DenDiraagal haalpulaar’en : des mots pour refaire le lien social !

Kalidou SY

 

Introduction

Parler de la parenté à plaisanterie en général et dans le milieu Haalpulaar[1] en particulier est plusieurs fois symbolique[2]. Symbolique d’abord parce que cela ramène à une préoccupation globale et quotidienne à réactiver un certain nombre de pratiques ludiques en milieu Haalpulaar, pour en saisir la portée pédagogique (c’est l’enseignant que cela a intéressé le plus) ; symbolique ensuite parce que cela pourrait redire l’interrogation sur mes pratiques routinières en leur efficace dans la coordination locale (pratiques réflexives en tant que membre) ; symbolique enfin en ce que cela permet une lecture circonstanciée des façons de parler, des façons de se parler aussi, des façons de faire. Les mots dits sont d’abord des actes.

Le fait que la plaisanterie se soit si sérieusement discutée – disputée ? – entre gens qui incarnent la gravité du savoir sérieux, du savoir dit scientifique et/ou universitaire, est un signe révélateur de la redéfinition des enjeux socio-anthropologiques et politiques de l’affaire.

La belle affaire donc !

Pour mieux l’appréhender, j’interrogerai un certain nombre de relations typologiques que je considère comme marqueurs du Dendiraagal ou Dendiraagu, avant de m’intéresser à la façon dont ce Dendiraagu structure les langages qui en rendent compte localement dans les actualisations singulières de l’être-ensemble. Ou pour le dire autrement, le Dendiraagu se comprend mieux dans le jeu des langages pour le décrire et l’actualiser dans la ritualisation des occasions. Tout se donne à lire sur fond de Haalpulaaragal/Haalpulaaragu.

Il est plus sécurisant de parler de ce que l’on connaît ou de ce que l’on croit connaître le mieux.

La société Haalpulaar et ses marquages

La société Haalpulaar ou Haalpulaar’en[3] est une société fortement structurée, rigoureusement hiérarchisée. Sans refaire le travail de stratification sociale si amplement connu de Yahya Wane (1969), on peut dire qu’elle comprend en gros trois classes ou plus exactement catégories socialement différenciées avec chacune ses nuances internes que sont les Rimbe (sing. dimo, Noble), les Nieegnbe (sing. nieenio, Louangeur) et les Maccube (sing. maccudo, Esclave).

Les Rimbe sont les nobles parmi lesquels on trouve les fulbe (sing. Pullo, Peulh. Mais le sens que ce mot conserve en français courant ne correspond pas exactement à ce qu’il nomme pour le locuteur pulaar ordinaire), les toorodbe (sing. tooroodo), les sebbe (sing. ceddo). Ils occupent le sommet du triangle par leur statut et par leur pouvoir politique et économique et peut-être sapientiel pour ce qui est des toorodbe qui représentaient la noblesse du Livre. C’est pourquoi d’ailleurs le cas tooroodo est très intéressant quant à sa constitution comme catégorie noble ou ennoblie par la maîtrise du Livre Saint, le Coran. En réalité, tous les toorodbe ne peuvent pas justifier d’une noble extraction : l’islam et l’enseignement du Coran furent aussi, à un certain moment, un moyen de mettre en marche l’ascenseur social en forçant les cloisons de la stratification sociale habituelle. Le fait que cette catégorie soit exclusivement liée au Livre prouve qu’elle est au mieux contemporaine de la pénétration de la  religion musulmane en Afrique occidentale et dans le Fuuta. Au plan interne, on pourrait dire que sa consolidation a suivi les lois de la réfaction analogique pour homogénéiser cet ensemble relativement hétéroclite pour en faire une catégorie ou classe symboliquement mieux pourvue.

Les Nieegnbe représentent en gros les griots et les artisans tels que Sakkeebe (sing. sakke, peaucier), Maabube (sing. maabo, tisserand, potier), Waylube (sing. baylo, forgeron, bijoutier), Lawbe (sing. labbo, boisselier), Wammbaabe (sing. bammbaado, griot), Awlube (sing. gawlo, griot chanteur).

