Volume 2, numéro 2 – 2025. Retour sur l’analyse du discours politique en Afrique
Le recours à l’exemple et à l’illustration : stratégie de réparation de l’image de soi chez les autorités de la Transition du Mali
Ibrahim TOURÉ
Résumé :
Inscrit dans le cadre théorique de l’analyse de l’argumentation dans le discours, cet article analyse l’utilisation de l’argument par l’exemple par les autorités de la Transition du Mali ayant pris le pouvoir en 2021. L’objectif est donc de révéler les visées argumentatives inhérentes à ce genre de discours dans un contexte où les relations entre le Mali et certains pays de la CEDEAO sont tendues. Pour ce faire, le corpus sur lequel porte l’étude est constitué de trois discours appartenant au Président de la Transition du Mali, son Premier ministre par intérim et à son Ministre des affaires étrangères. Ils ont été prononcés entre 2021 et 2022, époque où les tensions entre la CEDEAO et Bamako étaient vives. L’analyse a démontré que le recours à ce type de discours s’inscrit dans une stratégie discursive visant à réparer l’image des dirigeants et des forces armées maliennes souvent décrédibilisées dans la presse étrangère par des accusations de violations de droits humains dans le cadre de leurs missions sur les théâtres d’opérations.
Mots-clés : Argument, Argument par l’exemple, Discours, Réparation d’image, Transition
Abstract :
The use of example and illustration : a strategy for repairing self-image among the Transitional authorities of Mali
Founded within the theoretical framework of argumentation in discourse, this article aims to analyze the use of argument by example by the authorities of the Malian Transition. The objective is therefore to reveal the argumentative aims inherent in this type of argument in a context where relations between Mali and certain ECOWAS countries are strained. To this end, the corpus of the study consists of three speeches by the President of the Transition, the interim Prime Minister, and the Minister of Foreign Affairs. They were delivered between 2021 and 2022, a time when tensions between ECOWAS and Bamako were high. The analysis demonstrated that the use of this type of argument is part of a discursive strategy aimed at repairing the image of Malian leaders and armed forces, often discredited in the foreign press by accusations of human rights violations during their missions in theaters of operation.
Keywords : argument, Authorities, Discourse, Example, Image repair, Transition
Résumé (bamanankan) :
A sigilen bɛ sɔsɔli hakilila kɔnɔ kumasen kɔnɔ, nin barokun in laɲini ye ka sɔsɔli baaracogo sɛgɛsɛgɛ misali fɛ Mali Tɛmɛsira faamaw fɛ. O la, laɲini ye ka sɔsɔli laɲiniw jira minnu bɛ nin sɔsɔli sugu in na, cogo min na, Mali ni CEDEAO jamana dɔw cɛsiraw bɛ gɛlɛya. O kama, kalan in kuluba ye jɛmukan saba ye minnu bɔra Tɛmɛsira jamanakuntigi fɛ, waatilatigɛ minisiriɲɛmɔgɔ fɛ, ani jamana kɔkankow minisiri fɛ. U lase san 2021 ni 2022 cɛ, waati min na gɛlɛyaw tun bɛ CEDEAO ni Bamakɔ cɛ. Sɛgɛsɛgɛli in y’a jira ko nin sɔsɔli sugu in kɛli ye kumaɲɔgɔnya fɛɛrɛ dɔ ye min kun ye ka Mali ɲɛmɔgɔw ni sɔrɔdasikulu ja dilan, minnu ka teli ka tɔgɔ tiɲɛ jamana wɛrɛw ka kunnafonidilaw fɛ, k’a sababu kɛ jalakiw ye hadamadenw ka josariyaw tiɲɛni kan u ka cidenyabaara senfɛ baarakɛyɔrɔw la.
