panafricanistes, des blogueurs et blogueuses déploient certaines stratégies discursives qui allient démonstration logique et argumentation persuasive, raison et émotion, objectivité et subjectivité, réalisme et fantasmes. Et toutes ces stratégies sont guidées par un esprit de fidélité au panafricanisme, à l’indépendance totale et à la révolution. Le premier de ces concepts, c’est-à-dire le panafricanisme « vise à régénérer et unifier l’Afrique ainsi qu’à encourager un sentiment de solidarité entre les populations africaines » (Gounougo, 2021, p. 82-83). Quant aux deux autres termes, l’un, la révolution,
suppose le renversement d’un ordre constitutionnel. (…) il s’agit, soit de la prise du pouvoir d’État par des moyens et des méthodes autres que ceux établis par le pouvoir renversé, et ce, par des insurgés se réclamant d’un autre ordre de légalité, soit de l’exercice du pouvoir d’État selon un nouvel ordre de légalité (Kyélem de Tambèla, 2017, p. 107).
Et l’autre, l’indépendance totale, est quelque part la finalité de la révolution. Celle-ci est donc un indépendantisme, c’est-à-dire qu’elle désigne les « attitudes, comportements faisant de l’indépendance un système de conduite ou d’action » ou la « revendication d’indépendance » selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales[2]. Mais comment ces discours panafricanistes, indépendantistes et révolutionnaires procèdent-ils stratégiquement pour matérialiser leur soutien aux transitions de l’AES, appelant ainsi à leur légitimation et consolidation ? Par déploiement de tactiques discursives parmi lesquelles nous retenons l’autovictimisation, l’argumentation d’autorité, le discours épidictique et le complotisme. Soit ce premier discours :
Mais je sens attiré et touché par ce pays, concerné par ce pays comme Frantz Fanon le martiniquais s’est senti concerné par la lutte en Algérie, comme dans un autre ordre d’idée, Stokely Carmichael le trinidado-afro-américain s’est senti concerné par le combat de Sékou Touré ou de Kwame Nkrumah et comme dans un autre ordre d’idée, Ernesto Che Guevara s’est senti concerné, lui qui était pourtant argentin, d’une Argentine qui n’était pas dans la ligne de Cuba, il faut bien préciser qu’il s’est senti concerné par la lutte révolutionnaire de Cuba. Et cette démarche au moment où l’oligarchie française me déchoit de sa nationalité pour tenter de me restreindre dans mes mouvements, ce qui n’a évidemment pas marché[3].
Ce propos de Kémi Séba répond à la question du journaliste de la chaîne numérique nW info qui voulait connaître son état d’esprit après que le Niger lui a ouvert les bras en lui offrant un passeport diplomatique. Il y a ici deux stratégies discursives impliquées qui permettent à l’interviewé de non seulement traduire sa reconnaissance à ses bienfaiteurs mais aussi et surtout de s’attirer la sympathie du public. D’abord, l’argument d’autorité dont Kémi Séba se sert pour exprimer, par analogie[4], sa solidarité avec le Niger en pleine révolution, comme d’illustres personnages, avant lui, ont été solidaires d’autres causes, à savoir Frantz Fanon le martiniquais qui a soutenu l’Algérie, Stokely Carmichael le trinidado-afro-américain qui a été pour Sékou Touré de la Guinée ou Kwame Nkrumah du Ghana et Ernesto Che Guevara l’argentin qui a lutté pour Cuba. Devant ce renvoi à ces figures d’autorité dont il perpétue l’engagement, on ne peut plus attaquer le Béninois Kémi Séba pour son soutien au Niger. C’est d’ailleurs ce premier type d’argument à valeur de raisonnement logique qui permet à l’orateur d’introduire un autre qui, lui, relève de la persuasion affective, c’est-à-dire l’autovictimisation[5] : « et cette démarche au moment où l’oligarchie française me déchoit de sa nationalité pour tenter de me restreindre dans mes mouvements ». Cet argument utilisé par Kémi Séba révèle qu’il est une victime de la France oligarchique au même titre que le Niger dont il présente le président de façon dithyrambique : « Quelqu’un qui aime son peuple et qui aime l’Afrique à en perdre raison, le Général Tiani et tous les membres augustes du CNSP qui ont décidé de risquer leur vie pour retrouver la souveraineté de leur pays ».
