L’altérité en discours : une ressource argumentative dans le discours de campagne ?

Nanourougo COULIBALY

 

Introduction

La réflexion qui suit est construite autour de la notion d’altérité prise comme la qualité de ce qui est autre et reconnu comme tel dans son rapport avec un point de référence. Ce point de référence peut être culturel, racial, langagier ou discursif. Quel que soit le domaine, elle est la manifestation d’une identité remarquable qui rompt avec une certaine homogénéité. L’intérêt de la réflexion présente est porté sur l’altérité dans un contexte discursif et plus spécifiquement dans le discours de campagne électorale en Côte d’Ivoire en 2010 : celui de Laurent Gbagbo.

Plus précisément, le corpus de travail est constitué du propos liminaire lors de la conférence de presse qu’il a animée après le dépôt des dossiers de candidature à la présidentielle le 16 octobre 2009 (D1), de son adresse à la jeunesse lors du « giga-meeting » au complexe sportif de Yopougon tenu le 31 octobre 2009 (D2), du discours prononcé lors de la cérémonie de la présentation de son livre programme et du comité d’experts de la campagne le 29 décembre 2009 (D3) à Abidjan et de son intervention lors du rassemblement des Houphouëtistes pour le dialogue à Yamoussoukro, toujours en 2009 (D4).

L’article pose que l’altérité est inscrite dans la matérialité discursive par le recours au dialogisme (Bakhtine, 1978) comme c’est le cas dans les discours de l’espace public, et se propose de mettre en évidence les formes de convocation de la qualité de ce qui est autre dans le discours électoral et les finalités de cette convocation dans un contexte de campagne.

L’étude entend, à partir d’un outillage issu de la rhétorique argumentative (Perelman, 1958 ; Amossy, 2010), démontrer que Laurent Gbagbo, personnalité politique ivoirienne, est un adepte de la technique du recours à l’altérité discursive sous la forme de l’interdiscours et que cet interdiscours fait appel à la doxa. Grâce à cette technique de communication, l’acteur politique, dans le cadre spécifique du discours électoral, entend s’adapter à son auditoire qu’il envisage de persuader. L’étude note également qu’il s’appuie sur cette ressource discursive pour se présenter sous les meilleurs aspects, notamment celui d’homme de la situation ou de leader proche des masses et accessible, sans toutefois oublier d’user de cette même modalité pour disqualifier ses adversaires dans la compétition pour le fauteuil présidentiel ivoirien lors de l’élection de 2010.

L’altérité discursive : quel cadre d’analyse ?

La notion d’altérité prise dans un contexte discursif pourrait ramener, entre autre, à la notion de dialogisme que Mikhaïl Bakhtine présente en ses propres termes :

Aucun discours de la prose littéraire — qu’il soit quotidien, rhétorique, scientifique —, ne peut manquer de s’orienter dans le « déjà-dit », le « connu », l’« opinion publique », etc. L’orientation dialogique du discours est, naturellement, un phénomène propre à tout discours. C’est la fixation naturelle de toute parole vivante. Sur toutes ses voies vers l’objet, dans toutes les directions, le discours en rencontre un autre, « étranger », et ne peut éviter une action vive et intense avec lui (Bakhtine, 1978, p. 102).

Ce « déjà-dit », ce « connu », cette « opinion publique » s’inscrit dans le discours du locuteur sous la forme d’un discours autre que son propre discours. C’est à ce niveau que réside l’altérité discursive dans la mesure où deux discours interagissent dans le même énoncé. Pour aller plus loin dans la compréhension de cette interaction de discours, on peut interroger Aleksandra Nowakowska et Jean-Marc Sarale qui proposent un dialogisme à deux facettes :

Le dialogisme, ce « dialogue interne », présente au moins deux facettes : le « dialogisme interdiscursif » — interaction des discours entre eux, au sens où l’énoncé interagit avec des énoncés imputés à un tiers ou à un collectif anonyme — et le « dialogisme interlocutif » — interaction, rétroactive ou anticipative, de l’énoncé avec des énoncés imputés à l’interlocuteur. Ces deux types de dialogisme sont en relation de continuité ; ils restent le plus souvent liés, dans le feuilletage énonciatif dialogique. Et, si l’on convient que l’étude de l’énonciation à travers les traces qu’elle laisse dans l’énoncé n’entraîne nulle confusion entre l’activité et son produit, alors l’étude du dialogisme à travers les feuilletages énonciatifs n’implique pas de glissement de l’activité discursive au produit de celle-ci (Nowakowska et Sarale, 2011, p. 13).

Ces différents propos révèlent clairement deux variantes du dialogisme, à savoir le dialogisme interdiscursif et le dialogisme interlocutif qui constituent l’essence du dialogisme selon la pensée de Bakhtine. En considérant le dialogisme comme une manifestation de l’altérité discursive, il se pose, dès lors, des questions relatives aux modalités d’inscription de cette altérité dans la matérialité discursive. Sur la base de ces approches définitionnelles, il est possible de dégager deux formes de dialogisme susceptibles d’interagir dans un corpus. En discours, l’altérité discursive peut se manifester de manière explicite. Dans ce cas, le locuteur rapporte des propos tenus antérieurement par lui-même ou par un tiers. On parle alors de discours rapporté qui désigne l’opération qui consiste à représenter un discours autre et non ce discours autre lui-même. On sera donc amené à distinguer l’acte (ou discours) rapportant de l’acte rapporté ou discours autre. On parlera également du locuteur rapportant/rapporté ou autre, de l’énoncé rapportant/rapporté ou autre, etc. (Von Münchow, 2004).