Historique de l’article
Date de réception : 20 juillet 2025
Date d’acceptation : 1 octobre 2025
Date de publication : 25 novembre 2025
Type de texte : Article
Introduction
Le Mali est dirigé par une Transition civilo-militaire depuis le coup d’État d’août 2021 ayant mis un terme « aux prérogatives » des dirigeants de la première Transition. Ce premier putsch avait renversé le régime démocratiquement élu de M. Ibrahim Boubacar KEÏTA en 2020. Le pouvoir de ce dernier était tombé à la suite de plusieurs manifestations populaires conduites par divers mouvements relevant de la politique et de la société civile. Mais par la suite, les relations entre le Mali et ses anciens partenaires notamment la France et la CEDEAO, sont devenues conflictuelles surtout à propos du chronogramme de la Transition et du nouveau partenariat établi entre les autorités de la Transition et la Russie. Il s’est alors créé une campagne discursive à travers laquelle ces trois entités se sont décrédibilisées. Ainsi les forces armées maliennes, sous le commandement des autorités de la Transition, ont été accusées de violations des droits humains et d’exactions sur les civil·es. Cela a contribué à une dégradation de l’image des dirigeants et des forces armées du Mali. Dans le discours des dirigeants de la Transition du Mali, on constate un abondant usage de l’argument par l’exemple. L’objectif est de décrire les visées argumentatives liées à l’usage du discours par l’exemple. Il faut préciser que l’utilisation de l’argument par l’exemple participe d’une entreprise de persuasion visant à réparer l’image des Forces Armées et de Sécurité du Mali ainsi que de ses dirigeants issus d’un coup d’État. Ainsi nous nous posons la question suivante : comment les autorités de la Transition du Mali améliorent leur image de soi à travers le recours à l’argument par l’exemple?
Pour répondre à cette question, nous pensons que le recours à l’exemple s’inscrit dans une entreprise de persuasion faisant coup double : d’abord construire une image de soi positive et invalider les accusations étrangères. Il faut noter que depuis l’Antiquité, l’argument par l’exemple constitue selon Quintilien « l’exemple par excellence » (Paissa, 2016, p. 2). Par ailleurs Aristote dans sa Rhétorique (Paissa, 2016, p. 3) considère l’exemple, de même que l’enthymème, comme des preuves du raisonnement. Perelman et Olbrechts-Tyteca (2008) le classent dans le champ de ceux qu’ils appellent les arguments qui « fondent la structure du réel » pour signifier que ce sont « des procédés qui concourent à configurer et à reconfigurer la réalité mondaine, qui forme l’objet de la parole » (Paissa, 2016, p. 2). L’exemple permet ainsi au locuteur de parler de façon concrète à l’intelligence et à l’émotion de l’interlocuteur en lui présentant un cas similaire (déjà produit) à ce dont il lui parle. Après avoir décrit les cadres contextuel et conceptuel des discours, l’analyse décrit les formes d’arguments par l’exemple des discours et procède à une illustration dans le corpus.
Contexte des discours et présentation du cadre conceptuel
Ancrage contextuel des discours
Dès le premier coup d’État ayant renversé le Président démocratiquement élu M. Ibrahim Boubacar KEÏTA, les dirigeants putschistes ont fait face à des discours hostiles les présentant plus ou moins comme incapables de diriger ce pays et donc de faire face à la menace terroriste. Ces constructions discursives produites principalement par des dirigeants de la CEDEAO ou souvent par des représentants officiels de la République française pourraient, selon les dirigeants maliens, constituer une entreprise visant à les délégitimer. En outre, les différents rapports trimestriels de la mission onusienne déployée au Mali (MINUSMA) ne manquent pas de présenter les Forces de Défense et de Sécurité du Mali comme responsables de violations de droits de l’homme au même titre que les groupes djihadistes. C’est ce qu’on peut constater dans cet extrait du rapport de la MINUSMA couvrant la période avril-mai-juin 2022 :
À cet égard, tout en reconnaissant les efforts déployés par les autorités maliennes pour assurer le respect des droits de l’homme et du droit international humanitaire, la MINUSMA a documenté de sérieuses violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire attribuables aux FDSM, notamment des exécutions, des actes de torture et d’autres mauvais traitements ainsi que des arrestations arbitraires, dont certaines massives (2022, p. 13).
Des rapports de ce type incriminant les forces armées maliennes et véhiculés par les médias internationaux sont nombreux à parvenir aux Nations Unies. Nous estimons que toute décrédibilisation de l’armée malienne constitue une attaque contre les putschistes en place, dans la mesure où celle-là reçoit ses ordres de ceux-ci. En outre, pour garder le moral des troupes au beau fixe, les autorités sont dans la nécessité de brosser une image méliorative de cet outil de défense en cette période de tensions politiques entre le Mali et ses anciens partenaires internationaux. C’est dans cette perspective que s’explique l’emploi de l’argument par l’exemple dans une visée de réparation d’image de soi des forces armées maliennes.