Les Maccube constituent le bas du bas de cette échelle sociale : ils ne possèdent rien, ils sont la propriété de quelqu’un, donc taillables et corvéables. Même si l’urbanisation et la monétarisation des économies ont changé considérablement les rapports sociaux et les mentalités, dans beaucoup de familles encore l’imaginaire social reste profondément travaillé par ces cloisonnements sociaux.

Dans cette organisation hiérarchique, les cloisons étaient étanches et dangereusement surveillées par tous et par chacun. Cela n’exclut pas cependant la convivialité et la commensalité qui introduisent des liens de parenté multiformes et souvent multigénérationnels. Banndiraagu/Banndiraagal, donc : la parenté est d’abord celle du sang qui nous reconnaît dans une commune extraction. Sont Banndiraabe alors ceux qui appartiennent à la même lignée, aux mêmes ancêtres, au même ancêtre surtout. C’est la notion de Iwdi (origine commune) ou de Galle (maison comme lieu d’ancrage de l’identité lignagère). Cette origine commune est souvent liée à un nom de famille (yettoode) comme marqueur identitaire et critère de reconnaissance et de classification. Il est de coutume qu’on vous demande d’abord votre nom de famille et seulement après votre prénom. Car à partir du nom, on peut remonter l’arbre pour vous donner une place qui sied à votre statut et à votre rang. Le nom devient un analyseur social ou sociologique, dans la mesure où il prédétermine la situation d’énonciation et forme donc un contexte pour les interactions et les transactions sociales dans le milieu haalpulaar. Yettoode (le nom) dit alors et surtout yettaade (accéder à, atteindre). Alors les négociations de « face et de place » dans la théorie goffmanienne, sans perdre de leur pertinence plusieurs fois éprouvée, trouvent là quelques raisons de relativisation, car la rencontre avec l’autre dans le milieu haalpulaar n’est pas strictement parlant une rencontre entre individus singuliers, entre soi dans leur altérité radicale. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’identité individuelle et singulière, mais celle-ci est fortement concurrencée dans les rencontres entre soi, par les ressources allouées continuellement par le contexte particulier qui fonde et contraint la communication interpersonnelle dans ce milieu. Ce qui se traduit par des énoncés souvent entendus du genre : « nannday wona fotay » (« se ressembler n’est pas être égaux »), « yo elo res elo gundo resa gundo » (« que le varan épouse le varan et que l’autruche épouse l’autruche »), « mo yabbi gawri jamma ne anndi ko gawri yabbi » (« celui qui foule le mil dans l’obscurité sait que c’est du mil qu’il foule »).

On peut lire dans ces énoncés aussi la clôture des catégories et des familles d’une part, et d’autre part la mise en exergue de la dignité de l’extraction, de la pureté du sang. Cela est encore lisible dans le Pasiraagal qui désigne dans une certaine mesure l’idée de partage de valeurs et d’égards entre gens de même statut social. Ce qui rend indispensables voire non négociables la pudeur et la retenue (Gacce) devant et à l’égard du pasiraado, mais peut autoriser aussi souvent une certaine licence ou liberté (cependant contrôlée) avec les autres classes ou catégories qui ne ressortissent pas des fasiraabe, donc avec qui il ne peut y avoir en principe un quelconque lien de mariage. Pasiraagal venant ainsi du verbe fasnaade qui désigne d’abord le respect et les égards dus au pasiraado. Mais ce respect et ces égards sont d’abord dus à soi-même, car comme disent les haalpulaar’en : « so neddo fasnaaki hooremum a la mo fasnoto » (celui qui ne respecte sa propre personne ne peut respecter autrui), ou alors « dimo paso mum ko hoore mum tawo hade gotdo » (« homme noble doit respect et égards à sa propre noblesse »). Parce que le mariage (dewgal) n’est pas seulement l’union entre un homme et une femme qui s’aiment, mais un pari sur la continuité consanguine, la préservation de cette pureté lignagère, du iwdi : « iwdi yoo maantino do faya do » (littéralement, « que votre origine soit visible vers où et vers qui vous allez » : autrement dit, vous ne pouvez pas aller avec n’importe qui ni n’importe où sans tenir compte de votre rang et de votre origine).

