Une image de l’analyse du discours en Afrique de l’Ouest. Présentation

Aimée-Danielle LEZOU KOFFI et Marie-Anne PAVEAU

 

Depuis l’année 2019, l’analyse du discours en Afrique subsaharienne connaît des bruissements. En effet, sur cet espace, après de longues années de recherche solitaire, des spécialistes de la discipline ont éprouvé le besoin de mener leurs recherches en synergie. Ainsi, le Réseau Africain d’Analyse du Discours (R2AD) a été créé en 2019 et présenté au monde scientifique en 2021. La même année, paraît un numéro thématique de la revue algérienne Altralang, « L’analyse du discours en Afrique francophone. État des lieux, pratiques et perspectives » (Bensebia et al. coord., 2021). En 2022, les actes des journées de lancement sont publiés (Sy et al. coord. 2022) et le projet ADAS (Analyse du discours en Afrique subsaharienne. Histoire, épistémologie, théories) voit le jour avec deux missions au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Ainsi, cinquante ans après les débats sur la philosophie africaine, L’affaire de la philosophie africaine dira Fabien Eboussi Boulaga (2011), l’analyse du discours africaine, issue globalement de l’école française d’analyse du discours, « fait sa révolution ». Avec une trajectoire différente et une histoire plus récente, puisque l’intégration des pionnier·es[1] au sein des universités africaines ne s’est faite que dans les années 1990, elle voudrait mieux prendre en charge les problématiques institutionnelles, scientifiques et sociales spécifiques au contexte discursif africain.

Elle s’inscrit en cela dans un mouvement général de décentrement des savoirs, en Afrique et dans les mondes anciennement colonisés, qui se développe dans la continuité historique longue des gestes critiques du postcolonialisme et du décolonialisme. Travaillé depuis assez longtemps par la philosophie (Ela 2006, 2007 ; Hountondji 1994, 2001 ; Diagne 2013 ; Mudimbe 2021), ce décentrement semble toucher actuellement les disciplines de la langue, du texte, du discours et de la communication, comme le montrent différentes manifestations contemporaines de la publication du présent numéro : en novembre 2023 est programmé au Sénégal un colloque international intitulé  « Les sciences de l’information et de la communication : vues d’ailleurs, vues d’Afrique », organisé par le Centre des sciences et techniques de l’information de l’Université Cheikh Anta Diop à Dakar et l’Unité de formation et de recherche Civilisations, Religions, Arts et Communication de l’Université Gaston Berger à Saint-Louis ; le mois suivant est prévu à Dakar un colloque de sociolinguistique, « La sociolinguistique en Afrique. Pistes pour des perspectives alternatives » qui, s’inscrivant explicitement dans un mouvement de « décolonisation des savoirs », a pour objectif d’ouvrir un processus réflexif sur les pratiques de la discipline en Afrique et d’interroger l’extraversion encore importante qui marque les travaux des chercheur·es africain·es. Organisé au sein du département de Lettres modernes de l’UCAD, il aura lieu conjointement, et de manière emblématique, dans cette université et au Musée des Civilisations Noires.

Les choses bougent donc du côté de l’analyse des phénomènes de langage et de communication, et, de manière significative, le « 1er Colloque international de l’Observatoire du Plurilinguisme africain » (observatoire créée à l’initiative de l’Université Assane Seck de Ziguinchor au Sénégal) aura lieu à l’Université de Dschang au Cameroun en décembre 2023 également, intitulé « Penser les pratiques, l’apprentissage, l’enseignement des langues et cultures africaines face au marché de l’emploi » et organisé à l’initiative de Léonie Tatou Métangmo. Le décentrement s’accomplit donc aussi par rapport à la langue française, et fait écho au programme qui était, pour la littérature, celui de Ngūgī wa Thiong’o dès la publication de Decolonizing the Mind en 1986 (Ngūgī wa Thiong’o, 2011), et, pour la philosophie et les sciences humaines et sociales, de Kwasi Wiredu qui, en 1995, exhortait ses collègues anglophones à penser et écrire en langues africaines (Wiredu, 1995).