L’altérité discursive peut également se manifester de manière implicite comme c’est le cas avec l’interdiscours. Cette notion décrit le fait qu’un discours est tributaire d’un environnement dont il épouse/conteste les contours, les formulations ou perceptions des choses. Dans ce jeu d’interactions, les représentations, croyances et opinions communes sont mises en avant. On dira alors que l’interdiscours ramène au discours ambiant qui circule dans un milieu donné. Cela ne manque pas d’appeler à l’esprit la notion de doxa qui

constitue une dimension intrinsèque du dialogisme interdiscursif : la relation que tout énoncé entretient avec les énoncés antérieurs marque l’allégeance de la parole à la doxa, c’est-à-dire aux représentations, opinions, croyances communes… C’est dire que la doxa introduit l’altérité au cœur même de ma parole : le discours diffus et anonyme du On est en moi, il me constitue, et je peux tout au plus en prendre conscience et me débattre avec lui sans jamais parvenir à une utopique extériorité (comme l’avaient bien vu Flaubert, et après lui, Barthes). Que le déjà-dit et le déjà su s’inscrivent nécessairement dans la langue ne signifie pas qu’ils constituent un point de vue attribuable à un énonciateur : ils ne deviennent une voix que s’ils sont exhibés et donnés à entendre comme le discours de l’autre (Amossy 2005, p. 66).

L’altérité en discours se manifeste clairement, selon Ruth Amossy, à travers la doxa. La question qui se pose est celle des marqueurs linguistiques qui l’exemplifient en contexte. Amossy propose de se référer au soubassement doxique des discours. Ce soubassement doxique se manifeste dans des formes lexicales particulières qui soulignent la collectivité d’une opinion. Ces expressions et formes lexicales rappellent un savoir et des éléments culturels partagés par les entités impliquées dans une situation de communication. Ainsi, un locuteur donné, en recourant à des expressions et formes lexicales comme « les gens disent », « les gens pensent », « on dit », « ils croient », « tout le monde sait », « il se dit que », « j’entends dire que », convoque dans son discours un « déjà-dit » qui relève de la doxa. En outre, l’utilisation de certains déterminants définis en contexte réfère à un savoir que le locuteur suppose présent dans l’esprit de son interlocuteur. Enfin, la délocutivité du discours permet au locuteur de souligner le caractère collectif ou général d’un point de vue, d’une opinion.

Il nous revient, dans l’analyse qui va suivre, de rechercher les traces de dialogisme pris comme manifestation de l’altérité en discours et dont le discours rapporté et l’interdiscours constituent des modalités d’expression. Ce travail se fera à partir d’un corpus de discours prononcés par Laurent Gbagbo dans le cadre de la précampagne de l’élection présidentielle de 2010. Il faut dire que cette élection est intervenue après celle de l’année 2000 remportée par Laurent Gbagbo. Aussi, l’élection présidentielle ivoirienne de 2010 avait-elle été présentée comme une élection de sortie de la crise politico-militaire déclenchée en septembre 2002, et qui avait eu pour corollaire la partition du pays. De nombreux accords de sortie de crise avaient permis d’arriver à cette précampagne dans laquelle s’étaient affrontés les principaux leaders politiques du pays. C’étaient, outre Laurent Gbagbo, président en exercice à l’époque, Konan Bédié et Alassane Ouattara.

Konan Bédié est un ancien président de la République de Côte d’Ivoire. Il a succédé à Félix Houphouët-Boigny en 1993, a été réélu en 1995, et renversé par un coup d’État militaire en décembre 1999. Revenu d’exil, il a réorganisé son parti, le PDCI RDA, et s’est mis à la reconquête de la présidence. Alassane Ouattara fut également collaborateur d’Houphouët-Boigny et son unique Premier ministre. À la mort d’Houphouët-Boigny, il perd la bataille pour la succession face à Konan Bédié. Il part travailler au FMI avant de revenir prendre la tête d’un parti politique, le Rassemblement des Républicains (RDR). Konan Bédié et Alassane Ouattara revendiquent tous les deux l’héritage d’Houphouët-Boigny. Restés longtemps en conflit ouvert, ils vont finir par se rapprocher, et de ce rapprochement va naître une alliance politique qui va se donner pour finalité de combattre démocratiquement le président en exercice, c’est-à-dire Laurent Gbagbo.

Ce dernier, opposant historique à Houphouët-Boigny, a été de tous les combats pour l’avènement du multipartisme en Côte d’Ivoire. Ancien syndicaliste, il cultive une rhétorique de libération des peuples africains de l’impérialisme occidental, choix idéologique qui le conduira à un leadership de proximité teinté de nationalisme.