Cadre conceptuel
L’argumentation par l’exemple consiste à évoquer des exemples passés ou présents sur lesquels l’orateur appuie ou justifie les faits qu’il veut mettre en valeur ou combattre. Pour cette étude, nous nous appuierons sur deux types d’argumentation par l’exemple : l’exemple proprement dit et l’illustration. La réparation d’image est liée à la rhétorique aristotélicienne construite autour de trois pôles qui sont le logos, centré sur le discours; le pathos qui est axé sur l’auditoire et l’ethos qui est la construction d’une image de soi dans le discours par l’orateur. En d’autres termes, l’orateur construit une image de sa personne susceptible de favoriser l’adhésion de l’auditoire à sa personne ou du moins une image de sa personne conforme avec les attentes de l’auditoire. Il faut préciser que ce retravail éthotique intervient lorsque l’orateur estime qu’une certaine image de soi, défavorable, circule à son sujet à la suite d’accusations, d’attaques verbales de ses adversaires… C’est dans ce cadre que Ruth Amossy (2000) parle d’ethos préalable et d’ethos discursif. En effet, l’ethos préalable peut être défini comme l’image qui circule au sujet de l’orateur (individuel ou collectif) avant sa prise de parole. Tandis que l’ethos discursif constitue l’image de soi de l’orateur qu’il construit dans son discours. Ce premier ethos peut être retravaillé s’il n’est pas conforme avec les attentes de l’orateur.
Les différentes formes de l’argument par l’exemple
Selon Paissa (2016, p. 3), le statut de preuve et d’argument par l’exemple se caractérise par trois formes essentielles : l’exemple proprement dit, l’illustration et le modèle. La nature de l’exemple dépend de la source où il est puisé : littéraire s’il est emprunté à la littérature, politique s’il provient de la politique, historique s’il constitue une référence ou une simple allusion à l’histoire… Dans la présente analyse, nous nous intéresserons uniquement à l’exemple historique et à l’illustration.
Précisons que Paola Paissa (2016) s’inscrit dans le cadre de l’argumentation dans le discours de Ruth Amossy (2000), qui veut que tout discours dispose d’un certain trait argumentatif intrinsèque. L’intérêt de ce référencement à Amossy (2000) permet d’élargir le champ d’application de l’exemple historique en ne le limitant pas aux exemples introduits et signalés comme tels. Cela permet de considérer comme argument par l’exemple « toute référence à des faits, à des événements ou à des personnages historiques, à condition que celle-ci acquière le statut d’un argument à valeur probante, dans un discours à visée argumentative » (Paissa, 2016, p. 3).
Le critère que nous retenons pour sélectionner les exemples historiques de notre corpus est d’ordre temporel, en nous inspirant ainsi de l’article de Paissa (2016) : en effet, nous considérons comme s’inscrivant dans le passé et donc historiques, tous les faits relatifs à la gestion du pays et à sa politique, antérieure à l’avènement de la période de Transition sous le colonel Assimi GOÏTA, avec Choguel Kokala MAÏGA comme Premier ministre. Ce choix s’explique par le fait que les autorités de la Transition du Mali estiment nécessaire de remettre en question toute la pratique politique et gestionnaire du pays considérée comme rétrograde et faible.
Pour ce qui concerne la définition du concept, c’est Aristote repris par Paissa qui donne le mécanisme archétype de l’exemple historique en ces termes :
Lorsque sont donnés deux termes de même nature, mais que l’un est plus connu que l’autre, il y a exemple. Ainsi, pour montrer que Denys conspirait en vue du pouvoir tyrannique lorsqu’il demandait une garde, on allègue que Pisistrate, lui aussi, visant à la tyrannie, demanda une garde et que, après l’avoir obtenue, il devint tyran (Aristote, cité par Paola Paissa, 2016, p. 3).
Paissa (2016) commente cette définition aristotélicienne de l’exemple historique en se référant à des concepts issus de Perelman :
L’argumentation par l’exemple, suivant son agencement canonique, se fonde sur la ressemblance d’un premier cas singulier (le phore, dans la terminologie perelmanienne, représentant l’élément le « plus connu » : le tyran Pisistrate, en l’occurrence) avec un deuxième cas singulier, le thème (Denys), par rapport auquel on essaie de faire admettre et de prédiquer, par voie analogique, une propriété générale, dont le phore constitue une manifestation empirique antérieure (la tyrannie). Cette opération repose sur le topo, également issu d’Aristote que, le plus souvent, l’avenir ressemble au passé, un lieu à valeur générale, dont la force persuasive ne cesse d’être discursivement opérante, puisque ce lieu est responsable, avec d’autres, du principe d’inertie sur lequel se fonde notre perception du réel (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008, p. 141).
L’argument par l’exemple s’appuie sur le topo cicéronien suivant : « l’avenir doit s’employer à ressembler au meilleur du passé » (Paissa, 2016, p. 4). Il faut préciser que l’analogie constitue la condition sine qua non de l’exemple historique, parce que le locuteur établit une ressemblance entre un fait du présent et un fait du passé.
