Volume 2, numéro 2 – 2025. Retour sur l’analyse du discours politique en Afrique
Discours politique au Sénégal : religion, affects et sensibilités du terroir
Ibrahima BA
Introduction
Le contexte politique sénégalais a ses spécificités. Celles-ci ne peuvent être dissociées des valeurs culturelles et religieuses. La dynamique politique au Sénégal fait preuve d’une hybridité entre l’héritage de la gouvernance traditionnelle et l’administration coloniale. C’est en effet, dans cette hybridité que réside la capacité de résilience de la société sénégalaise. Pendant plusieurs décennies le pouvoir religieux plus particulièrement confrérique a joué un rôle non négligeable dans le choix des présidents de la République au Sénégal. En effet, le communautarisme confrérique en période électorale se transforme en un électorat puissant dépendant de l’inclination d’un guide religieux pour un candidat. Les croyances culturelles qui étaient le socle des royaumes participent également au choix d’un candidat. Parmi ces croyances figurent en bonne place la considération de l’autre par la proximité, la géographie et l’histoire partagée. Toutes ces valeurs doxiques sont prônées par les religieux, les populations et les politiques. Les relations confessionnelles et les pratiques culturelles contribuent à la valorisation de certains arguments utiles à l’ascension politique.
Nous cherchons à comprendre comment les valeurs doxiques comme la sensibilité religieuse, l’appartenance ethnique et géographique peuvent se transformer en atouts politiques. En nous basant sur une approche socio-discursive et en nous appuyant sur une démarche qualitative pour analyser notre corpus composé de quelques discours de guides confrériques et d’hommes politiques (Senghor, Macky Sall, Ousmane Sonko), nous montrons comment les confréries constituent des espaces de récupération politique et d’autre part comment l’ethos, les affects et le droit du sol se transforment en arguments électoraux.
L’argument de religion
Le vote est, bien sûr, un acte individuel, mais jamais l’acte d’un individu isolé. Les préférences politiques obéissent pour l’essentiel aux normes collectives propres aux groupes d’appartenance dans lesquels l’individu est pris (Lecomte, 2010, p. 113).
Dans le contexte sénégalais, la religion est un élément important dans la mobilisation des masses surtout dans les confréries religieuses, le partenariat entre guides religieux et fidèles profite aux politiques. Cette relation de partenariat suppose une reconnaissance des rôles et des statuts dans la confrérie. C’est l’acte d’allégeance qui définit les rôles et qui scelle le partenariat spirituel et temporel entre le guide et le fidèle. Le partenariat repose sur le respect des propositions, la foi, la reconnaissance du guide et l’exécution spontanée de ses directives. La confrérie suppose l’influence d’une voix unique, celle du guide, qui demande obéissance et exécution. La désobéissance au guide est une rupture tacite de l’allégeance. On ne force personne à rejoindre une confrérie, cela relève d’un choix volontaire. L’appartenance à une confrérie est synonyme d’une acceptation des propositions venant du guide religieux. Les propositions constituent des arguments de communauté définis comme la validité d’une proposition sur l’adhésion préalable à des croyances ou des valeurs (Viktorovitch, 2021, p. 62). Le guide inculque aux fidèles le savoir coranique et la morale. Son discours a une fonction pragmatique fondée sur les modalités du faire-croire, faire-être et du faire-agir. Il enseigne, façonne les fidèles et les incite à agir dans le sens des intérêts de la religion et de la survie de la confrérie. Ces pouvoirs du faire-faire et du faire-agir du guide religieux sont exploités par les politiques en période électorale. Le candidat que le guide religieux choisit et est en général celui sur qui les fidèles portent leur dévolu et surtout lorsque ce choix est manifesté explicitement par une consigne de vote prononcé par le guide. Ainsi le choix du guide détermine celui de tous les fidèles de la confrérie. Senghor a bénéficié de l’appui des dignitaires de la confrérie Mourides et de leurs fidèles pour vaincre Lamine Guèye. Il en est de même pour Abdou Diouf. Au Sénégal, les politiques conscients du pouvoir que les guides religieux ont sur les fidèles, utilisent la stratégie de la proximité, de la visibilité et de la sollicitation des prières à l’heure des élections, des crises ou des grandes rencontres religieuses. Les politiques usent de leur appartenance confessionnelle comme ressource « d’auto positionnement, d’organisation ou de mobilisation » (Portier et Raison du Cleuziou, 2021, p. 12).