Pourtant, une société aussi cloisonnée et aussi hiérarchisée a par ailleurs développé des formes extrêmement subtiles pour construire ou reconstruire des procédures de l’être-ensemble. Que l’on appelle cela parenté à plaisanterie ou cousinage à plaisanterie, il y a là tentatives réitérées de déforcer ces cloisons, de redéfinir localement les interactions et donc de repenser sa rencontre avec l’autre et avec les autres.

Essai d’inventaire

Reprenons donc, en essayant de comprendre par le truchement de la déconstruction de certaines notions fondamentales du haalpulaaragu dans son rapport avec lui-même et avec les autres, et donc dans sa rencontre avec ou plus exactement sa quête de l’altérité. Il faut comprendre la parenté/le cousinage à plaisanterie comme conditionné(e) à la fois par la relation à l’altérité et le régime de domination en scène. Cette relation à plaisanterie recouvre en milieu haalpulaar plusieurs réalités ou en tous les cas plusieurs pratiques connexes. Sans prétendre à l’exhaustivité nous pouvons proposer la catégorisation qui suit.

Relations internes mettant le groupe face à lui-même

1- entre les noms de famille (relation en réalité transversale vers d’autres groupes) : des groupes de noms se trouvent par ce truchement liés par des liens de plaisanterie dont les raisons et les origines plongent dans la nuit des temps en des récits mythiques. Ce rapport structure les relations :

– entre Sy, Ndiaye, Diop, Dia, Dieng,

– entre Bâ, Diallo, Kane, Kâ, Sow,

– entre Gueye, Seck,

– entre Tall, Thiam, Ly, Sarr,

– entre Kebe, Cissé, Lô, Mbaye.

2- entre les classes d’âge qui se suivent (rewodirbe) : entre fedde dow et fedde les (pl. pelle dow et les, groupe d’âge supérieur et groupe d’âge suivant), fedde rewre et fedde worde (pl. pelle rewbe et worbe, groupe d’âge des femmes et groupe d’âge des hommes),

3- entre des cousins au sens strict (dendiraabe) (les fils et filles de l’oncle (kaawmiraado) ou de la tante (gorgolaado), qui représente d’ailleurs le lieu originel de cette plaisanterie connue d’abord sous l’expression cousinage à plaisanterie. Ce qui veut dire que ceux qui plaisantent entre eux se comportent ainsi comme des cousins. Mais le cousin n’a pas ici le sens général qu’il recouvre en français, il est plus restreint et plus limitatif parce qu’il induit des droits et des devoirs presque obligatoires,

4- entre les peulhs (fulbe) et les pêcheurs (subalbe) ,

5- entre boisseliers (lawbe) et peulhs (fulbe),

6- entre beaux-frères ou keyniraabe (sing. keyniraado),

7- entre belles-sœurs ou yeekiraabe (sing. yeekiraado).

Cette liste n’est pas exhaustive bien qu’elle montre déjà l’étendue et la variété des situations dans lesquelles le haalpulaar fait appel localement à ces usages et pratiques discursifs pour réactualiser le lien pactuel.

Nous reviendrons plus explicitement sur cette problématique du lien pactuel après avoir mis en évidence les relations externes entre le groupe et les autres.

Relations externes mettant le groupe en face d’autres groupes

1- avec les sereres (sereraabe) : la dernière production de Youssou Ndour met en scène, dans une de ses chansons[4], cette notion de « Gammu » (dendiraagu) tandis que Baaba Maal bien avant avait taquiné ses esclaves sereres[5].