On ne peut oublier Guillaume Soro, personnalité politique qui a joué un rôle majeur dans la crise militaro-politique ivoirienne. Ancien de la Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire dont il fut l’un des plus charismatiques secrétaires généraux, Guillaume Soro fut très proche de Gbagbo avant de basculer dans le camp Ouattara, au début des années 2000. En 2002, il se signale à la tête de la rébellion venue du nord pour renverser Laurent Gbagbo. Mais, à la suite de plusieurs accords entre les parties belligérantes, sous les auspices de divers médiateurs, Laurent Gbagbo nomme Guillaume Soro Premier ministre en 2007, avec pour mission de sortir la Côte d’Ivoire de la crise militaro-politique et cela, par l’organisation d’élections justes, transparentes et inclusives. Vu l’enjeu de ces élections présidentielles de 2010, le contexte de la précampagne va donner lieu à la tenue de plusieurs discours dont quelques-uns de Laurent Gbagbo constituent ici le corpus d’illustration de notre propos.

L’altérité discursive à l’œuvre dans le corpus

Si l’on se réfère aux travaux de Bakhtine (Bakhtine 1978), l’altérité en discours se manifeste par la présence d’un discours au sein d’un autre discours. La représentation d’un discours dans le discours sous une forme explicite ou implicite se manifeste de diverses manières dans le corpus de cette étude.

Les formes du discours rapporté dans le corpus

La première manifestation explicite d’un discours différent de celui du locuteur est le discours rapporté ou discours représenté. La règle ici est qu’au moins deux discours sont mis en rapport, enchâssés. L’idée est qu’un discours tenu comprend un autre discours qui se distingue du premier par la source à laquelle le second est attribué. La notion de discours rapporté recouvre plusieurs formes dont l’auto-citation, la citation d’un propos attribué à un locuteur clairement identifié et la reprise, par le moyen des verbes de parole, de pensée ou de croyances d’opinion plutôt collective.

L’autocitation

L’autocitation simple consiste, chez un locuteur, en la reprise explicite, dans une situation d’énonciation spécifique, de propos antérieurement énoncés par lui-même. Une variante de l’autocitation chez Laurent Gbagbo est la reprise de sa conversation avec des personnalités du champ politique ou artistique ivoirien. L’extrait suivant illustre cette forme de citation :

D’abord, permettez-moi de saluer des personnalités que je n’attendais pas et qui sont là. Il y en a que j’attendais, parce que je leur ai passé un coup de fil. Je voudrais saluer d’abord notre « Jagger », Alpha Blondy. On dit d’Alpha Blondy qu’il est fou. Il n’est pas du tout fou. Un jour, à Yamoussoukro, mes plus proches collaborateurs m’ont annoncé ceci : « Alpha Blondy est venu vous voir ». J’ai répliqué : « Qu’est-ce qu’il veut ? », ils m’ont répondu : « Il veut vous voir ». Je leur ai dit : « Faites-le venir pour qu’on discute ». Il est venu, on a dîné. Après le dîner, je lui ai posé la question suivante : « Alpha, qu’est ce qui se passe ? » Sa réponse a été la suivante : « Pour mettre fin à la crise, il faut vous lever. Il faut aller prendre Soro[1]. Vous vous enfermez dans une salle pour discuter, jusqu’à ce que vous trouviez une solution ». C’était après qu’Amani N’Guessan[2] m’ait dit la même chose ; mais, avant que Désiré Tagro[3] n’ait commencé les négociations (Discours de présentation du livre-programme et du comité d’experts de la campagne, 29 décembre 2009).

Le constat de l’enchâssement de plusieurs discours dans le même propos est évident. En même temps qu’il cite ses propos antérieurs (J’ai répliqué : « Qu’est-ce qu’il veut ? »), il fait mention de ceux de ses « plus proches collaborateurs » mais également les propos de l’artiste Alpha Blondy (Sa réponse a été la suivante : « Pour mettre fin à la crise, il faut vous lever. Il faut aller prendre Soro. Vous vous enfermez dans une salle pour discuter, jusqu’à ce que vous trouviez une solution »). Le locuteur représente, dans son énonciation, une pluralité de sources énonciatives.

La citation

Le principe ici est que le locuteur cite explicitement, rapporte des propos attribués à un tiers identifiable. Dans le cas spécifique du corpus d’étude, le locuteur Laurent Gbagbo cite des discours de personnalités nationales comme Houphouët-Boigny :

Je vais vous citer deux passages de deux textes d’Houphouët, deux discours. Il y a des discours dont on parle beaucoup. Je vais vous lire seulement le premier paragraphe du discours d’Houphouët à l’Assemblée Nationale Française, pour la suppression du travail forcé :

« Mesdames et messieurs – c’est Houphouët qui parle le 30 mars 1946 – c’est en Hommes Libres que nous entendons entrer librement dans l’Union Française. Or, nous ne sommes pas tous libres. Le travail forcé, cette survivance de la corvée autrefois si décriée en France, auquel nous demeurons assujettis, fera de nous des esclaves dans l’Union, s’il n’est pas aboli au préalable. Il ne saurait y avoir dans l’Union Française, des Maîtres et des Esclaves. Mais, des aînés et des cadets d’une même et grande famille ; des cadets respectueux de l’âge, reconnaissants des grands, des services rendus ; des aînés soucieux de faire rattraper aux cadets, l’avance prise sur eux dans le difficile chemin de la Liberté et de la Civilisation » (Discours tenu lors du rassemblement de l’Union des Houphouëtistes pour le dialogue. Yamoussoukro, 2009).