La percée politique à Touba de Idrissa Seck lors de l’élection présidentielle en 2019 est à chercher dans son discours d’appartenance au mouridisme[1] et sa régression à Tivaouane relève des conséquences de son « renoncement au tidjanisme[2]. La percée politique de Ousmane Sonko de 2020 à nos jours s’explique, en partie, par son allégeance au mouridisme et sa complicité avec certains marabouts mourides. Cette stratégie lui a permis de capter la sensibilité politique de toute cette jeunesse mouride. L’acte d’allégeance[3] est un argument de religion permettant la récupération des sensibilités. La religion inspire les politiques et contribue à leur légitimation (ibid., p. 13). La foi est en fait une source de renouvellement de l’optimisme mais également d’apaisement des souffrances morales dans un contexte où les injustices sont flagrantes et la misère dans les banlieues et les zones rurales se cristallise. Pour Gauchet : « La foi pouvait conserver sans doute sa fonction de consolation des souffrances privées; elle ne pouvait plus prétendre, étant donné la différenciation des sphères d’activité sociale et le détachement individualiste à l’égard des grandes institutions du croire, configurer les conduites politiques » (Gauchet, 1987, p. 17).
La mobilisation et la massification des acteurs religieux en politique valorisent l’argument de la religion en tant que connaissances liturgiques, traditions et valeurs religieuses.
Nous retenons de cette partie le lien de fidélité entre les guides religieux confrériques et leurs fidèles. En effet, le choix du guide religieux par le fidèle se construit sur un acte d’allégeance et se traduit en une sorte d’obéissance. Celle-ci oblige le fidèle à respecter les consignes du guide au plan religieux et au plan politique. Ainsi, la confrérie apparaît comme un vivier et un espace de légitimation des candidats au Sénégal. Toutefois, cette légitimation politique dépend en partie de l’ethos du candidat.
Politique et image de soi
Il est difficile de dissocier ethos et politique. La politique est une pratique institutionnelle utile pour le développement de la cité, elle n’a de valeur que par rapport à la société qui la pratique. Cependant le mode d’organisation des sociétés nous oblige à choisir certains pour diriger. Pour ce faire, des critères de choix se dessinent. Parmi ces critères l’ethos occupe une place non moins importante. L’ethos désigne l’image physique et morale que tout homme ou toute femme se construit et particulièrement l’homme ou la femme politique de par son discours et comportement. Il se manifeste dans l’accoutrement, dans la gestuelle, dans la diction et dans la quintessence du discours proposé au public. L’ethos dévoilé par le politique peut être transparent ou opaque. Lorsqu‘il est opaque, on assiste à une discordance entre l’être réel et son image maquillée ou réparée. Pour Perelman et Olbrechts-Tyteca (1970, p. 56), il s’agit d’une dissociation notionnelle, « le candidat projette une image en campagne, qui ne serait pas compatible selon les opposants avec son identité réelle (Amossy et al., 2018, p. 120).
Pour rester dans le cadre de l’analyse du discours politique, nous nous focalisons sur les traces éthotiques apparaissant à la surface matérielle des textes et des discours en tant qu’indices de locution « je et nous » et modalités verbales de la présentation de soi. Nous tenons de plus de ce que l’on sait qui confirme ou infirme l’ethos de soi. D. Maingueneau (1999, p. 78) pense que « l’ethos est crucialement lié à l’acte d’énonciation, et le public se construit aussi des représentations de l’ethos de l’énonciateur avant même qu’il ne parle. » d’où les concepts d’ethos prédiscursif ou d’ethos discursif. L’ethos se consolide dans le « déjà dit » et le « dit » de l’orateur. C’est à la fois une réputation préétablie et établie. Christian Le Bart ne dissocie pas l’ethos préalable de l’ethos discursif : « parler de présidentiable, c’est faire l’hypothèse d’une continuité entre le rôle de candidat à la fonction et celui de titulaire de la fonction. Continuité dans le contenu des discours? Plus certainement continuité dans les façons d’être, de parler […] » (2009, p. 40).