Soit aussi ce second discours extrait de la même interview donnée par Kémi Séba :
Très clairement parce qu’on est là dans la révolution centrale du panafricanisme au 21ème siècle avec un gouvernement qui a pris ses responsabilités, des gens qui ont pris leur responsabilité, qui ont décidé de tout risquer, pour faire basculer un système qui était là, un système qui nourrissait en électricité, en uranium l’oligarchie française et l’Occident pendant que notre peuple crevait et qui a fait en sorte de renverser la table. C’est un combat difficile parce qu’on a des ennemis puissants en face, mais il y a rien de plus puissant que Dieu tout puissant en réalité et dieu tout puissant est toujours du côté des opprimés et j’ai une foi et une espérance illimitée dans ce combat et une confiance illimitée dans le Général Tiani, chef de l’État et je peux dire à tous les nôtres du continent, de la diaspora, dans les Antilles qui nous regardent, en Océanie qui nous regardent, en Kanaki qui nous regardent, dans les Amériques qui nous regardent, je peux vous dire que ce combat que mène le Niger, que mène le CNSP est un combat pour le peuple noir dans sa globalité.
Il est épidictique, parce que proféré à la gloire du Général Tiani et ses pairs du CNSP. Kémi Séba loue le courage de ces derniers qui apparaissent comme des héros au cœur de l’épopée nigérienne. L’orateur exploite ici l’argument dit de sacrifice que Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca définissent comme « l’un des arguments de comparaison le plus fréquemment utilisés [et qui] est celui qui fait état du sacrifice que l’on est disposé à subir pour obtenir un certain résultat ». Olivier Reboul (1991, p.188), pour sa part, affirme que cet argument consiste à établir la valeur d’une chose – ou d’une cause – qu’on a faits ou fera pour elle ». Dans son énoncé, Kémi Séba décrit le Général Tiani et ses compagnons comme les leaders de la révolution : « Très clairement parce qu’on est là dans la révolution centrale du panafricanisme au 21ème siècle ». Pour Kémi Séba, la révolution-modèle du Niger est radicale et courageuse, qui a décidé de se sacrifier en rompant avec les pratiques du régime précédent d’où cette antithèse qui traduit bien l’opposition entre ce dernier et le CNSP légitimé par Kémi Séba : « des gens qui ont pris leur responsabilité, qui ont décidé de tout risquer, pour faire basculer un système qui était là, un système qui nourrissait en électricité, en uranium l’oligarchie française et l’Occident pendant que notre peuple crevait et qui a fait en sorte de renverser la table ». Par ailleurs, le mérite de la transition nigérienne est encore plus grand puisque, en référence à Perelman et Olbrechts-Tyteca qui disent que « dans l’argumentation par le sacrifice, celui-ci doit mesurer la valeur attribuée à ce pourquoi le sacrifice est consenti », le Général Tiani et ses compagnons du CNSP sont en guerre contre « des ennemis puissants », c’est-à-dire contre « l’oligarchie française et l’Occident ». L’argument est factuel et sa démonstration logique aurait pu aboutir à une situation désespérée si l’argumentation oratoire ou persuasive ne venait pas au secours de la situation : « mais il y a rien de plus puissant que Dieu tout puissant en réalité et dieu tout puissant est toujours du côté des opprimés et j’ai une foi et une espérance illimitée dans ce combat ». Cet argument par la religion (Viktorovitch, 2021, p. 67) est imparable de par son caractère abstrait et métaphysique et de par le fait qu’il n’appelle pas à la logique rationnelle mais à la foi subjective ou à la croyance de type religieux qui, elles, sont des lieux de suscitation des passions, émotions, affects détenant par ailleurs un pouvoir de persuasion fédérateur. Ce que recherche donc Kémi Séba, c’est de jouer sur l’inconnu non rationnellement contestable de la foi et de la croyance, c’est-à-dire de l’espoir et de l’espérance pour battre le rappel des troupes panafricaines et révolutionnaires autour de la cause nigérienne dont il est le héraut. C’est pourquoi, à l’instar du slogan marxiste révolutionnaire « prolétaires de tous les pays, unissez-vous » (Marx, 1986, p. 25), Kémi Séba peut lancer le sien, panafricaniste révolutionnaire, à tous ceux qui épousent cette idéologie, dans la diaspora, les Antilles, en Océanie, en Kanaki, dans les Amériques afin de croire en la lutte que mènent le Niger et le CNSP pour la race noire.