Dans ces cas précis, le locuteur Laurent Gbagbo cède la parole au locuteur cité par le recours explicite au style direct. La responsabilité énonciative revient donc au locuteur cité même si l’ensemble du discours reste mis en scène par le locuteur citant à qui incombe la liberté de choisir le segment voulu en fonction de ses attentes.

Les formes indirectes du discours rapporté : le tiers parlant

Les formes indirectes du discours rapporté sont insérées dans les propos de Laurent Gbagbo à travers les verbes d’opinion et de pensée. Cette variante rappelle la notion de « tiers parlant » que Marie-Anne Paveau emprunte à Peytard et qu’elle définit comme suit : « J’entends par “tiers-parlant” un ensemble indéfini d’énoncés prêtés à des énonciateurs, dont la trace est manifestée par : “les gens disent que…, on dit que…, on prétend que…, mon ami m’a dit que…”). Énoncés qui appartiennent à la masse interdiscursive, à laquelle empruntent les agents de l’échange verbal pour densifier leurs propos » (Paveau 2014, p. 113).

Ces locutions introductives de paroles, de pensées ou de croyances permettent de signaler des opinions, pensées ou croyances attribuées à une collectivité dont le locuteur se démarque :

C’est pourquoi, tous les Ivoiriens et tous ceux qui vivent en Côte d’Ivoire, doivent mesurer la portée historique de cette élection, pas seulement pour le fait de changer les Institutions et de choisir de nouveaux hommes, mais véritablement, pour le fait que nous changeons d’époque. Et, il nous faut changer d’époque. Il nous faut sortir de l’ère où on s’est amusé et où on a pensé qu’avec les coups d’État, on pouvait changer des régimes. Non ! Les gens ont cru qu’avec la mort d’Houphouët, le pouvoir était suffisamment fragile et faible pour armer quelques jeunes gens et venir s’emparer du pouvoir et de la Côte d’Ivoire. Je veux dire aujourd’hui qu’il n’est pas possible que je ne me batte pas contre de telles pratiques. Et contre ceux qui croient que quelques fusils peuvent changer le cours de l’histoire de la Côte d’Ivoire (Propos liminaires après le dépôt de la candidature, Abidjan, 16 octobre 2009).

Le locuteur fait référence à une opinion ou une croyance par le moyen des verbes d’opinion penser et croire. La généralité de cette croyance ou opinion est suggérée par l’expression les gens comme agent du verbal penser et le pronom ceux agent du verbal croire. Ce en quoi « les gens croient » ou la pensée « des gens » ramène à une forme de la doxa en cours. Cette opinion communément admise à un moment donné dans la société ivoirienne signale le recours à l’altérité discursive dans le discours de Laurent Gbagbo. Dans le contexte ivoirien, les années 2000 ont été marquées par l’irruption des armes dans la conquête du pouvoir avec une succession de coups d’État puis une rébellion armée à partir de 2002. Cette propension au recours aux armes est nécessairement fondée sur une opinion de ceux qui le font. Il s’agit d’une opinion sur les modalités de dévolution du pouvoir à laquelle le locuteur se réfère.

Dans la même dynamique, lorsqu’il utilise la construction verbale entendre dire, il fait mention d’un discours, d’une opinion qui circule comme mentionné ci-dessous :

Donc, je ne vous envoie pas en mission pour insulter les gens ; parce que c’est celui qui n’a rien à dire qui insulte. Quand j’entends certaines personnes dire que les gens du Gouvernement actuel volent, cela ne vous fait pas pitié ? Est-ce que ce n’est pas « pitiant » ? J’entends certaines personnes qu’on voit ici, qui disent : « oui, les gens volent ». C’est vrai on est à la maison, donc, on peut se taquiner ; chacun peut taquiner un peu l’autre et puis chacun peut attaquer un peu l’autre. Mais, quand tu es le Chef d’une chose et toi tu viens me dire que je suis comme toi !!!

Chers amis, nous sommes venus discuter entre nous, mais comme la campagne approche, je voudrais dire deux mots sur des phrases que j’entends ici et là. Il y a des candidats qui disent : « Il ne faudra pas vous laisser éliminer des listes électorales ». Je voudrais répondre que ce n’est pas moi qui ai été chercher la SAGEM. Ce sont ceux qui n’ont pas confiance en leur pays qui sont allés chercher une structure privée étrangère (Discours de présentation du livre programme, 29 Décembre 2009).