Il serait bon de comprendre comment cette relation entre le préétabli et l’établi fondent l’ethos des politiques dans le contexte politique sénégalais. D’abord, la présentation de la biographie du candidat est une représentation d’un ethos préalable fondé sur un parcours éducatif, professionnel et politique et une vie sociale. L’ethos se construit de plus en plus, dans le cadre politique sénégalais, par l’expérience politique et le vécu. Le président Abdoulaye Wade en est une parfaite illustration. À côté de lui, le président Macky Sall a très tôt saisi l’importance de sillonner les villes et les zones rurales afin de partager les souffrances des populations, une autre manière de valoriser son ethos. Les « caravanes régionales », « les visites de proximité dans les quartiers » et « les porte-à-porte », pour proférer le bon discours, sont des moyens de consolidation des acquis éthotiques.
Les Sénégalais considèrent plus l’affect que l’intellect dans le cadre politique car l’affect facilite plus la proximité que le programme politique qui intéresse peu les masses populaires peu instruites ou analphabètes et qui constituent plus de la moitié de la population. Pour Le Bart (1998, p. 11), en politique chacun « parle » avec son ancrage social, son vécu, son appartenance partisane : « surdéterminé par des ancrages sociaux, le “moi” qui parle ou qui écrit se fissure ». Le déplacement des candidats vers les populations permet d’établir un ethos de proximité. Le discours crée le contact et une inclusion culturelle et sociale par l’utilisation de la langue de l’auditoire et l’imprégnation des préoccupations sociales des populations. L’utilisation de la langue du terroir est une manifestation du désir d’appartenance du politique à la communauté à laquelle appartient son auditoire. À défaut de faire un discours complet dans la langue du terroir, la phase d’ouverture du discours commence en général par les salutations dans la langue locale. L’objectif recherché est de capter l’attention de l’auditoire et de se faire accepter et écouter par l’auditoire. C’est une manière de montrer en tant que fils du terroir son attachement et son enracinement. En effet, qui perd sa langue maternelle est rejeté par sa propre communauté.
En somme, trois critères importants contribuent au renforcement de l’ethos politique des candidats, la proximité avec les populations; les promesses tenues, l’acceptation de leur langue et de leur culture. Il serait intéressant de voir comment le pathos contribue à la persuasion de l’auditoire cible du candidat.
Persuader par les affects
Selon Quintilien, Institution Oratoire, IV, Livres X-XII : « Le grand secret pour émouvoir les autres, c’est d’être ému soi-même; car toujours en vain, et quelquefois même au risque d’être ridicules, limiterons-nous la tristesse, la colère et l’indignation, si nous y conformons seulement notre visage et nos paroles, sans que notre cœur y ait part. »
Si on s’en tient à l’opinion courante, les affects paralysent la réflexion et ne permettent pas de peser sereinement le pour et le contre des thèses en présence dans un débat. L’avis du philosophe sur la polémique (Foucault, 1994) et l’opinion exprimée dans la presse (Koren, 2003) concordent sur ce point. Les affects mobilisent un ensemble de codes culturels. Le sujet parlant a […] recours à des stratégies discursives qui tendent à toucher l’émotion, les sentiments, de l’interlocuteur ou du public de façon à la [sic] séduire ou au contraire lui faire peur. Il s’agit d’un processus de dramatisation qui consiste à provoquer l’adhésion passionnelle de l’autre en atteignant ses pulsions émotionnelles (Charaudeau, 2008, p. 52). Les axiologiques affectifs et évaluatifs et les figures d’intensification et de valorisation contribuent à la construction des affects en tant que représentation du pathos. « Des faits objectifs influencent moins l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux croyances personnelles » (Dictionnaire Oxford 2016). La prise en compte des représentations sociales et des modèles mentaux donne plus de valeur aux discours politiques que les théories élaborées comme programme. Le pathos participe dans un certain contexte à la victimisation du candidat. En effet, la victimisation est un bénéfice pour celui qui la subit. Non seulement, le candidat qui l’a vécu gagne l’affection et l’adhésion du peuple et son bourreau le mépris. L’histoire politique au Sénégal a montré que tous les candidats victimes d’injustice ont été rétablis par le peuple. C’est le cas de Abdoulaye Wade emprisonné plusieurs fois par Abdou Diouf, Macky Sall, obligé de quitter le PDS après avoir été destitué de son poste de président de L’Assemblée nationale, Karim Wade et Khalifa Sall emprisonnés pour des raisons implicitement politiques et Ousmane Sonko radié de la fonction à cause de sa posture de lanceur d’alerte sur la mauvaise gestion du pétrole, du gaz et du zircon.