Le discours du talion : « à bon entendeur, tant pis! »
La loi du talion est une loi de la réciprocité qui a des origines bien lointaines, que l’on retrouve formulées, par exemple, dans des textes sacrés comme l’Ancien Testament où il est dit par exemple que « qui verse le sang de l’homme, / par l’homme aura son sang versé » (Genèse 9, 6) ou « Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie » (Exode 21, 23-25). Cette loi du talion est déployée dans les discours de légitimation et de consolidation des transitions militaires de l’AES, discours qu’elle contribue à marquer et à rendre audibles auprès des publics. La réciprocité dans la parole et les actes, qui est stratégique pour les dirigeants de l’AES et pour tous leurs soutiens, trouve sa forme achevée dans le discours du Colonel Abdoulaye Maïga, Ministre d’État, Ministre de l’Administration territoriale et de la Décentralisation, Porte-Parole du Gouvernement de la République du Mali, à l’occasion du Débat général de la 79e session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 28 septembre 2024, à New York[6]. Répondant, en effet, au ministre algérien des Affaires Étrangères et au représentant permanent de l’Algérie auprès des Nations Unies, lors de sa prise de Parole Abdoulaye Maïga dit ceci :
Depuis la fin de l’Accord d’Alger le 25 janvier 2024, les Maliens n’expriment qu’un seul vœu le concernant : que son âme repose en paix! Monsieur Le Ministre des Affaires étrangères, l’Accord est bel et bien mort, vos incantations ne serviront pas à le ressusciter. […], nul ne peut aimer le Mali plus que les Maliens et d’autre part, de vous rappeler que le Mali et son peuple ne seront pas des spectateurs face aux assauts et l’adversité : pour chaque mot employé de travers, nous réagirons par réciprocité, pour chaque balle tirée contre nous, nous réagirons par réciprocité. À bon entendeur, tant pis!
Dans cet énoncé, le porte-parole du gouvernement malien brandit clairement la loi du talion qui est révélatrice chez lui d’un double ethos d’autorité et de fermeté même si Gregor Mendel, aux dires de François Galichet (2007, p. 7),
établit une distinction entre autorité et fermeté. La fermeté met en jeu la personnalité propre, elle est orientée vers soi-même, alors que l’autorité cherche d’abord à agir sur l’autre. Être ferme face à l’autre, c’est dévoiler sa personnalité, affirmer des valeurs propres explicitement, sans détour ni faiblesse. On oblige ainsi cet autre à prendre position par rapport aux valeurs ainsi affirmées. […]. Être autoritaire au contraire, c’est, selon Mendel, chercher à culpabiliser l’autre, à la maintenir dans sa dépendance en jouant sur l’angoisse d’abandon.
Ainsi, Maïga, à travers le principe de la réciprocité, dévoile les valeurs, la psychologie du gouvernement malien et de son peuple qui sont prêts à répondre coup pour coup à leurs adversaires. C’est donc la fermeté de la transition malienne qui s’exprime à travers son porte-parole. Le discours de ce dernier est aussi autoritaire parce que Maïga, en plus de se mettre en scène et d’exalter le Mali, fait passer un message de fermeté à l’Algérie qu’il accuse d’ingérence dans les affaires maliennes. Pour le porte-parole du Mali, la mort de l’accord d’Alger sonne la fin de l’ingérence algérienne et le nouveau départ pour le Mali, désormais seul maître de son destin. Ainsi la chute ironique de l’énoncé d’illustration, à savoir « que son âme repose en paix! » est significative à propos. De plus, l’interpellation vive du ministre des affaires étrangères de l’Algérie qui sonne ici comme un rappel à l’ordre, traduit l’autorité que se donne le porte-parole de la transition malienne pour parler au nom de son peuple. Et ce que dit ce peuple, selon Maïga, est qu’il s’engage à faire deux choses. La première est la réciprocité en paroles comme en actes : « pour chaque mot employé de travers, nous réagirons par réciprocité, pour chaque balle tirée contre nous, nous réagirons par réciprocité ». La deuxième chose, elle, se rapporte aux conséquences qui découleraient donc de toute attaque du Mali en actes comme en paroles, d’où cette chute tranchante de type épigrammatique « À bon entendeur, tant pis! ». Ainsi, dans un de ses discours[7], Abdoulaye Maïga, devenu premier ministre par intérim, a mis en exécution la menace de sa loi du Talion en tant que celle-ci signifie réciprocité intransigeante en actes et en paroles. D’abord, ce discours dans lequel le premier ministre par intérim présente devant l’Assemblée générale des Nations Unies, l’attaque de la France dirigée contre le Mali :
Le monde se souviendra qu’après avoir été abandonné en plein vol, le 10 juin 2021, par la France qui a décidé unilatéralement de retirer la force Barkhane du Mali, mon pays a été ensuite poignardé dans le dos par les autorités françaises. La précision est d’autant plus utile que nous refusons tout amalgame avec le peuple français que nous respectons[8].