Cette catégorie permet au locuteur d’évoquer des opinions sans faire référence à leurs auteurs explicites. Cependant, dans le contexte ivoirien, l’auditoire devine aisément ceux à qui il fait allusion. Par exemple, dans la séquence reprise ci-dessous, il aborde l’opinion qui circule sur la « trahison de Guillaume Soro » :

Aujourd’hui, il y a des gens qui se lèvent et qui s’attaquent à Soro Guillaume. On l’accuse d’être traître. Ah bon ! Qui a-t-il trahi ? Moi, après l’Accord de Ouagadougou que j’ai signé avec Soro Guillaume, je lui ai proposé le poste de Premier Ministre, il a accepté. On avait un programme, c’est de ramener la paix et de faire les élections. Certains qui n’étaient même pas présents en ce moment, se lèvent et disent : « Soro Guillaume est un traître ! » Mais qui a-t-il trahi ? Par quel contrat était-il lié à eux ? Il faut qu’ils le disent (Adresse à la jeunesse ivoirienne, Abidjan, 31 octobre 2009).

Il fait référence à un discours qui a fait son chemin entre 2007 et 2010. Cette période marque la nomination de Guillaume Soro, alors chef rebelle, au poste de Premier Ministre par Laurent Gbagbo. Cette nomination a engendré des mécontentements dans les rangs de la rébellion et de l’opposition politique d’alors. Et le chef rebelle a vite été accusé (jamais officiellement) de trahison. Cette opinion, que le locuteur Laurent Gbagbo mentionne par le moyen du verbe de parole dire dans son propos, a circulé dans le corps social ivoirien.

L’interdiscours dans le corpus

L’interdiscours ramène, dans une certaine mesure, au discours ambiant admis par la communauté comme circulant mais non attribué à un auteur identifié. C’est donc un discours très souvent général qui souligne les croyances, les opinions et autres certitudes d’un groupe donné qu’un locuteur convoque par divers moyens linguistiques. Dans le discours de Laurent Gbagbo, différents éléments soulignent la présence de ce discours collectif qui prend plusieurs formes.

L’interdiscours implicité

En premier lieu, il faut noter une forme d’interdiscours sous-jacente qui joue sur les implicites c’est-à-dire des contenus susceptibles d’être dégagés à partir d’énoncés donnés. Dans le corpus, cette forme peut être illustrée avec l’usage de la contradiction voire de la dénégation dans l’extrait suivant :

Chers jeunes, regardez bien la Côte d’Ivoire. Il y en a qui vont à l’école qui ont la Licence, le Doctorat, l’Agrégation, mais il n’y a pas que cela sur la terre ! Regardez la Côte d’Ivoire ! Sansan Kouao[4] n’a pas le CEPE, mais il a plein d’argent ! Regardez Bléhoué Aka d’Aboisso[5]. Il a 1000 hectares d’hévéa ; 600 hectares de Cacao ; 400 hectares de Café. Lui, il ne demande rien à personne. Il n’emprunte rien à aucune Banque. J’ai dit Sansan Kouao, Bléhoué Aka ; je dis aussi Yao Fils Pascal ; Brou Adou. Regardez Singo Maniga[6] ! Il y a partout des gens qui s’enrichissent sans avoir été à l’école. Nous allons construire des écoles pour que les jeunes sachent lire, écrire, signer, parler avec les banques. Mais il n’y a pas que les diplômes qui donnent de l’argent. Regardez Ouattara Zanga, Président du Conseil Général de Ferkéssédougou ! Il a un château à Pogo. Ouattara Zanga, je l’ai connu dans l’armée. Il n’est pas docteur, il n’est pas agrégé, mais il a l’argent (Adresse à la jeunesse ivoirienne, Abidjan, 31 octobre 2009).

Le retour régulier de la conjonction mais permet d’introduire une idée contraire à une autre déjà exprimée ou bien sous-entendue. Dans le discours de Gbagbo, cette conjonction marque une interaction entre son opinion (ce n’est pas l’école seulement qui assure le succès ou la réussite sociale) avec une doxa largement partagée qui lie la fortune aux diplômes de l’enseignement classique.

Il y a certes une doxa qui se signale dans ces différents éléments soulignés dans le discours de Laurent Gbagbo. Incrustée dans le discours par divers procédés et outils linguistiques, cette doxa se particularise cependant par le fait qu’elle n’a pas l’assentiment du locuteur qui s’en démarque. Cette relation de distanciation d’avec cette opinion collective permet de parler d’interdiscours contesté.

Les formes de l’interdiscours reprenant les opinions collectives

Le locuteur Laurent Gbagbo a aussi recours à une forme d’interdiscours plus générale introduite, entre autre, par le pronom indéfini on :

Troisièmement, il faut dire aux jeunes que nous avons été ensemble depuis longtemps, depuis toujours. On dit que c’est moi qui ai lutté pour la Démocratie ; mais je n’aurais pas pris les clés sans les jeunes ! Toutes les manifestations, toutes les marches, tous les meetings ici et ailleurs, ce sont les jeunes qui les ont menés ! Tous les combats, en 1990, en 1992, ce sont les jeunes (Adresse à la jeunesse ivoirienne, Abidjan, 31 octobre 2009).

Le pronom indéfini on ramène dans cette utilisation à tout le monde. Il marque un effet de généralisation, signale une opinion collective qui, en général, court dans les maximes, les dictons, les proverbes et l’ensemble des locutions et expressions signalant des opinions ou croyances à valeur de vérité générale ou évidentielle. Le pronom on constitue, dans ces cas spécifiques, un marqueur de la doxa dans le discours du locuteur ce qui en fait une marque de l’altérité.