2- avec une partie des wolofs (jolfube) habitant le Fuuta et plus connue sous l’appellation de sebbe jolfube. Par ailleurs c’est sur cette relation de cousinage à plaisanterie que le célébrissime chanteur traditionnel feu Gelaay Aali Faal a construit son chant Balla jeerel ceddo waawa diyam (Balla, l’homme des hautes terres, ne sait pas nager),

3- avec les Diakhanké (jahankoobe) ,

4- avec les Balantes,

5- avec les Diola (mais cette parenté est plus une relation de rattrapage qu’originelle).

Dendiraagu comme politique de/dans le social

Pour comprendre le fonctionnement de ces pratiques, il faut en revenir aux notions fondatrices de l’être et de l’être-ensemble des haalpulaar’en. La relation à l’autre se fonde sur l’appréciation globale que l’on se fait d’abord de la séparation entre le privé et le public et de la primauté de celui-ci sur celui-là.

Mais attention, cela ne veut pas dire que le privé compte pour rien ou qu’il n’existe pas parce que noyé dans le public. Public (rendo, ko rendaa) renvoie à cela même qui reçoit de la communauté, sa délimitation et ses modalités de gestion, d’administration. La parenté en elle-même ne prend sens que renvoyée dans le domaine communautaire et comprise comme relations instituées et instituantes. Elle est une condition du privé et de l’intime.

Le privé évoque la notion de hurum, désignation subtile et mobile de ce qui me revient comme domaine, périmètre, intimité, réserve personnelle et individuelle. Il implique aussi le horom ou horma (respect, égard). Il s’apparente alors à la notion de « face » chez Goffmann (1973) sans s’y confondre exactement. Le hurum peut aussi désigner l’espace immédiat qui délimite extérieurement un champ (Ngesa) et que le berger (gaynaako) ne doit pas laisser à la portée de son troupeau (jawdi). Parce que le fait même de laisser son troupeau fréquenter cet espace est une forme de provocation et de tort à l’égard du cultivateur propriétaire (Demoowo jom ngesa) dudit champ. Le chanteur traditionnel Ñokkaan Jibi Selli joue sur cette polysémie dans certaines de ses meilleures chansons et en fait un usage savoureux et stimulant intellectuellement. Le hurum indique donc en son creusement les notions d’interdits et de violation de ces interdits-là. En cela, c’est déjà un tracé d’espace de cohabitation, d’espace d’être-ensemble : espace interstitiel de facto. Respecter le hurum c’est donc entériner l’existence de ce qui appartient à l’autre, lui donne sens et permet d’aménager avec lui et à côté de lui un espace commun frontalier. Cet espace commun peut se définir intérieurement et extérieurement comme lieu de séparation et de réunion à la fois, lieu disjonctif et conjonctif d’un seul tenant. Il préfigure ainsi les stratégies des interactions et des transactions. Sa pratique en tant que lieu commun, public, convoque la notion complémentaire, Gedal, littéralement la part qui revient à quelqu’un dans un partage. Et le partage dit déjà cette communauté, ce qui nous réunit et ce vivre-ensemble (wuurdude) qui est explicitation de cette part, de cette gedal. Alors le savoir de ce vivre-ensemble implique l’idée de ittande gedal, reconnaître à quelqu’un sa part, ce qui lui revient et donc son hurum d’une certaine façon. Parce que ne pas reconnaître cette part introduit la violation de ce hurum et donc le Gacce (la honte, l’affront). Le mot gacce marque en son ambivalence même la retenue, la réserve, la pudeur d’une part et d’autre part l’exacte contrariété comme la honte, le déshonneur, l’affront. Il dit subtilement ce qui fonde le neddaagu ou neddaagal (l’humain) haalpulaar’en. Il faut remarquer que neddaagu et neddaagal sont formés à partir de la racine nedd repérable dans neddo (personne humaine). Aussi la gestion individuelle et collective de cet espace inter implique-t-elle la reconnaissance de l’altérité, de l’autre comme autre mais en même temps les modalités de sa traduction dans les pratiques locales et quotidiennes qui, elles, disent le commun dans le communautaire, le comme-un du communautaire. Les procédures de ce comme-un s’appuient sur Aadi (pacte, contrat) qu’il ne faut pas confondre avec Aada (tradition) bien que Aadi soit aussi Aada ou se veut tel pour se pérenniser, pour inscrire et s’inscrire dans la durée. Cela s’entend dans cette parole pleine de sagesse : « Aadi e aadi, salaade aadi buri firtude aadi » (pacte pour pacte, refuser le pacte vaut mieux que ne pas respecter le pacte). Toutes les relations de plaisanterie se lisent alors comme des cérémonies régulières et réitératives pour actualiser chaque fois et localement, donc occasionnellement, ce contrat de confiance, ce  pacte du vivre-ensemble.