Ce propos dévoile l’action de la France qui nuit aux intérêts du Mali et provoque sa réaction à travers le discours d’Abdoulaye Maïga. La France qui n’a jamais reconnu officiellement les autorités militaires de la transition malienne et qui les a toujours traitées de putschistes et de junte au pouvoir rentre ainsi en porte-à-faux avec l’esprit et la lettre des différentes chartes de la transition qui accordent aux militaires des transitions le statut de présidents, chefs des États, chefs des armées au même titre que des présidents démocratiquement élus. En refusant de reconnaitre et de légitimer ce statut de Goïta et de son gouvernement qui auraient l’onction populaire malienne, la France s’est donc exposée au principe de la réciprocité, mieux à la loi du Talion dont Maïga, en son temps, Ministre d’État, Ministre de l’Administration territoriale et de la Décentralisation, Porte-Parole du Gouvernement, avait prévenu le monde. Ainsi, la riposte des officiels maliens aux attaques des officiels français est introduite par le propos suivant :
Les autorités françaises profondément anti-françaises pour avoir renié les valeurs morales universelles et trahi le lourd héritage humaniste des philosophes des lumières, se sont transformées en une junte au service de l’obscurantisme.
Les choses sont on peut plus claires. Les autorités françaises traitent celles du Mali de junte militaire, alors pour Maïga, ces autorités françaises sont elles aussi une junte. Et la mesure additive ici est qu’il a tenu parole, il a exécuté la loi du Talion comme il avait prévenu. Conséquence, Maïga n’argumente pas, ne persuade pas ou ne cherche pas à raisonner mais vise à imposer le respect et l’autorité du Mali. En cela, son acte est une belle illustration de la proposition de Galichet (2007, p. 2) définissant ainsi l’autorité :
L’autorité se situe […] « quelque part » entre l’usage de la force pure et l’argumentation. Comme celle-ci, elle implique l’exercice de la parole, mais sans référence aux règles de l’argumentation rationnelle. Comme celle-là, elle s’impose immédiatement, mais sans recourir à la violence, qu’elle soit physique ou morale (manipulation).
Ce qui se voit bien dans le développement de la thèse de Maïga qui identifie les autorités françaises à une junte au service de l’obscurantisme. Le mot est lâché et, traité dans une sorte de reprise anaphorique, il génère des variables qui sont autant d’informations portraitiques négatives sur les autorités françaises :
Obscurantisme de la junte française[9] nostalgique de pratique néocoloniale, condescendante, paternaliste et revancharde, qui a commandité et prémédité des sanctions inédites, illégales, illégitimes et inhumaines de la CEDEAO et de l’UEMOA contre le Mali.
Obscurantisme de la junte française qui s’est rendue coupable d’instrumentalisation des différends ethniques, en oubliant si vite sa responsabilité dans le génocide contre les Tutsis au Rwanda, coupable également de tenter désespérément de diviser les maliens, enfants d’une même famille.
Enfin, obscurantisme de la junte française, qui a violé l’espace aérien malien en y faisant voler des vecteurs aériens tels que des drones, des hélicoptères militaires et des avions de chasse, plus d’une cinquantaine de fois, en apportant des renseignements, des armes et munitions aux groupes terroristes[10].
Ainsi, dans cette réplique de Maïga, on note que la riposte a supplanté en mots comme en sens l’attaque des autorités françaises, c’est-à-dire : un mot fort (junte) prononcé par les autorités françaises contre deux mots forts (obscurantisme et la junte) prononcés par les autorités maliennes. À tout prendre, les autorités maliennes, dans la vision du premier ministre Maïga, sont aussi légitimes et donc en droit de décrédibiliser ou de délégitimer les autorités françaises autant que celles-ci leur manquent de respect et de considération.