D’autres ressources langagières signalent le discours dont le locuteur n’est pas la source. On citera, entre autre, des expressions comme tout le monde sait :

La deuxième idée forte, c’est que j’ai été Candidat en 1990. Pour des raisons que tout le monde sait, je n’ai pas été Candidat en 1995 ; mais, j’ai été Candidat en 2000. C’est donc pour la troisième fois que je suis Candidat. Depuis 1990, je vous propose inlassablement des réformes sociales en profondeur pour la Côte d’Ivoire (Propos liminaires après le dépôt de la candidature, Abidjan, 16 octobre 2009).

Certains adverbes comme évidemment :

Nous allons aussi, au niveau de l’Économie, développer les Mines, l’Energie, etc. Nous avons beaucoup de richesses minières en Côte d’Ivoire ; mais, évidemment, nous ne pouvons pas aller plus loin dans un pays en guerre. Nous ne pouvons pas avoir des discussions approfondies tant que ce pays est en guerre (Propos liminaires après le dépôt de la candidature, Abidjan, 16 octobre 2009).

Le recours aux verbes de modalités surtout la modalité épistémique (savoir), déontique (devoir), volitive (pouvoir) :

On pouvait se contenter d’être généreux et régler les problèmes en 1960.

Aujourd’hui, il faut mettre en place une politique sociale hardie. C’est pourquoi, entre autres choses, je vous avais proposé la Décentralisation, l’École Gratuite et l’Assurance Maladie Universelle (AMU). À cause de la guerre survenue en septembre 2002, nous n’avons pas pu appliquer tout ce programme (Propos liminaires après le dépôt de la candidature, Abidjan, 16 octobre 2009).

Dans ces différentes séquences, l’interdiscours s’incruste subtilement dans les propos du locuteur sous la forme d’un savoir, d’une évidence, une donnée indépendante de lui. Il s’agit d’une connaissance éprouvée qui s’impose d’elle-même. Ainsi, lorsqu’il expose sur l’accession à la présidence en disant qu’« en droit, tout le monde peut être Président de la République ; tous les Ivoiriens sont égaux, en droit, et peuvent donc être Président de la République. Mais, en politique, n’importe qui ne devient pas Président de la République. En politique, n’importe qui ne devient pas Président de la République, alors qu’en droit, tout le monde a les mêmes droits », il procède à une déclaration épistémique qui s’appuie non pas sur sa volonté mais plutôt sur la réalité des choses. C’est donc la voie de l’expérience collective qui fait écho dans le propos du locuteur même s’il s’agit d’une stratégie pour faire accepter une opinion personnelle placée sous le couvert de l’universalité.

Enfin, il y a lieu de signaler l’utilisation de l’article défini le pour accompagner le substantif combat dans la séquence suivante :

Chers Amis, je termine en disant donc que je suis Candidat. Je suis Candidat pour la Côte d’Ivoire. Je suis Candidat pour les Ivoiriens et les Ivoiriennes. Je suis Candidat pour continuer le combat que nous avons commencé. Je suis Candidat pour continuer le combat que nos parents ont commencé depuis les années 40 et que certains ont abandonné. Je suis Candidat pour la Côte d’Ivoire. Le combat a commencé, en avant ! (Propos liminaires après le dépôt de la candidature, Abidjan, 16 octobre 2009)

Cet extrait du discours de Laurent Gbagbo lors du dépôt de sa candidature est remarquable par la répétition du groupe nominal le combat. L’article défini suppose que l’auditoire connaît le combat dont il est question. Il y a donc un savoir commun qui est convoqué. Dans le contexte ivoirien, référence est faite à la lutte contre la colonisation mais également à la lutte pour l’instauration du multipartisme dont Laurent Gbagbo fut un artisan de premier niveau. La doxa qui a cours dans son propos est incontestablement celle du combat permanent pour la libération de la Côte d’Ivoire. Il s’agit d’une opinion partagée selon laquelle la libération des pays africains n’est pas effective. Ceux-ci seraient toujours dominés par les pays Occidentaux et les anciennes puissances coloniales à travers le néocolonialisme.

Les implications de l’altérité discursive chez Laurent Gbagbo

Ce travail descriptif a permis d’établir que le discours de Laurent Gbagbo n’est pas clos sur lui-même. Mieux, il est au centre d’une multitude de relations dialogiques aussi bien avec les discours des autres acteurs du champ politique qu’avec le discours ambiant. Il est donc pertinent de rechercher les visées de cette interaction, de ce recours à l’altérité discursive dans le discours de précampagne dominé par la compétition, la nécessité de rallier l’électorat et de discréditer les potentiels adversaires. Dès lors, la citation, le discours rapporté et l’évocation de l’interdiscours vont au-delà de la relation du point de vue exprimé par la source citée. Ces éléments sont mobilisés dans une perspective argumentative de légitimation de soi ou de délégitimation de l’autre avec le recours à la modalité polémique. Ils servent, en outre, en tant qu’argument d’autorité, à établir la validité de l’interprétation du journaliste.