Ce qui fait dire aux haalpulaar’en « aadi addi sadi, aadondirbe ko sadodirbe » (c’est le respect du pacte qui amène le sentiment de l’exception des relations, ceux qui s’engagent en contrat s’engagent à donner à leur relation cette qualité de l’exception). La parenté à plaisanterie qui lie Sisiibe, Njaay njaaybe, Joob joobbe, Ja jaabe, Jeng jengbe ou qui lie Sereraabe et haalpularaabe, sebbe jolfube et haalpularaabe n’est pas simplement une plaisanterie ni une simple plaisanterie mais chaque fois une mise à l’épreuve de l’exception du pacte et de sa reconnaissance comme encore valide, donc de son actualisation par les participants à la rencontre. Ils rejouent à leur manière la première scène pactuelle, la scène instauratrice de cet exceptionnel. Ils se reconnaissent comme parents par ce fait même et s’interdisent réciproquement toute atteinte à cette exception. On dit alors « be coorii aadi » (« ils se sont engagés en contrat, ils se sont mis en pacte ». Littéralement, « ils ont commercé à propos du pacte ») pour dire qu’on ne peut reculer ni renoncer au pacte sans mettre en danger la communauté, sans menacer le vivre-ensemble et donc violer le hurum, le horma et le aadi.

Mais il faut donner à ce commerce un tour plus pragmatique en se focalisant sur les processus interactionnels et transactionnels qui constituent le dendiraagal en tant que dispositif d’actions conjointes. Sans reprendre la théorie des actes de langage et ses différentes évolutions et évaluations, nous pouvons préciser au moins deux ou trois choses : d’abord il faut considérer l’acte d’assertion non pas seulement comme expression et échange d’information mais aussi et surtout comme relation interpersonnelle, donc transactionnelle ; ensuite l’assertion requiert de ce fait même un contrat fiduciaire mettant explicitement en relation le locuteur et l’allocutaire sur la véracité du dire et la créance qu’il faut accorder à ce dire ; enfin ce pacte fiduciaire n’est pas simplement un accord entre interlocuteurs isolés et individualisés mais un contrat passé sous l’autorité et la garantie de la communauté, au moins en son pouvoir symbolique. On pourrait dire alors comme pour se résumer que la communication interpersonnelle n’a lieu et ne peut avoir lieu que dans et devant une communauté parlante, sous l’autorité de (et dans) la société. De ce point de vue, je rejoins la théorie de l’agir communicationnel de Habermas (1987). On ne peut envisager le langage en dehors de l’action ni l’action hors du langage dans le cadre de l’interaction langagière, communicationnelle. Il faut donc prendre en compte, dans l’analyse des actes langagiers, la stratégie des interlocuteurs comme acteurs. Et dans le cadre du dendiraagal, de la parenté à plaisanterie, ces relations interpersonnelles prennent un tour plus complexe en ce que les discours tenus par les dendiraabe, les parents à plaisanterie, sont des assertions feintes : cela veut dire que les interlocuteurs entrent dans des rapports discursifs en comprenant au préalable que les affirmations faites par les uns sur les autres sont à lire au second degré ou en tout cas que la littéralité, telle qu’elle se donne, dit surtout l’énigmaticité des présupposés socio-anthropologiques des interactions, des actions conjointes et routinières. Présupposés qui structurent ainsi cette communauté linguistique en continuelle construction et d’où naissent la complicité et la connivence sociales. Communauté linguistique qui se fortifie elle-même de ce que Hymes (1991) a nommé si bien « une compétence de communication », forme de savoir sociolinguistique permettant d’entrer en communication de façon efficace dans toutes les situations sociales et culturelles offertes par le groupe communautaire.