La focalisation synchronisée des discours institutionnels et discours lambda dans l’espace AES
La dernière caractéristique des discours de légitimation et de consolidation des transitions militaires de l’AES est celle que nous appelons la focalisation synchronisée des discours institutionnels et des discours lambda dans ce nouvel espace ouest africain. Et qu’entendons-nous par focalisation synchronisée si ce n’est la convergence entre les points de vue narratifs des institutions incarnées par les personnes qui les animent et ceux de certain·es anonymes ou citoyen·nes lambda qui finissent souvent par se faire de la visibilité. Ainsi, une fois que la synchronisation des visions du monde est établie et vérifiée, elle apparaît comme une stratégie efficace de légitimation et de consolidation des pouvoirs anticonstitutionnels, au regard des lois fondamentales que sont les constitutions qui régissent la vie des nations. Considérons ces deux énoncés. Le premier :
Une farce électorale est organisée. Forcément, il remporte les élections et s’en suit une chasse impitoyable aux opposants politiques, dont certains sont arrêtés, d’autres s’exilent, et d’autres assassinés. Les allégeances sont obtenues grâce au pouvoir de l’argent, le clientélisme et les intimidations. Dans un langage plus simplifié et en référence à une métaphore footballistique, le 3e mandat est une magie, c’est l’art de se dribbler soi-même tout en gardant le ballon. Excellence Monsieur le président Ouattara, vos conseils nous rappellent la triste histoire du chameau qui se moque de la bosse du dromadaire[11].
Ce discours du colonel Abdoulaye Maïga fait écho à un autre, sur bien de points parmi lesquels nous retenons cet argument particulier que nous appelons « argument Alassane Ouattara ». Cet autre discours répondant n’est pas d’un officiel malien mais plutôt d’un citoyen lambda, dénommé Boubou Mabel, cyberactiviste militant, défenseur des transitions militaires de l’AES :
Alassane a mélangé tout le Nord. Il a rendu la vie dure à Gbagbo. Le monde qui soutient aujourd’hui Gbagbo, ce n’est pas du jeu. Alassane ne peut pas diriger la Côte d’Ivoire car il en est incapable. Il s’est attaqué à nous, mais nous serons son terminus. La Côte d’Ivoire appartient à la France si bien que la moindre vitre qui se brise, c’est la France qui perd. Les ivoiriens n’ont rien à perdre. Ce sont les intérêts de la France qui sont en jeu. Alors, dis-toi bien que l’insécurité ne l’arrange pas. Les blancs se comportent d’une certaine façon qui n’arrange pas les choses. Ils doivent se calmer car ils ne peuvent rien changer. Les ivoiriens ne veulent que Gbagbo et la Côte d’Ivoire leur appartient[12].
À la lecture de ces deux énoncés, il ressort une focale synchronisée des deux discours, pour ce qui est de l’« argument Alassane Ouattara » qui est synonyme, chez l’un, de l’argument dit de la personne[13] et chez l’autre, de l’argument ad hominem[14]. Maïga et Boubou ont en commun de construire leurs récits autour de la personne d’Alassane Ouattara. À travers eux, c’est officiellement le gouvernement malien (à travers son porte-parole) et sans doute le peuple (à travers le cyberactiviste qui dit parler en son nom) qui s’entendent sur la thèse qu’Alassane Ouattara n’est pas crédible et légitime pour gouverner la Côte d’Ivoire, à plus forte raison pour donner des leçons aux dirigeants de l’AES d’où cette allusion métaphorique pleine de dérision qui vise le président ivoirien : « dans un langage plus simplifié et en référence à une métaphore footballistique, le 3e mandat est une magie, c’est l’art de se dribbler soi-même tout en gardant le ballon ». Il y a même dans la fin de son propos, une sorte d’apodioxie, figure à propos de laquelle Reboul (1991, p. 183) dit qu’elle « exprime l’argument ad hominem : ce n’est pas à vous de me donner des leçons ». Dans un argument d’autorité construit autour de l’anecdote de « la triste histoire du chameau qui se moque de la bosse du dromadaire », Maïga démontre que Ouattara est mal placé en tant que magicien du troisième mandat, parce que « le 3e mandat est une magie », pour donner des conseils aux militaires qui viennent d’accéder au pouvoir. Boubou lui, développe une argumentation ad hominem, bien mieux ad personam[15] parce qu’il attaque frontalement Alassane Ouattara. Certes, il n’insulte pas le président ivoirien mais attaque sa personne contre laquelle il construit un récit défavorable qui révèle chez lui trois tares : la première est l’incapacité à gouverner la Côte d’Ivoire, la seconde est qu’il usurpe un pouvoir qui revient à Gbagbo en tant que ce dernier est le plus aimé de ses concitoyens et la dernière, qu’il est un président délégué de la France qui, aux dires de l’orateur, détient le titre de propriété de la Côte d’Ivoire.