Tout comme l’exemple historique que nous venons d’aborder, l’illustration fait partie des stratégies argumentatives recourant aux cas particuliers. Lesquels cas permettent de clarifier de façon concrète une théorie, une déclaration ou bien même un projet politique que le locuteur présente à son auditoire. Les cas particuliers ou les exemples permettent de renforcer l’adhésion de l’auditoire aux dires du locuteur. Contrairement à l’exemple générique, C. Plantin estime :
L’exemple illustratif fonctionne selon un processus de spécification d’un discours général, portant sur une classe de cas ou d’individus. L’argumentateur part d’un discours théorique, et montre sur un individu ou sur un cas concret que ce discours peut lui être appliqué, qu’il est capable de rendre compte de ce cas (2016, p. 266).
Ainsi Christian Plantin (2016) explique que l’exemple illustratif permet de spécifier un cas ou une situation évoquée par le locuteur dans son discours, pour le rendre plus concret, plus perceptible, pour justifier aussi de son bien-fondé.
Analyse du corpus
L’analyse du corpus consiste à relever les différents éléments discursifs qui font montre de l’emploi de l’argument par l’exemple et de l’illustration. Ainsi, elle est divisée en deux parties : la première consacrée à l’analyse de l’exemple et la seconde à l’illustration.
L’exemple historique
L’argument par l’exemple pour rassurer les Malien·nes
Dans son discours d’investiture déjà, le Colonel Assimi GOÏTA fait appel à l’exemple historique pour tenter de rassurer les Malien·nes quant à la possibilité de surmonter la crise que vit le pays. Il prend ainsi exemple sur le Mali d’hier, sur les comportements adoptés par les Malien·nes d’hier pour faire face aux crises auxquelles ils étaient confrontés. Ainsi il déclare :
Ex1 : L’histoire de notre cher Mali est faite d’épreuves qui nous ont endurcis et nous ont montré également qu’il nous fallait faire preuve de sens de responsabilité et d’engagement patriotique. Chaque fois que notre peuple s’est dressé comme un seul homme, il a su vaincre toutes les adversités. Oui! Unis, nous sommes forts, mais divisés, nous devenons extrêmement vulnérables. Aujourd’hui, nous avons une responsabilité historique : celle de transcender nos divergences pour sécuriser notre pays, pour préserver son intégrité territoriale et pour créer les conditions d’un développement socioéconomique nous permettant d’offrir un avenir meilleur à notre postérité (Discours du 07 juin 2021).
Dans cet extrait, le Président de la Transition présente le passé du pays comme une source où les Malien·nes d’aujourd’hui peuvent puiser des ressorts d’espoir, des stratégies de solution pour faire face aux défis du moment. Il laisse comprendre à travers ce discours que le Mali n’est pas à sa première grande crise existentielle puisque cela s’est déjà produit par le passé, lorsqu’il déclare que « l’histoire de notre cher Mali est faite d’épreuves qui nous ont endurcis ». La « bonne nouvelle » que le Colonel semble apporter à ses compatriotes est que le pays a pu survivre à ces épreuves du passé grâce à l’unité et à l’esprit de solidarité : « notre peuple s’est dressé comme un seul homme ». Il appelle ainsi les Malien·nes à prendre exemple sur l’Histoire de leur Nation pour répondre à la crise multidimensionnelle que traverse le pays. Par l’intermédiaire du syntagme « chaque fois », il laisse entendre que les périodes de crise font partie de l’Histoire et de la vie tout court du pays. La répétition qu’évoque le syntagme « chaque fois » montre que le pays est voué à répéter les mêmes efforts s’il espère s’en sortir. Les faits historiques auxquels fait référence le Chef de l’État peuvent être les grands empires[1] et royaumes développés sur le territoire malien par le passé et qui ont régné sur une grande partie de l’Afrique de l’Ouest. L’analogie s’établit par le fait qu’après avoir évoqué le passé de la Nation malienne, le locuteur passe au présent par l’intermédiaire de l’adverbe « aujourd’hui », qu’il pose comme un présent de responsabilité historique, puisque lui et ses concitoyens doivent veiller sur l’héritage légué par les ancêtres afin de le transmettre à la prochaine génération.