La victimisation avérée crée l’empathie entre l’orateur et son auditoire. Nous en voulons pour preuve le lien très solide qui existe entre Ousmane Sonko et la jeunesse sénégalaise à travers les réseaux sociaux. D’ailleurs, toute personne qui cherche à dévaloriser Sonko, est lynchée verbalement par ses partisans à travers les réseaux sociaux. Les injustices subies en tant fonctionnaire lanceur d’alerte, d’opposant politique qui trouve toujours les moyens de justifier le manque de transparence dans la gestion des deniers publics, la négociation des contrats du pétrole, du gaz et zircon ont augmenté sa proximité avec la jeunesse, et la nouvelle élite dans tous les secteurs de la vie.
Les modalités évaluatives peuvent participer à la valorisation de l’ethos ou à sa dénégation. Les axiologiques sont surchargés d’éléments appréciatifs et dépréciatifs comme dans cet extrait de discours
Ex : Nous dénonçons la dangereuse, hypocrite et irresponsable tentative d’une frange de l’opposition de dresser les confréries religieuses entre elles. Puisque, depuis quelques temps nous constatons pour le déplorer, que de nombreux messages vocaux qui circulent dans les réseaux sociaux; essaient de diviser les sénégalais, en les opposant vicieusement les uns contre les autres sur une question aussi sensible que la religion (Discours des cadres de Macky Sall durant la campagne électorale de 2019).
Les axiologiques relevant de l’interdiscours « dangereuse, hypocrite, irresponsable, nombreux et vicieusement sont des évaluatifs dépréciatifs qui montrent le désaccord, l’indignation, le mépris. Le procédé interpellatif des figures historiques, traditionnelles et religieuses suscite l’émotion, la sympathie. Elle exprime l’exclusion de la polémique. Ce procédé est l’expression d’une identité totalisante, d’un ethos collectif, manifestant ainsi « la façon dont la construction d’une image permet de communiquer efficacement avec le public en s’adaptant à sa doxa » (Amossy, 2010, p. 160). Le procédé interpellatif est utilisé plusieurs fois dans des espaces géographiques différents. En Casamance, c’est Aliine Sitoé Diatta, la reine du Kasa, figure historique de la communauté diola qu’il interpelle. L’utilisation de l’anaphore « ici » comme le note Viktorovitch (2021, p. 160) crée une impression d’intensification et d’accumulation, qui monte progressivement chez l’auditoire les émotions. Les figures métaphoriques, « arrosoir », « reine », « la culture » « vérité », relevant du raisonnement analogique participent du discours laudatif. Elles permettent à l’homme politique Macky Sall de toucher l’orgueil du peuple diola par le biais de l’opulence du terroir, l’enracinement culturel et la reconnaissance de l’héroïne Aliine Sitoé Diatta symbole de l’histoire et des croyances de tout ce peuple. Ainsi, en faisant l’éloge du diola et de son terroir, Macky Sall, par le truchement de l’effet de contagion émotionnelle (Viktorovitch, 2021, p. 258) cherche la proximité et la mobilisation de l’enthousiasme de son auditoire.
Ex : La Casamance pour laquelle j’ai bâti une maison dans mon cœur.