Les participants à cette relation deviennent au fil du temps et par le fait même du pacte signé et actualisé régulièrement des Banndiraabe, des cousins, donc des parents qui sans pouvoir revendiquer le Iwdi (l’origine commune, l’ancêtre commun) peuvent revendiquer une proximité presque consanguine. Cette parenté implique des droits et des devoirs pour chacun et pour tous. C’est donc bien dommage que le regard ethnologue ou anthropologue qualifie cette relation de parenté à plaisanterie. Ce n’est pas une parenté seulement pour rire, pour plaisanter, le rire n’est qu’un prétexte pour le comme-un de se constituer et se reconstituer sans cesse.

Elle passe par le Yano (plaisanterie) qui vient de Yanaade (plaisanter) et/ou Yanondirde (plaisanter réciproquement). Mais, pour comprendre le sens de ce rituel, il faut revenir aux notions de iwdi et de hurum dans leur rapport avec l’étanchéité de la stratification sociale.

On pourrait faire l’hypothèse selon laquelle les relations internes de plaisanterie permettent de redimensionner le poids qu’une iwdi (origine commune) donnant une position sociale, conjuguée avec la clôture du hurum pourraient faire peser sur la stabilité des structures. Alors le Yano comme relation, et donc aussi Yanaade et Yanondirde, viendrait de l’autre verbe Yande (tomber) qui a donné Yankinaade (se rabaisser, se montrer humble, modeste). On pourrait ainsi lire Yano comme un rituel d’humilité, de rappel à la modestie. Au-delà de tout ce que le nom de famille peut révéler ou cacher, il devient le lieu de réinscription de la ligne frontalière, à la fois intérieure et extérieure, qui explicite la part, Gedal, de chacun. Cette part reste aussi la seule qui nous est visiblement commune immédiatement sans nous renvoyer à un classement prédéterminé et non négociable. Le temps de cette actualisation occasionnelle du pacte, la gomme communautaire fait son œuvre pour égaliser les conditions en jetant le même masque sur tous les visages des acteurs. Il n’y a que les performances qui comptent dans le rétablissement des équilibres.

C’est peut-être le même souci de rétablissement des équilibres et de pacification de la scène qui est à l’origine des relations externes entre haalpulaar et les groupes avec qui ils partagent cette ligne frontalière qui peut figurer aussi, en tant qu’enjeu identitaire, un lieu de dispute et de séparation. Le rituel de la plaisanterie rappelle chaque fois, à chacun et à tous, la préservation par le respect, ce pacte de stabilité et de pacification de la scène, de l’espace du communautaire, de l’espace public communautaire.

En cela alors la parenté à plaisanterie dit le politique (différent de la politique) au sens où l’utilise Jacques Rancière : « Le politique est la scène sur laquelle la vérification de l’égalité doit prendre la forme du traitement d’un tort » (2004, p. 113). L’exercice du politique dit ainsi les formes de redistribution du sensible, du communautaire, une redéfinition des rôles dans la réparation des torts. Pour cette raison, la parenté à plaisanterie peut être comprise comme un processus de désubjectivation c’est-à-dire « la forme d’un un qui n’est pas un soi mais la relation d’un soi à un autre », « un processus de désidentification ou de déclassification » (Rancière, 2004, p. 118-119).