Réparation de l’image des forces armées maliennes par le recours à l’exemple historique
La référence à un passé glorieux qu’a connu le pays devient un exemple pour redonner espoir aux citoyen·nes malien·nes quant à l’avenir, pour les réarmer moralement à pouvoir faire face à la situation actuelle. Cela peut également permettre de mettre en valeur les principes de morale sur lesquels repose la Nation malienne et qui font d’elle une Nation résolument civilisée, respectueuse des valeurs morales et humaines. C’est dans cette logique, que le Premier ministre par intérim, le Colonel Abdoulaye MAÏGA, met en lumière les hauts faits historiques du pays pour répondre aux accusations venues de l’étranger qui critiquent l’armée malienne de commettre des exactions contre les civil·es en ces termes :
Ex2 : Dans la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent, le Gouvernement du Mali est fortement interpellé sur la question des droits de l’homme. Je tiens à souligner que les droits de l’homme constituent avant tout des valeurs qu’incarne chaque Malien. Aussi, le Gouvernement du Mali reste déterminé à les respecter et à les faire respecter, conformément à sa politique de tolérance zéro contre l’impunité. Et cela, par fidélité à nos valeurs ancestrales inscrites dans la Charte de Kouroukanfouga proclamée en 1236 par l’Empereur du Mali Soundiata KEÏTA. Le Mali, berceau de grandes civilisations, héritier de grands empires, terre de brassage, d’hospitalité et de tolérance, fait de la promotion et de la défense des droits de l’homme une priorité nationale. C’est pourquoi, je réaffirme avec force que les opérations militaires des Forces de défense et de sécurité du Mali sont conduites dans le strict respect des droits de l’homme et du droit international humanitaire (24 septembre 2022).
Dans certains rapports de l’ONU, les forces armées maliennes étaient accusées d’exactions, de non-respect des droits de l’Homme sur le champ de bataille. Ce sont ces accusations que le Premier ministre par intérim réfute et rejette catégoriquement en convoquant un exemple historique, celui du rayonnement historique et culturel du Mali. Lequel rayonnement a permis l’élaboration et le développement d’un ensemble de principes régissant le fonctionnement de la société qui est présenté comme respectueux des droits de l’Homme. En faisant référence à ce passé glorieux et respectueux des droits humains, le Chef du gouvernement par intérim entend démontrer que les citoyen·nes malien·nes sont élevés et instruits dans et par les principes régissant le respect de la vie et de la dignité humaines lorsqu’il affirme : « les droits de l’Homme constituent avant tout des valeurs qu’incarne chaque Malien. » Les mots choisis pour exprimer cette position, en l’occurrence, l’adjectif indéfini « chaque » permettent d’établir que le principe de respect de la vie humaine est la chose la mieux partagée au Mali. Quant au verbe « incarner », c’est pour renforcer cette idée première en mettant en exergue que ce principe fait partie intégrante de la constitution morale, intellectuelle et psychique du citoyen·ne malien·ne. Cela d’autant plus que les citoyen·nes malien·nes, et par conséquent leur armée qui fait partie intégrante du peuple, sont abreuvés par « nos valeurs ancestrales inscrites dans la Charte de Kouroukanfouga proclamée en 1236 par l’Empereur du Mali Soundiata KEÏTA. » La date rappelée par le Premier ministre de la Transition, l’année 1236 permet de mettre en exergue l’ancienneté de la civilisation malienne et des principes qui la régissent, lesquels sont incarnés par l’Empereur Soundiata KEÏTA. Ce dernier incarne aussi les valeurs de bravoure, de liberté dans la mémoire collective des citoyen·nes malien·nes.
Après avoir cité ces grands principes respectueux des droits de l’Homme sur lesquels s’est constituée la Nation malienne, le Colonel Abdoulaye MAÏGA entend démontrer que le Mali actuel, héritier de l’empire de Soundiata KEÏTA, de la charte de Kouroukanfouga, ne peut être qu’une Nation où la vie humaine reçoit le plus grand respect. Il entend ainsi mettre en valeur le caractère ancien de la terre de brassage, de rencontres ethniques et religieuses qu’a toujours été son pays. Les valeurs du Mali sont entre autres, selon le Chef du gouvernement par intérim, l’hospitalité et la tolérance. Lesquelles valeurs sont, dans la mémoire collective, y compris son auditoire des Nations unies, incompatibles avec les exactions et les violations de droit de l’Homme dont sont accusées les forces armées maliennes. La référence à Soundiata KEÏTA permet, d’une certaine manière, de poser que l’armée malienne est héritière des valeurs guerrières de l’illustre Empereur malien.