Ici le ciel est un arrosoir, ici la terre est reine, ici les forêts chantent
Ici le soleil et la lune brillent ensemble.
Ici l’homme est une culture.
Ici en Casamance l’air est vérité.
Merci pour Aliine Sitoé Diatta.
À travers cette figure mythique se dessine le destin collectif du diola. Sans oublier l’orchestre mythique le Touré Kunda. Tout en flattant son auditoire, Macky cherche à l’influencer dans une intimité culturelle et épique. À Fatick, Macky va apostropher le Bour sine Coumba Ndoffène Diouf, Mame Bissine, le génie protecteur de la communauté sérère. À Thiès, Idrissa Seck fera l’apologie de Lat Dior, de Cheikh Ahmadou, la figure religieuse du mouridisme.
Notons de plus que la présence de Youssou Ndour sur les scènes de ritualisation de Macky joue énormément sur la captation et l’adhésion de l’auditoire qui est plus intéressé par le folklore que la quintessence des discours parfois dont la cible est l’élite intellectuelle. La victimisation, les modalités affectives et évaluatives; l’anaphore, l’éloge sont des procédés qui participent de la représentation du pathos dans les discours politiques. La manifestation de l’appartenance géographique constitue un argument du discours politique au Sénégal.
La politique et le droit du sol
Le vote est bien sûr un acte individuel, mais jamais l’acte d’un individu isolé. Les préférences politiques obéissent pour l’essentiel aux normes collectives propres aux groupes d’appartenance dans lesquels l’individu est pris (Lecomte 2010 p. 113). Le politique se positionne par son appartenance sociale et ethnique. Le slogan de Macky Sall « netto ko banduum » (la personne son parent ou son ethnie d’abord). L’État est fragile lorsqu’il ne maîtrise plus les clivages ethniques, religieux et idéologiques. Dans le jeu politique on parle moins de programmes mais plus de problèmes portant atteinte à l’image d’un candidat pour l’écarter de la compétition. Cela a beaucoup participé à l’appauvrissement du débat politique au Sénégal. L’espace politique était autrefois épargné par l’insulte.
Dans cette partie, nous avons choisi d’analyser la vie politique au Sénégal sur le plan ethnique, religieux et régionaliste. Le but est de montrer comment les politiques transforment ces domaines sensibles en des atouts de persuasion politique. Les topos ethnicité, religion et région donnent une tournure émotionnelle, dangereuse pour la survie de la démocratie ou de l’État-Nation. Les arguments identitaires cristallisent les divisions sociales. Elles s’appuient sur des sensibilités ayant trait à l’ethnie, la région et à la religion. Ousmane Sonko dans son discours d’ouverture de campagne électorale disait : « Dougnou taan niit dax ňo bok xet, ňo bok deuk »[4]. Ce plaidoyer est une invite à une politique dépoussiérée de toute forme de clanisme. Cet argument de tradition confirme implicitement que le régionalisme et l’ethnicisme pèsent dans la cartographie politique. En effet, le choix du candidat au Sénégal est lié à ses paramètres « ma communauté, mon ethnie, ma région, ma religion d’abord ». Ces croyances contraires à la démocratie, à l’État-nation sont ancrées dans la vie politique africaine en général. Les politiques travaillent toujours à réveiller les tensions pour en faire des arguments de combat politique. Même si certains la dénoncent, tous les candidats usent des réalités séparatistes et distinctives pour se faire élire.
Les programmes des candidats sont réservés à l’élite intellectuelle capable de disséquer les tenants et les aboutissants, mais pour les autres, le choix se mesure en termes d’affection, d’appartenance sociale et religieuse. Le régionalisme est perceptible dans le choix des gouvernants depuis longtemps au Sénégal. Le remaniement d’un gouvernement donne une coloration régionaliste d’autant que chaque région doit être représentée dans le gouvernement. Lorsqu’une région est laissée en rade, la frustration devient réelle.