Conclusion

Poser la question de la parenté à plaisanterie aujourd’hui, c’est pointer au moins trois choses : d’abord la nécessité de revenir sur les pratiques routinières des membres pour les interroger et les rationaliser, ce qui pourrait dire quelque chose des procédures de respécification des savoirs et savoir-faire endogènes ; ensuite l’acuité de la problématique des conflits et des déchirements en Afrique et un peu partout dans le monde qui oblige à élargir l’assiette des possibles pour élaborer des stratégies de résolutions et/ou de prévention ; enfin l’idée de plus en plus forte que ces pratiques routinières peuvent sous certaines conditions de rationalisation servir de ressources pour documenter lesdites stratégies de résolution et/ou de prévention des conflits.

Mais, ces préoccupations sont ici appréhendées du point de vue de l’analyse des interlocutions, des productions langagières qui permettent à la fois d’actualiser les liens communautaires et de vérifier continuellement la validité du contrat fiduciaire dans la coordination des actions conjointes.

Les massacres entre Hutus et Tutsis, les guerres civiles en RDC, en Côte d’Ivoire, au Libéria, en Sierra Leone, les tortures avant l’expulsion des étrangers ou des minorités, les diverses formes de violation des droits élémentaires des personnes, tout cela oblige d’une façon ou d’une autre à redéfinir de nouvelles formes de l’être-ensemble, de la reconstruction du lien social, de la réinscription du communautaire en son comme-un. Dans ces diverses tentatives, les façons de faire haalpulaar peuvent contribuer à alimenter les réflexions et fortifier les solutions rationnelles et idoines prises ou à prendre.

Bibliographie

Hymes Dell. 1991. Vers la compétence de communication (traduit de l’anglais par France Mugler). Paris : Hatier/Crédif.

Goffman Erving. 1973. La mise en scène de la vie quotidienne  Tome 1 : La présentation de soi (traduit de l’anglais par Alain Accardo). Paris : Minuit.

Habermas Jurgen. 1987. Théorie de l’agir communicationnel. Tome 2 : Pour une critique de la raison fonctionnaliste (traduit de l’allemand par Jean-Marc Ferry). Paris : Fayard.

Rancière Jacques. 2004. Aux bords du politique. Paris : Gallimard.

Wane, Yaya. 1969. Les Toucouleurs du Fouta Tooro. Dakar : Ifan.



  1. Le vocable Haalpulaar’en qui figure dans le titre de cet article veut dire littéralement « les locuteurs de la langue Pulaar » : c’est la langue, avec ses variantes, parlée par les peulhs, dans leur diversité, dispersés dans plusieurs pays africains au Sud du Sahara. Dendiraagal signifie parenté à plaisanterie en pulaar.
  2. Une version très allégée de ce texte a fait l’objet d’une présentation lors du colloque « La parenté à plaisanterie » dans le cadre du Festival National des Arts et de la Culture (FESNAC) tenu à Saint-Louis du 27 au 30 décembre 2007. Le titre de cette présentation était : « Dendiraagal : les cousins en leurs plaisanteries »
  3. Je m’excuse d’avance auprès des lecteurs et des spécialistes pour la qualité de mes transcriptions en pulaar. Mon clavier ne possède pas certains caractères, d’où un certain flottement dans la transcription de certains vocables pulaar.
  4. Youssou Ndour, « Sama Gammu », 2011 (Paroles Sama Gammu par Youssou N'Dour - Paroles.net)
  5. Baaba Maal, « Olele », 1996.

Pour citer cet article

Sy, Kalidou. 2023. DenDiraagal haalpulaar’en : des mots pour refaire le lien social ! Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 1(0), en ligne. DOI : 10.46711/magana.2023.1.0.3

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La revue MAGANA. L’Analyse du discours dans tous ses sens est sous licence Creative Commons CC BY-SA 4.0, disponible en ligne, en format PDF et, dans certains contextes, en version imprimée.