Par ailleurs, l’exemple historique est également utilisé pour démontrer, d’une certaine manière, la responsabilité des pays occidentaux dans la détérioration de la crise sécuritaire au Mali et dans le Sahel, à la suite de son intervention en Libye. Rappelons que cette intervention en Libye avait pour but de chasser le Colonel Mouammar Kadhafi du pouvoir. C’est dans cette logique que le Ministre des Affaires étrangères, M. Abdoulaye DIOP affirme :
Ex3 : Je voudrais d’emblée souligner avec force que le Mali, pays en guerre contre le terrorisme et l’insécurité, continue de faire face à une crise multidimensionnelle consécutive à l’intervention en Libye qui lui a fait perdre les deux tiers de son territoire. Malgré le soutien international apporté depuis 2013, la situation sécuritaire n’a fait qu’empirer. L’insécurité qui était localisée dans le Nord du pays s’est répandue au Centre avant de se propager sur tout le territoire et atteindre les pays voisins et même certains pays côtiers. C’est dire que les résultats atteints n’ont pas été à la hauteur des attentes des populations maliennes et de la région. Pour inverser cette tendance, le Peuple malien a décidé de prendre son destin en mains et de jouer pleinement sa partition (24 septembre 2022).
Le ministre des affaires étrangères tente d’établir, dans cet extrait, la responsabilité de l’Occident dans la déstabilisation du Mali, sans le faire nommément. C’est un procédé relevant de l’implicite dans le discours. Mais les faits historiques convoqués suffisent pour établir ce fait. Ils sont, entre autres, l’intervention de l’Occident en Libye[2], l’insuffisance et l’absence de pertinence du soutien international apporté au Mali depuis 2013 … L’adjectif « consécutif », employé dans la première phrase de l’extrait établit la relation de cause à effet entre l’intervention militaire en Libye pour chasser le Colonel Kadhafi du pouvoir et l’éclatement de la crise sécuritaire au Mali. La responsabilité des acteurs de cette intervention est d’autant plus grande qu’elle a fait perdre au Mali les deux tiers de son territoire. L’on constate que le Ministre, en faisant appel à cet exemple historique, entend démontrer aussi l’échec de la communauté internationale à stabiliser le pays. Cela, il le justifie par le fait qu’en dépit de sa présence et de celle de la force française Barkhane, l’insécurité s’est généralisée dans le pays pour gagner le centre et le sud du pays qui étaient auparavant épargnées. En mettant la communauté internationale face à son échec, il entend par la même occasion, justifier les nombreuses manifestations contre le régime démocratiquement élu et le coup de force militaire ayant débouché sur la chute d’Ibrahim Boubacar KEÏTA. Ainsi, ces faits historiques et leur enchaînement logique se présentent comme une stratégie de légitimation des autorités de Transition du Mali, dans la mesure où elles sont une réponse à l’échec du régime précédent et des missions des Nations unies ainsi que celle de la force française antiterroriste à rétablir la sécurité dans le pays.
L’emploi de l’illustration
La Transition militaire en tant que telle, n’est pas appréciée par les dirigeants de la sous-région qui appellent les autorités maliennes à organiser des élections. C’est dans ce cadre que le Premier ministre par intérim, le Colonel Abdoulaye MAÏGA, use de ce procédé d’illustration pour rassurer la communauté internationale, dont la CEDEAO[3] en ces termes :
Ex4 : Depuis le mois d’août 2020, le Mali se trouve dans un processus de Transition, qui prendra fin le 26 mars 2024, par le transfert de pouvoir aux autorités élues. D’ici à cette échéance et conformément aux recommandations des Assises nationales de la refondation, les autorités de la Transition se sont engagées, dans deux chronogrammes convenus avec la CEDEAO (la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), à faire des réformes politiques et institutionnelles, avant d’organiser des élections, dont l’objectif ultime est de refonder l’État malien, afin qu’il réponde aux aspirations profondes et légitimes de notre peuple à la paix, à la sécurité, à la bonne gouvernance, au développement et à la stabilité institutionnelle durable au Mali.
Dans cette perspective, je suis heureux de souligner que certaines avancées majeures ont déjà été réalisées, notamment la promulgation de la loi électorale qui comprend entre autres la création de l’Autorité Indépendante de Gestion des Élections (AIGE) dont l’installation est à un stade avancé, ainsi que la mise en place d’une commission composée d’éminentes personnalités de toutes les composantes de la société malienne, chargée de la rédaction de la nouvelle constitution (24 septembre 2022).