C’est dans ce contexte et cette histoire que la nouvelle Revue Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens voit aujourd’hui le jour, avec la volonté d’étendre les possibilités de publication des spécialistes du Sud global en général et d’Afrique en particulier. L’on pourrait s’interroger, à raison, sur la nature des spécificités d’une analyse du discours africaine. Les contributions de ce premier numéro mettent en évidence un faisceau de pratiques et d’objets d’étude et révèlent les lieux de construction d’une analyse du discours africaine. Ils sont situés entre analyse de pratiques socioculturelles, discours politiques et discours littéraires, autrement dit trois grands domaines de l’analyse du discours telle qu’elle s’est stabilisée et disciplinarisée au niveau mondial, travaillés ici sur des corpus africains. Ce reflet des grandes orientations des corpus de l’analyse du discours est en partie le fruit du hasard, puisque les contributions réunies dans ce numéro liminaire sont des republications de pionnier·es ou de chercheur·es senior·es, dont le choix leur a été laissé[2]. C’est donc tout naturellement, pourrait-on dire, ou plutôt historiquement, que le profil de ce numéro s’est constitué, qui avait pour but de fournir une première tentative de réponse au déficit de visibilité des résultats de la recherche africaine, l’idée de départ du numéro étant de valoriser des publications que leur support papier ne permettait pas de diffuser. Et tout aussi « historiquement » s’est constituée l’évidente répartition genrée dont témoigne le sommaire, largement profitable aux auteurs masculins, qui ne fait que refléter la sociologie contemporaine des chercheur·es senior·es dans la sous-région. Au final, ce numéro constitue une image, sinon fidèle, du moins représentative de la situation de l’analyse du discours francophone dans la sous-région Ouest dans les vingt dernières années.

La livraison s’organise en deux grandes parties, la première rassemblant des textes sur des corpus culturels et politiques, et la seconde des travaux sur des œuvres littéraires.

Les deux premiers articles analysent des discours africains inscrits dans une dimension communautaire. Le premier, celui de Saïbou Adamou Amadou, exploite la Charte de Kurukan Fuga, texte issu de l’oralité africaine. Présentée comme un outil de régulation du vivre ensemble en Afrique subsaharienne et un modèle dont les communautés africaines pourraient s’inspirer pour revenir à elles-mêmes (savoirs endogènes), la Charte n’est pas exempte de polémiques dont l’analyse rend compte. Le deuxième article, celui de Kalidou Sy, examine, dans la même veine, des pratiques routinières au sein de la société haalpulaar. Dans une région secouée par des crises diverses, ces auteurs cherchent à étudier des mécanismes endogènes de régulation sociale.

Les articles suivants sont ancrés dans un type de discours privilégié par les analystes du discours : le discours politique. Les contributions de Momar Cissé et de Nanourougo Coulibaly en questionnent la dimension argumentative. Le premier revient sur le discours très controversé de Nicolas Sarkozy à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar en 2016 (dit « Discours de Dakar »), exercice lui permettant de « contribuer à la typologie des procédés persuasifs du discours politique », tandis que le second s’intéresse à un genre spécifique, le discours de campagne, dans lequel il s’intéresse aux modalités de construction de l’altérité comme stratégie de communication de l’orateur Laurent Gbagbo.

Dans la seconde partie de ce numéro, divers phénomènes discursifs sont analysés dans des textes littéraires, chez des auteurs emblématiques de la littérature africaine dite francophone. Anatole Mbanga livre d’abord une analyse du sens des noms en discours dans un roman de Sony Labou-Tansi, choisissant le cas des anthroponymes, et situant son approche de la dénomination entre analyse du discours et sémantique. Dans le second article, Hilaire Djédjé Bohui interroge les usages des interjectifs dans un célèbre roman d’Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, l’objectif étant de calculer leur contribution comme marqueurs argumentatifs dans la construction du sens du texte étudié. Enfin, Aimée-Danielle Lezou Koffi aborde l’expression et le sens du genre dans un roman de Léonora Miano, à travers l’analyse de la mise en discours du rapport de domination genré dans la société contemporaine, posant un objet récent en sciences du langage de façon générale et en analyse du discours en particulier.

Cette livraison constitue un échantillon représentatif des travaux de chercheur·es reconnu·es actuellement en Afrique de l’Ouest, échantillon qui dessine des contours théoriques (forte représentation de l’analyse argumentative, des courants pragmatiques et communicationnels) et épistémologiques (une majorité de références françaises, et une présence forte des grand·es auteur·es de référence du champ), témoignant de cette extraversion définie par Hountondji (1990), souvent notée dans les relectures disciplinaires actuelles. Elle se manifeste notamment ici par le fait que les corpus, tous liés au continent africain, sont traités avec des outils théoriques et méthodologiques qui restent majoritairement européens, ce qui constitue aussi un des traits de la jeunesse d’une discipline. En définitive, ce premier numéro de Magana rend compte d’un certain habitus de l’analyse du discours en Afrique subsaharienne, qu’il était pertinent de saisir pour l’édification future d’une analyse du discours africaine qui parvienne à maturité.

Bibliographie

Bensebia, Abdelhak Abderrahmane, Lezou Koffi, Aimée-Danielle, Tabet-Aoul Zoulikha (coord.). 2021. L’analyse du discours en Afrique francophone. État des lieux, pratiques et perspectives. ALTRALANG Journal Volume 03 Issue 02. https://www.asjp.cerist.dz/en/article/169509

Diagne, Souleymane Bachir. 2013. L’encre des savants. Réflexion sur la philosophie en Afrique. Dakar-Paris : CODESRIA-Présence africaine.