La citation chez Laurent Gbagbo : de l’argument par le modèle à l’adaptation à l’auditoire

D’Aristote à Ruth Amossy en passant par Chaïm Perelman, il est établi que l’entreprise de persuasion exige une adaptation à l’auditoire. Le locuteur Laurent Gbagbo ne déroge pas à ce principe. En témoigne sa référence constante à Houphouët-Boigny qu’il cite et auquel il s’identifie dans l’extrait suivant :

Il faut que les Ivoiriens sachent que Houphouët est entré dans la politique en réclamant la Liberté […] comme, Ferhat Abbas, en Algérie ; Hô Chi Minh, au Vietnam, sont entrés en politique en réclamant la Liberté, l’Égalité […].

Chers amis, Houphouët est entré en politique en réclamant la Liberté, en réclamant l’Egalité, entre les hommes. Je suis entré en politique en réclamant la Liberté et l’Egalité ; en réclamant pour chaque citoyen, le droit de se mettre au service de son pays, la Côte d’Ivoire. C’est tout. (Discours tenu lors du rassemblement de l’Union des Houphouëtistes pour le dialogue, Yamoussoukro, 2009)

Il convient de préciser que cette citation a été faite lors d’une réunion publique de personnalités politiques se réclamant de l’héritage de Houphouët-Boigny. Il faut également signaler qu’en Côte d’Ivoire, Houphouët-Boigny constitue une figure tutélaire qui, malgré un long règne parfois controversé, a fini par être perçu comme une personnalité au-dessus de la mêlée, un modèle d’engagement pour la construction du pays. Et une frange importante de la classe politique, surtout dans la décennie 2000 marquée par des crises politiques, revendiquait son héritage. Même ceux qui l’ont combattu de son vivant, pendant qu’il était au pouvoir, ont fini, parfois contre toute attente, par se proclamer houphouëtistes. Devant un tel auditoire et dans le contexte ivoirien que l’on connaît, lorsque le locuteur fonde son discours et son engagement politique sur la vie de Houphouët-Boigny, mieux, lorsqu’il le cite et s’identifie à lui, deux orientations, au moins peuvent se faire. Il s’y perçoit, dans un premier temps, une argumentation par le modèle. Selon Perelman, l’argumentation par le modèle, comme l’argument d’autorité, suppose qu’il s’agit d’une autorité qui, par son prestige, sert de caution à l’action envisagée (Perelman, 2010, p. 140). Par la citation et la référence, Houphouët-Boigny est élevé au rang de modèle de combattant pour la liberté. C’est une prémisse largement partagée dans la société ivoirienne qui sert de caution au combat politique de Laurent Gbagbo. En conclusion, l’action de ce dernier est donc dans la lignée de celui qui est considéré comme le père fondateur de la Côte d’Ivoire. Par ailleurs, face à cet auditoire acquis à la cause d’Houphouët-Boigny, figure tutélaire qui fait autorité dans le champ politique ivoirien, il y a manifestement, chez le locuteur, une volonté d’adaptation à l’auditoire avec lequel il partage la même filiation politique. L’intérêt de cette situation, pour Laurent Gbagbo, est d’accroître le capital d’estime de l’auditoire pour lui et de le disposer à l’accepter dans le contexte de compétition électorale.

L’altérité discursive au service de la construction d’un leadership de proximité

Le maniement de l’altérité discursive par Laurent Gbagbo dévoile une présentation de soi fondée sur la proximité. Cela est surtout mis en évidence lorsque le locuteur enchâsse plusieurs discours :

Un jour, à Yamoussoukro, mes plus proches collaborateurs m’ont annoncé ceci : « Alpha Blondy est venu vous voir ». J’ai répliqué : « Qu’est-ce qu’il veut ? », ils m’ont répondu : « Il veut vous voir ». Je leur ai dit : « Faites-le venir pour qu’on discute ». Il est venu, on a dîné. Après le dîner, je lui ai posé la question suivante : « Alpha, qu’est ce qui se passe ? » (Discours de présentation du livre-programme et du comité d’experts de la campagne, 29 décembre 2009)

Par la nature libre et sans protocole des échanges mis en évidence, par la facilité avec laquelle il déclare avoir reçu chez lui un artiste pour discuter et dîner, il est aisé de percevoir un leader proche de ses collaborateurs, flexible sur son agenda. Le faisant, Laurent Gbagbo projette une image de soi traduisant un leadership de proximité qui cadre parfaitement avec son parcours politique, dans lequel il s’est toujours voulu proche des couches populaires, mettant toujours ainsi en avant ses origines modestes. D’ailleurs, il le dit dans l’extrait suivant :

Pendant qu’on préparait ce meeting, vous avez découvert une photo que j’ai prise quand j’étais au CM2, sans chaussures. C’est pour vous montrer que j’étais d’une famille pauvre. Et je suis fier que « Magic System » ait chanté tout à l’heure. Aujourd’hui, nous ne sommes plus à l’époque où on dit : « Qui est ton père ? Ton père, c’est qui ? Qui sont tes parents ? » Nous, quand nous étions jeunes et que nous allions voir certains amis, on nous demandait à la porte : « Toi, tu es de quelle famille ? ». On répondait : « Je n’ai pas de famille. C’est moi-même ma famille » (Adresse à la jeunesse ivoirienne, Abidjan, 31 octobre 2009).