À côté de l’« argument Alassane Ouattara », il y a l’autre argument qui est commun à la quasi-totalité des discours de légitimation et de consolidation des transitions militaires de l’AES. C’est l’« argument France » dont la fonction de persuasion et de conviction est impressionnante vu son pouvoir de ralliement des esprits et des consciences à la cause de l’AES. Dans le premier des deux discours qui suivent, la France est épinglée pour son histoire esclavagiste, coloniale et impérialiste :
Parce que ce que nous subissons comme domination, est une pratique qui n’a pas commencé hier. Cela a commencé dès la pénétration de nos terres par le colon. Nous avons eu des siècles d’esclavage, après l’esclavage, nous avons directement eu la colonisation, nous avons eu la déportation, nous avons eu les enrôlements de force de nos grands-parents qu’on appelait « tirailleurs sénégalais » pour aller combattre au bénéfice d’autres patries, pour aller se battre dans des guerres qui n’étaient pas leurs guerres. Après est venue la phase de la soi-disant indépendance avec la FrançAfrique, le néocolonialisme et tout ce qui s’en est suivi. Et vous pensez que les gens vont avoir pitié de nous un matin et nous dire : vous êtes des hommes libres?[16].
Le second énoncé accable aussi la France, l’accusant de complicité avec les forces maléfiques qui terrorisent le Mali :
Il y a lieu de rappeler que le 15 août 2022, le Gouvernement du Mali avait alerté le Conseil de sécurité sur les actes d’hostilité et d’agression de la France. Au lieu de cesser ces agissements, ce pays, membre permanent du Conseil de sécurité, continue, en toute impunité, ses manœuvres de déstabilisation du Mali et du Sahel, comme en témoigne la récente libération de terroristes dans la zone des trois frontières du Burkina, du Mali et du Niger, en dehors de tout cadre judiciaire et à l’insu des États concernés, pour perpétrer plus d’actions terroristes contre nos populations civiles et nos Forces de défense et de sécurité[17].
Il y a une synchronisation de la focale de ces deux énoncés. Le premier est d’Ibrahim Maïga, cyberactiviste militant burkinabé qui s’est fait connaître pour son soutien total aux transitions militaires du Sahel et le second discours a pour auteur Abdoulaye DIOP, Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale du Mali. C’est la même image très négative de la France qui ressort des propos de la personnalité étatique et du citoyen lambda. Pour les deux orateurs, la France n’est rien d’autre qu’une nation ennemie de l’Alliance des États du Sahel. Le premier des deux, le citoyen lambda, table sur le passé détestable de la France fait de violence, de domination, de déshumanisation et d’humiliation des peuples africains, d’où ce lexique péjoratif mettant en évidence les pratiques historiques qui font la mauvaise fortune de ce pays : « domination », « esclavage », « colonisation », « déportation », « enrôlements de force », « combattre », « se battre », « guerres », « soi-disant indépendance avec la FrançAfrique », « néocolonialisme ». Ce champ lexical est renforcé par une interrogation oratoire : « Et vous pensez que les gens vont avoir pitié de nous un matin et nous dire : vous êtes des hommes libres? ». Ce procédé oratoire révèle le scepticisme de l’orateur qui dit ne pas se méprendre quant à ce que la France puisse changer un jour sa politique africaine.
Conclusion
Et si nous disions, pour finir, que les discours de légitimation et de consolidation des transitions militaires de l’AES sont, d’un point de vue pragmatique, très efficaces parce qu’il y a des personnes pour les teinter idéologiquement de panafricanisme, des personnes qui ont de l’autorité et de la fermeté pour se défendre et riposter énergiquement contre l’adversité. De plus, les transitions militaires du Sahel ont la même perception du monde que leurs peuples dont les porte-paroles épousent les mêmes idéaux que les dirigeants. La tentation est même grande de dire que les discours de légitimation et de consolidation des régimes des transitions militaires sont, du fait de leur « dessein discursif », pour emprunter ce terme à Mikhaïl Bakhtine, des contre-discours de délégitimation, de décrédibilisation et surtout de contestation des discours anti-AES.