Eboussi Boulaga, Fabien. 2011. L’affaire de la philosophie africaine. Au-delà des querelles. Paris : Karthala.

Ela, Jean-Marc. 2006. L’Afrique à l’ère du savoir : science, société et pouvoir. Paris : L’Harmattan.

Ela, Jean-Marc. 2007. Les cultures africaines dans le champ de la rationalité scientifique, Livre II. Paris : L’Harmattan.

Hountondji, Paulin. 1990. Recherche et extraversion: éléments pour une sociologie de la science dans les pays de la périphérie. Dans Africa Development / Afrique et Développement, 15-3/4, Proceedings of the Sixth General Assembly of CODESRIA / Actes de la Sixième Assemblée générale du CODESRIA, p. 149-158.

Hountondji, Paulin. 1994. Démarginaliser. Dans Hountondji Paulin (dir.). Les savoirs endogènes : pistes pour une recherche. Dakar : CODESRIA, p. 1-36.

Hountondji, Paulin. 2001. Au-delà de l’ethnoscience : pour une réappropriation critique des savoirs endogènes. Notre Librairie. Revue des littératures du Sud, 144, p. 58-65.

Mudimbe, Valentin-Yves. 2021 [1988]. L’invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre de la connaissance, trad. de l’anglais par Laurent Vannini. Paris : Présence africaine.

Ngūgī wa Thiong’o. 2011 [1986]. Décoloniser l’esprit, trad. de l’anglais (Kenya) par S. Prudhomme. Paris : La fabrique.

Sy, Kalidou, Lezou Koffi, Aimée-Danielle, Bohui, Djédjé Hilaire, Mbow, Fallou (coord.). 2022. L’Analyse du Discours en Afrique francophone : état des lieux-objets-enjeux-perspectives. Vol. 1, Actes des Journées d’études et de lancement du R2AD. Mélanges offerts au Professeur Momar Cissé, KONNGOL-GRADIS, HS 1.

Wiredu, Kwasi. 1995 Conceptual Decolonization in African Philosophy. Ibadan : Hope Publications.

Références des premières publications

Bohui, Hilaire. 2003. De l’argumentativité des interjectifs dans Allah n’est pas obligé. Revue du CAMES, série B, Vol. 005 n° 1-2, p. 141-150.

Coulibaly, Nanourougo. 2020. L’altérité comme ressource argumentative dans le discours de conquête du pouvoir de Laurent Gbagbo en 2010. SLADI, n°2, p. 21-37.

Cissé, Momar. 2010. Mouvements argumentatifs dans les textes politiques. Analyse sémiodiscursive de l’allocution de Nicolas Sarkozy à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Gabonica n°4 (Revue du CERGEP), p. 198-215.

Lezou Koffi, Aimée-Danielle. 2021. Expression et sens du genre. Une lecture de Crépuscule du tourment. Dans Troh Gueyes, Léontine, Dah, Perpétue Blandine, Adjoumani, A. Mia Élise (coord.), La traversée culturelle du genre : les traductions culturalistes du genre (139-160). Longueuil : Le Graal Éditions.

Mbanga, Anatole. 2008. Dénomination et approche sémantique dans L’Anté-peuple de Sony Labou Tansi. Lettres d’ivoire n°4, p. 21-30.

Saïbou Adamou, Amadou. 2020. Charte de Kurukan Fuga : mémoire et communauté. Dans De l’Afrique traditionnelle à la commune humanité, une  réflexion plurielle pour un monde de paix, Actes du colloque international organisé à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université Abdou Moumouni, Niamey, les 17 et 18 novembre 2020, Niamey, Editions Gashingo, p. 11-32.

Sy, Kalidou, 2009. DENDIRAAGAL haalpulaar’en : des mots pour refaire le lien social ! Écritures plurielles n° 3, p. 87-95.



  1. La revue Magana, conformément à la charte du Grenier des savoirs, pratique l'écriture épicène. Exceptionnellement, les articles présentés dans cette livraison ne respecteront pas cette pratique : rédigés au masculin générique lors de leur première publication, ils n'ont pas été modifiés, ce qui aurait altéré leur intégrité
  2. Nous remercions l'ensemble des éditeurs qui ont publié ces travaux de nous avoir autorisées à les republier ici

Pour citer cet article

Lezou Koffi, Aimée-Danielle et Paveau, Marie-Anne. 2023. Une image de l'analyse du discours en Afrique de l'Ouest. Présentation. Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 1(0), en ligne. DOI : 10.46711/magana.2023.1.0.1

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