L’orateur commence par établir le contexte sociopolitique ayant abouti à ce processus de promesses d’organisation d’élections avec la CEDEAO. Le contexte est que le Mali se trouve dans un processus de Transition dont la fin, pour rassurer encore une fois la communauté internationale, est prévue le 26 mars 2024, avec l’organisation de l’élection présidentielle devant placer le pays dans une situation de légalité démocratique. Mais le Colonel Abdoulaye MAÏGA entend montrer avant tout que leur gestion du pays n’est pas dépourvue de pratique démocratique. Il en veut pour preuve la tenue des assises nationales de la refondation ayant fait des recommandations notamment l’établissement de deux chronogrammes devant être sanctionnées par des réformes politiques et institutionnelles. Le procédé d’illustration intervient lorsque le Chef du gouvernement par intérim détaille les actes concrets mis en place par son gouvernement pour avancer vers l’atteinte des objectifs fixés, en conformité avec la CEDEAO. Il annonce ainsi qu’il est heureux de citer les avancées majeures qui sont déjà des actifs de son gouvernement dans ce sens : la loi électorale a été promulguée et avec cette loi, la création de l’Autorité indépendante de Gestion des Elections (AIGE). À tout cela s’ajoute « la mise en place d’une commission composée d’éminentes personnalités de toutes les composantes de la société malienne, chargée de la rédaction de la nouvelle constitution ».
Toutes ces illustrations s’inscrivent dans un processus de réparation d’image visant à mettre en exergue une volonté d’exercer le pouvoir suivant les choix des citoyens. Lesquels citoyens se seraient exprimés lors des assises nationales de la refondation. Cette réparation d’image vise aussi à construire une certaine légitimation de la Transition. Les illustrations sont données dans cette situation précise, en l’espèce la tribune des Nations unies, pour d’abord rassurer les grandes puissances et les Etats de la communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, la CEDEAO et dans une certaine mesure la classe politique malienne. Dans cette logique, les illustrations sont faites pour sortir des déclarations simples et démontrer le concret qui est en train d’être fait par le gouvernement de Transition. En outre, le même procédé d’illustration se révèle dans le discours du Premier ministre Choguel Kokala MAÏGA à l’occasion de son allocution de vœux de nouvel an 2023 adressée au Président de la Transition. L’exercice consistait à mettre au jour les réalisations faites par son gouvernement dans tous les domaines de la vie nationale au titre de l’année qui venait de s’achever, 2022. Énumérant ainsi les actifs au compte de son gouvernement, il affirme :
Ex5 : Au plan social, la tenue de la Conférence sociale est la concrétisation d’un engagement souscrit par le Gouvernement dans le cadre de la promotion de la bonne gouvernance et l’adoption d’un pacte de stabilité. Dans cet esprit, l’État a consenti d’importants efforts financiers dans le cadre du dialogue social et de l’extinction de certaines revendications catégorielles. Ces efforts se sont traduits par l’harmonisation des grilles salariales en 2021-2022 et, plus récemment, l’octroi de primes spéciales pour tenir compte de la spécificité des travailleurs du secteur de l’éducation (Discours vœux du nouvel an 2023).
Dans cet extrait, le Chef du gouvernement fait un bilan de l’action gouvernementale sur la période de l’année 2022, ce qui fait que le discours est considérablement riche en illustrations. Parce que tous les points et chapitres de gouvernance annoncés doivent être justifiés par des exemples concrets, autrement dit des illustrations. Dans cette logique, abordant le plan social de la politique gouvernementale, Choguel Kokala MAÏGA revient sur la conférence sociale tenue pour promouvoir le dialogue avec les délégations sociales et mettre fin aux fréquentes revendications des syndicats. Pour ce faire, il annonce que son gouvernement fournit d’efforts considérables pour répondre aux doléances des travailleurs et travailleuses. Ces efforts sont surtout d’ordre financier. L’illustration intervient lorsqu’il affirme que ces efforts « se sont traduits par », c’est le verbe « traduire » qui annonce l’illustration. Parce qu’après les explications et les annonces d’ordre général, il passe au cas particulier qu’il introduit par l’intermédiaire de ce verbe qui traduit en même temps le passage de l’abstrait au concret, du théorique au pratique. C’est ce qu’explique Christian Plantin (2016, p. 266) quand il écrit « l’argumentateur part d’un discours théorique, et montre sur un individu ou sur un cas concret que ce discours peut lui être appliqué, qu’il est capable de rendre compte de ce cas. » Nous remarquons ainsi, après avoir relevé ces différents recours à l’argument par l’exemple, que l’illustration est un argument plus ou moins prisé dans le discours politique. Cela précisément lorsqu’il s’agit d’établir un bilan de son programme, de sa politique.