En arrière-plan à ces propos, il y a l’image du « self made man ». L’évocation du groupe musical ivoirien « Magic System » connu pour sa persévérance et les origines modestes des artistes qui le forment, la référence à une opinion doxique signalée par l’adverbe aujourd’hui ou encore par la modalité délocutive « l’époque où on dit », ouvrent une lucarne qui permet au locuteur de préciser un changement de paradigme marqué par le changement du questionnement sur la filiation « qui est ton père ? Ton père, c’est qui ? Qui sont tes parents ? ». Le leadership de proximité se manifeste dans le fait que le locuteur se présente comme un homme ordinaire. Ce qui, dans une perspective argumentative, est susceptible d’attirer la sympathie de l’Ivoirien commun qui se voit lié par une communauté de destin avec le leader « sorti des couches défavorisées ».

L’altérité discursive comme stratégie de disqualification de l’autre

Au-delà de la construction d’une image de soi favorable, l’altérité discursive se présente comme un moyen de disqualification de celui dont le discours est cité ou évoqué notamment par l’usage de la voix du tiers parlant dont il a été précédemment question. Dans le corpus, Laurent Gbagbo évoque les accusations de vol des deniers publics formulées contre son système. Il évoque également une certaine opinion qui accuse Guillaume Soro, Premier ministre, de trahison. En outre, il fait très souvent référence à des opinions qu’il attribue à une collectivité pour ensuite marquer son opposition à ladite opinion. Ce faisant, au-delà de l’affirmation de sa position, il déconstruit l’opinion en question tout en attaquant par la même occasion la crédibilité de ceux qui la tiennent. Il entend ainsi retourner la situation en sa faveur. Ainsi, face aux accusations de vol, il rappelle à ses détracteurs qu’ils ont été pires que lui. C’est dire, dès lors, que ces derniers sont moins légitimes à l’accuser de prévarication.

Dans la même veine, Laurent Gbagbo fait référence à l’accusation de trahison portée contre Guillaume Soro en intégrant, dans son énoncé, la voix du tiers : « Certains qui n’étaient même pas présents en ce moment, se lèvent et disent : “Soro Guillaume est un traître !” ». À partir de cette voix, il s’interroge sur les victimes et l’objet de la trahison : « Mais qui a-t-il trahi ? Par quel contrat était-il lié à eux ? Il faut qu’ils le disent ». Pour rappel, dans le contexte ivoirien de 2002 à 2010, Guillaume Soro était le chef de la rébellion qui a attaqué le pouvoir de Laurent Gbagbo. Une partie de l’opinion a vu, derrière cette attaque, les mains d’Alassane Ouattara dont Guillaume Soro était très proche. À l’instar d’Alassane Ouattara qui a toujours nié être le père de la rébellion, Guillaume Soro s’est toujours défendu d’être à la solde du premier des républicains. La nomination de Soro comme Premier ministre par Laurent Gbagbo a été perçue comme un signe de son ralliement à ce dernier au détriment d’Alassane Ouattara. De là, découle l’idée d’une trahison formulée et diffusée insidieusement dans les milieux proches de l’ancien fonctionnaire du FMI. En reprenant cette opinion et en recourant à la modalité interrogative sur la trahison supposée, Laurent Gbagbo revient sur l’accusation de collusion entre la rébellion et Ouattara, son adversaire qu’il espère ainsi discréditer quand bien même ce dernier clamerait haut et fort son attachement à la démocratie dans la conquête du pouvoir d’état.

Conclusion

Au terme de cette analyse de discours, il convient de retenir avant tout que l’altérité discursive, considérée du point de vue du dialogisme bakhtinien, étendu par d’autres théoriciens, en termes d’interdiscursivité et d’interlocutivité, est une propriété du discours, en général, et du discours politique, en particulier. C’est pourquoi, on a pu noter clairement les traces de cette altérité discursive dans des fragments de discours que Laurent Gbagbo a tenu durant la précampagne électorale de l’élection présidentielle ivoirienne de 2010. Il n’y a pas à s’y méprendre, l’altérité discursive est une véritable stratégie de communication que l’opposant historique à Félix Houphouët-Boigny devenu président de la République a choisi visiblement pour construire son image présidentielle d’homme de la situation et déconstruire, c’est de bonne guerre, celle des autres. À tout prendre, notre analyse a bien montré que Laurent Gbagbo, en politicien aguerri, sait exploiter avec la plus grande dextérité la technique de l’altérité dialogique qui le mêle inextricablement aux masses populaires.

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  1. Guillaume Soro, Secrétaire Général des Forces Nouvelles.
  2. Ministre de la Défense
  3. Ministre de l’Intérieur
  4. Riche planteur.
  5. Riche planteur.
  6. Riches planteurs.

Pour citer cet article

Coulibaly, Nanourougo. 2023. L’altérité en discours : une ressource argumentative dans le discours de campagne ? Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 1(0), en ligne. DOI : 10.46711/magana.2023.1.0.5

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La revue MAGANA. L’Analyse du discours dans tous ses sens est sous licence Creative Commons CC BY-SA 4.0, disponible en ligne, en format PDF et, dans certains contextes, en version imprimée.

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