De Abdoulaye Wade à Macky Sall, on assiste de façon flagrante à la transformation des technocrates en de véritables politiques. Pour ces deux présidents, un ministre ou un directeur de société qui ne gagne pas dans sa localité perd son poste. Tous les candidats durant la campagne électorale 2019 ont mis à profit leur appartenance régionale et ethnique. La région natale apparaît comme un test pour chaque candidat. En wolof on dit souvent « bougnou né diw baxna deñuy laj dax mbok ya ko wax » (Si on chante la générosité de quelqu’un on demande d’abord si les parents le disent). Ces traces de discours recueillis dans les discours politiques dans les fiefs des candidats sont des manifestations explicites du discours ethniciste : en diola « umé olooli » (il est un des nôtres), en pulaar « netto ko bandum » et en sérères « o kiin pogum » (La personne n’a que son parent). Avoir la légitimité politique dans terroir natal est un préalable pour la conquête du pouvoir. Le terroir natal est l’étape test pour entrer en politique. Ainsi l’argument du droit du sol est un atout favorable dans l’espace politique sénégalais. Cela montre pourquoi les politiques se glorifient de la représentation de leur identité et en font un argument pour capter l’électorat local. Comme tous les autres, Macky Sall exprime son désir d’appartenance à sa communauté et en retour d’être accepté et accompagné :
Je suis chez moi à Fatick et vous m’avez montré que je suis vraiment chez moi. Je suis heureux d’être à Fatick mon royaume d’enfance, c’est à Fatick que j’ai fait mes premiers pas (traduit du texte en sérère).
Tous les candidats prononcent leur discours dans la langue du terroir. L’utilisation de la langue locale dans l’exorde permet la mise en place du principe de la coopération et la captation de l’auditoire. L’utilisation de la langue locale participe de la pertinence du discours. La langue, les figures historiques, les périodes marquantes de l’histoire du terroir de l’auditoire constituent des références mobilisatrices. En effet, celles-ci visent l’affect de l’auditoire. Il en sera de même pour Ousmane Sonko qui entame son meeting par un chant diola à Ziguinchor, Idi à Thiès, Issa Sall à Tattaguine, Madické Niang à Touba. L’utilisation des dialectes locaux, tout en facilitant la coopération langagière entre population et candidats, traduit en quelque sorte l’ancrage régional et une empreinte identitaire. Nous avons noté que tous les candidats n’oublient jamais d’utiliser le véhiculaire premier du terroir d’accueil même leur intervention se résume à des salutations ou des dithyrambes
On se rappelle de la question de Cheikh Yerim Seck à Ousmane Sonko qu’on soupçonne d’être un « salafiste » lors de sa déclaration de Candidature. On note les allégeances de Madické Niang et d’Idrissa Seck au mouridisme, Issa Sall dont nul n’ignore son appartenance à la communauté moustarchidine, dont le guide spirituel est Serigne Moustapha Sy, un véritable détracteur de Macky Sall. Ce dernier à bénéficier de la sympathie des hommes religieux vu les nombreuses réalisations effectuées dans les villes religieuses comme Touba, Tivaouane, Médina Baye, Léona Niassène, Thiénaba, Médina Gounass, chez les omariens pour ne citer que cela. Ousmane Sonko dans le Sud a aussi bénéficié de l’appui du guide religieux de Bignona Fansou Bodian mais aussi du soutien des niassènes à Kaolack. Le ndigël électoral, qui désigne la consigne de vote, occupe une place particulière dans l’histoire socio-politique sénégalaise puisqu’elle constitue une ressource essentielle pour assurer la réélection d’un Président sortant. La revendication de son appartenance géographique et ethnique est un facteur important dans le jeu politique sénégalais. La valorisation de l’ethos politique du ou de la candidat·e n’est pas dissociable du droit du sol. Le premier challenge pour un homme ou une femme politique c’est d’abord d’être accepté·e par les sien·nes. Ne pas gagner les suffrages dans son terroir et dans sa communauté est un signe d’impuissance politique.