Conclusion
Cet article démontre que l’argumentation par l’exemple fait partie des stratégies argumentatives prisées dans le contexte du discours politique malien. L’analyse a porté sur les exemples et les illustrations que les orateurs utilisent dans un cadre de persuasion. En effet, très souvent l’histoire de ce pays est mobilisée dans le discours politique au service de l’entreprise de persuasion. Ainsi dans notre corpus, nous avons remarqué que les orateurs avaient eu recours à ce procédé de persuasion pour rejeter les accusations décrédibilisant les forces armées maliennes et par extension, les autorités de la Transition. D’autre part, en montrant les limites et en démentant les propos des adversaires, il s’agit pour les orateurs de décrédibiliser ces derniers à leur tour. Le recours à ces procédés a également permis de mettre en exergue ce qui est présenté comme un bilan positif de la Transition. Ces différents constats font de l’argument par l’exemple ainsi que de l’illustration des stratégies de persuasion convenables à une entreprise de retravail et d’amélioration de l’image de soi.
Références bibliographiques
Amossy, Ruth. 2000. L’argumentation dans le discours. Paris : Nathan.
Charaudeau, Patrick. 2014. Le discours politique. Les masques du pouvoir. Limoges : Lambert-Lucas.
Paissa, Paola. 2016. Introduction : exemple historique dans le discours – enjeux actuels d’un procédé classique. Argumentation et Analyse du Discours, N°16. http://journals.openedition.org/aad/2204
Perelman, Charles & Olbrechts-Tyteca, Lucie. 2008. Traité de l’argumentation. Bruxelles : Editions de l’Université de Bruxelles.
Perelman, Charles. 2012. L’empire rhétorique. Rhétorique et argumentation. Paris : Librairie philosophique Vrin.
Plantin, Christian. 2016. Dictionnaire de l’argumentation. Lyon : ENS Éditions, Coll « Langages ».
Sadoun-Kerber, Keren et Wahnich, Stéphane. 2022. Emmanuel Macron face à la Covid-19 : un Président en quête de réparation d’image. Argumentation et Analyse du Discours, N°28. http://journals.openedition.org/aad/6113
Rapport
Nations unies, Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali, Note trimestrielle des tendances des violations et atteintes aux droits de l’homme au Mali 1er avril – 30 juin 2022. https://minusma.unmissions.org/sites/default/files/note_trimestrielle_-avril_a_juin_2022_-_note_sur_les_tendances_des_violations_et_atteintes_aux_droits_de_lhomme_et_au_droit_international_humanitaire_au_mali.pdf
Corpus
Discours de S.E.M. Abdoulaye DIOP, Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale à l’occasion de l’examen par le Conseil de sécurité du rapport du Secrétaire général des Nations Unies sur la situation au Mali, New York, le 13 juin 2022. https://www.un.int/mali/sites/www.un.int/files/Mali/discours_maeci_reunion_csonu_oct_2022_vf_17.10.22.pdf
Discours d’investiture du Colonel Assimi GOÏTA en tant que Président de la Transition. https://www.facebook.com/Presidence.Mali/posts/koulouba-07-juin-2021-investiture-discours-dinvestiture-de-son-excellence-le-col/4470127393006718/
Discours du Colonel Abdoulaye MAÏGA Premier ministre p.i, Chef du Gouvernement du Mali, à l’occasion du Débat général de la 77ème Session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York, le 24 septembre 2022. https://www.un.int/mali/sites/www.un.int/files/Mali/rev_allocution_mali_agnu_24_septembre_2022_2.pdf
Discours du Premier ministre Choguel Kokala MAÏGA à l’occasion de son allocution de vœux de nouvel an 2023 adressée au Président de la Transition. https://www.facebook.com/100069237008628/posts/v%C5%93ux-du-docteur-choguel-kokalla-maiga-premier-ministre-chef-du-gouvernement-%C3%A0-so/5759036807506254/
Ibrahim TOURÉ
Enseignant-chercheur au Département des Sciences du Langage de l’Université Yambo Ouologuem de Bamako, Ibrahim TOURÉ est détenteur d’un doctorat en Sciences du Langage (option : analyse du discours) obtenu en mai 2025 à l’Institut de Pédagogie Universitaire de Bamako. Sa thèse a porté sur le thème « Analyse des stratégies argumentatives de légitimation de soi des autorités de la Transition du Mali dans un contexte de tensions avec la CEDEAO ». Ses travaux portent sur la rhétorique dans le discours politique.
Contact : ibtoure769@gmail.com
ORCID iD : 0009-0008-4065-9391
- Empire du Mali, Empire Songhaï ↵
- L’intervention militaire de 2011 en Libye est une opération militaire multinationale sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (ONU) qui s’est déroulée entre le 19 mars et le 31 octobre 2011 avec pour objectif de mettre en œuvre la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies. (Jean-Dominique Merchet, « La Libye à portée d’ailes », sur marianne.net, Marianne, 18 mars 2011. ↵
- Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest. ↵