Références bibliographiques
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- L'Alliance des États du Sahel regroupe le Mali, le Niger et le Burkina Faso. ↵
- https://www.cnrtl.fr/definition/ind%C3%A9pendantisme ↵
- Propos extraits et transcrits de la vidéo de Kémi Séba prise sur YouTube à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=RVZ1QidK_pg ↵
- Il s’agit là aussi d’un de ces arguments que Clément Viktorovitch (2021, p. 69) appelle les arguments par analogie et qui « consistent à fonder la validité d’une proposition sur un rapprochement opéré entre la situation présente et qui une autre, qui est considérée comme similaire. Ce qui vaut pour la seconde vaudrait donc également pour la première ».Il s’agit là aussi d’un de ces arguments que Clément Viktorovitch (2021, p.69) appelle les arguments par analogie et qui « consistent à fonder la validité d’une proposition sur un rapprochement opéré entre la situation présente et qui une autre, qui est considérée comme similaire. Ce qui vaut pour la seconde vaudrait donc également pour la première ». ↵
- L’auto-victimisation désigne la pratique discursive « qui permet à un orateur de se présenter sur la scène publique en "victime", en s’appropriant les traits distinctifs de cette catégorie dans son contexte social » (Eithan Orkibi, 2019, p. 2). Pour Gounougo (2021, p. 80, « l’auto-victimisation découle de la propension des indépendantistes africains à blâmer haut et fort la France et tous les pays impérialistes de sa trempe, en vue de défendre la cause africaine, celle de l’indépendance totale du continent noir ». ↵
- Propos extraits et transcrits de la vidéo du Colonel Abdoulaye Maïga prise sur YouTube à l’adresse : https://gadebate.un.org/sites/default/files/gastatements/79/ml_fr.pdf ↵
- Il s’agit de son discours en tant que Premier ministre par intérim, Chef du Gouvernement du Mali, à l’occasion du Débat général de la 77ème Session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies, à New York, le 24 septembre 2022. ↵
- Propos extraits et transcrits de la vidéo du Premier Ministre Abdoulaye Maïga prise sur YouTube à l’adresse : https://www.un.int/mali/sites/www.un.int/files/Mali/rev_allocution_mali_agnu_24_septembre_2022_2.pdf ↵
- Ce n’est pas nous qui soulignons. Ce discours a été publié avec ce soulignement par le gras. ↵
- Propos extraits et transcrits de la vidéo du Colonel Abdoulaye Maïga prise sur YouTube à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=Qwp1L5SUJ5k ↵
- Propos extraits et transcrits de la vidéo du Colonel Abdoulaye Maïga prise sur YouTube à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=Qwp1L5SUJ5k ↵
- Propos extraits et transcrits de la vidéo de l’activiste Boubou Mabel prise sur YouTube à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=8U-1NBLCiRY&t=34s ↵
- Selon Olivier Reboul (1991, p. 181), l’argument de la personne table sur le lien entre la personne et ses actes, lien qui permet de présumer ceux-ci en disant qu’on « la connaît », de les juger en disant qu’on « la reconnaît bien là » et qu’« elle ne changera pas ». Cette stabilité de la personne fonde sa responsabilité : C’est lui qui… » ↵
- L’argument ad hominem consiste à réfuter une proposition en la rattachant à un personnage odieux. […]. Argument très bas, qui implique une certaine violence, interdisant tout raisonnement » (Reboul, 1991, p. 182-183) ↵
- Nous entendons cet argument dans le même sens que Ruth Amossy (2021, p. 200) qui le définit comme une qualité de l’argument ad hominem mais dans sa forme extrême, c’est-à-dire quand il se mue en « attaque personnelle, surtout quand elle confine à l’insulte ». ↵
- Discours à écouter sur One Afrika Media et intitulé : « Un message urgent d'Ibrahim Maïga : La survie de l'A.E.S face aux traîtres de l'intérieur » : https://www.youtube.com/watch?v=yDX-oq4PYnQ ↵
- Extrait du discours d’Abdoulaye DIOP, Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, à retrouver sur : https://gadebate.un.org/sites/default/files/gastatements/78/ml_fr_0.pdf ↵