Conclusion
La politique est considérée comme un moyen de servir la cité. C’est un moyen de mobiliser les citoyens et de leur accorder le droit de choisir qui va diriger la destinée de la nation. À l’issue de notre réflexion nous retenons trois résultats importants. D’abord la proximité et la complicité entre la religion et la politique. Pendant des décennies les confréries sont courtisées par les hommes parce qu’elles représentent un vivier important et un électorat non négligeable dans l’élection d’un candidat. En effet, le pacte d’allégeance entre marabout et fidèles se transforme en la consolidation d’un choix unique en un choix pluriel. La volonté du guide religieux à voter pour un candidat se traduit par un acte direct autrement dit par une consigne de vote que tous les fidèles en général exécutent. Notons, cependant, que l’élection de Macky a annoncé le début de la désobéissance des consignes de vote du fait d’un certain éveil des consciences sur la complicité entre guide religieux et politique qui va dans le sens de la préservation des intérêts de certains lobbies maraboutiques en connivence avec le régime en place. Ensuite, la notion d’affect apparaît en politique comme un élément de captation et de persuasion de l’auditoire sénégalais. La victimisation se paie. Il est noté que depuis jusqu’à maintenant, les présidents élus ont bénéficié de l’appui du peuple car il élit toujours le candidat qui subit l’injustice du régime en place. Ainsi, le fait de se victimiser crée l’affect et un engagement électoral ayant comme finalité la sanction de l’oppresseur. Enfin le droit du sol c’est-à-dire le développement de la fibre régionaliste et ethnique ne cesse de diviser l’électorat sénégalais en compartiments. Et rares sont les candidats qui perdent dans lieu de naissance ou dans leur propre communauté. Cette division de la sphère politique en sensibilités ethniques et régionalistes est exploitée comme stratégie discursive de campagne car chaque candidat fait l’apologie de son terroir et de sa communauté d’où une sorte de captation et de persuasion de l’électorat local. Pour terminer, nous pensons qu’il serait utile de voir si l’élection présidentielle de 2024, perçue par la plupart des analystes politiques comme une sanction contre l’injustice du régime de Macky Sall, n’a pas bouleversé la carte électorale du Sénégal construite sur l’appartenance religieuse, le régionalisme et l’ethnicisme.
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- Le mouridisme ou Mouridiyya est une confrérie soufie, la deuxième à pénétrer au Sénégal après la Tijaniyya où, avec la Gambie, elle est presque exclusivement implantée. Cette confrérie est fondée à la fin du xixe siècle par Ahmadou Bamba et joue un rôle religieux, économique et politique de premier plan au Sénégal. ↵
- La confrérie tidjane (la tidjaniya), originaire du XIIe siècle et qui vient de la quadiriyya de Bagdad. Elle fait son apparition au Sénégal au XIXe siècle par l’intermédiaire d’El-Hadj Omar Tall. Formé aux préceptes de l’islam dès son plus jeune âge, Omar Tall devient khalife de l’Afrique de l’Ouest. Et cela, par les plus grands khalifes tidjanes arabes. Dans cette cosmogonie, l’obéissance au cheikh se doit d’être totale, et toute une série d’étapes pratiques ponctue la vie des fidèles dans l’imitation des comportements du prophète Mouhammed. A la clef, la connaissance notamment intuitive et l’illumination. Si El-Hadj Omar Tall donne ses premières lettres de noblesse à la confrérie, c’est son successeur, Malick Sy, qui, au début du XXe siècle, tisse véritablement la toile de l’ordre qui est aujourd’hui parmi les premiers du Sénégal. ↵
- L'acte d'allégeance chez les Mourides est la démarche par laquelle un disciple (taalibé) s'engage spirituellement auprès d'un guide religieux (cheikh) pour son ascension spirituelle et l'accomplissement des préceptes de l'Islam. Cet engagement, parfois appelé « Diébelou », symbolise la confiance et la dévotion envers le guide, qui assure une élévation spirituelle en retour. Cette pratique se manifeste notamment par l'observation du ndiguel (la consigne du cheikh) et est au cœur de l'institutionnalisation du Mouridisme, qui vise à suivre la voie tracée par le Prophète Muhammad (PSL) ↵
- Notre traduction « On ne choisit pas une personne parce que nous appartenons à la même ethnie ou la même origine ». ↵