Volume 2, numéro 1 – 2025. Un tournant afro dans l’analyse du discours au Brésil?

L’analyse du discours au Brésil : une perspective afro

Phellipe MARCEL DA SILVA ESTEVES et Rogério MODESTO

 

Une question a motivé la proposition de ce dossier : pouvons-nous affirmer qu’un tournant afro est en cours dans l’analyse du discours pratiquée au Brésil? Dans notre esprit, cette interrogation n’est ni capricieuse ni rhétorique. Il s’agit d’une question qui, selon nous, s’impose dans la mesure où, comme nous l’avons mentionné dans l’appel à contributions, nous observons avec satisfaction l’institutionnalisation de différents processus discursifs qui se matérialisent par une préoccupation, une prise de position théorique, dans les sciences humaines brésiliennes, en faveur d’une perspective guidée par les questions ethno-raciales. Cette tendance traverse des disciplines variées, de l’anthropologie, la pédagogie et la sociologie jusqu’à la psychanalyse, la géographie, le droit et même l’architecture, des domaines a priori considérés comme moins ouverts à ce type de préoccupation.

Cette préoccupation se manifeste, par exemple, non seulement par la circulation croissante d’auteur·trices contemporain·es dans les travaux desquels cette question est explicitement présente – en droit, avec Ana Luiza Pinheiro Flauzina (Flauzina, 2008; 2023) et Thula Rafaela de Oliveira Pires (Pires, 2016); dans les études de genre et de race, à l’intérieur et à l’extérieur des villes, avec des auteur·trices comme Carla Akotirene (Akotirene, 2018), Joice Berth (Berth, 2023) et Deivison Nkosi (Faustino, 2018, 2020[1]) – mais aussi, et surtout, par la republication et l’intérêt éditorial accru pour des auteurs fondamentaux et souvent oubliés, qui font l’objet aujourd’hui d’un processus de contemporanéisation. Parmi ces penseur·euses éminent·es figurent Neusa Santos Souza en psychanalyse (Souza, 1983), Milton Santos en géographie – et il serait injuste de ne citer qu’un seul de ses centaines de textes publiés sur six décennies – Lélia Gonzalez dans les sciences sociales en général, de la philosophie à l’anthropologie (notamment dans l’œuvre coordonnée par Gonzalez 2020, qui rassemble des textes publiés entre 1975 et 1990), et Frantz Fanon en philosophie, psychiatrie et psychanalyse, particulièrement dans son ouvrage de 1952.

Dans le domaine des études du langage, Henry (1977) affirme que, dans les années 1960, la linguistique occupait la place de science pilote des sciences humaines, un statut reconnu à l’époque non seulement par certains linguistes (comme Georges Mounin), mais aussi par des chercheurs d’autres disciplines, tels que Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan et Roland Barthes. Ce fait historique nous aide à comprendre qu’il existe un va-et-vient productif dans le panorama épistémologique. Autrement dit, les études du langage ne sont pas étrangères aux tournants, qu’il s’agisse du tournant discursif (Gracia, 2004), pragmatique (Nigro, 2009), narratif (Moita Lopes, 2021), postmoderne (Green, 2019) ou culturel (Reckwitz, 2002).

Concernant la question qui nous intéresse, celle d’un possible tournant afro dans l’(les) analyse(s) du discours brésilienne(s), nous considérons qu’il s’agit là d’une interrogation non seulement possible, mais nécessaire. Même si nous ne pouvons y répondre directement – du moins pas dans ce temps et cet espace –, nous pouvons assurément la travailler; et si nous défendons ou faisons l’hypothèse d’un tournant afro dans ces conditions théoriques, nous allons plus loin en tentant de le caractériser. À notre avis, il s’agit aussi d’un tournant noir, car il provoque une réflexion sur la racialisation des discours (Modesto, 2021), qui, à première vue, même parmi les analystes du discours, ne signifieraient pas la race, ne produiraient pas de sens sur les couleurs de peau et leurs implications dans une formation sociale marquée par le racisme. Dans ce tournant, outre la mise en lumière d’intellectuel·le·s noir·e·s souvent effacé·e·s par la tradition universitaire, il y aurait également la circulation d’idées et la construction d’un certain canon déconstruit d’auteurs issus des peuples indigènes, comme les œuvres d’Ailton Krenak (Krenak, 2019) et de Davi Kopenawa Yanomami (Kopenawa, Albert, 2015). Plus encore, ce serait un tournant permettant d’établir un dialogue mettant en scène les relations entre le Brésil et l’Afrique.

En suivant ce que nous avons énoncé plus haut, il est essentiel de traiter avec l’attention nécessaire ce phénomène épistémologique qui, bien qu’il se déploie dans un contexte international où l’agenda de la négritude se diffuse – de la science à la philosophie et à la politique, partisane ou non, en passant par la culture pop (au risque d’être assimilée par le Capital) –, s’impose comme un événement dans l’(les) analyse(s) du discours.

Les sept interventions qui composent ce dossier – six articles et une interview – donnent assurément corps à cet événement. Ce sont des textes qui placent la question de la racialité, particulièrement la négritude, comme clé de lecture au service de l’analyse du discours, à travers différents efforts de proposition conceptuelle, de déplacements de positions et de manières de comprendre les conditions de production des discours. Ils suggèrent des formes d’interprétation racialisée de la colonisation et de la politique au Brésil et en Afrique, des modes d’instrumentalisation des savoirs, des manières dont les démocraties se configurent et des formes de résistance possibles dans la vie et dans le champ théorique. Plus encore : ce sont des textes qui, face à l’impossibilité de répondre seuls à l’inquiétude ayant motivé l’organisation de ce dossier, permettent au moins d’esquisser une réponse. L’inquiétude est devenue prospective et s’est collectivisée comme une provocation pour les auteur·trices qui nous ont envoyé leurs contributions.

Un défi s’est imposé : la publication d’une revue en français, sur une plateforme africaine, organisée par des Brésilien·nes. Quelle langue accepter? Nous devons donc quelques remerciements. Tout d’abord à Aimée-Danielle Lezou Koffi et à Marie-Anne Paveau, directrices de Magana, qui, en plus d’avoir accepté notre proposition de dossier, ont permis que nous recevions des articles en portugais, en plus du français, pour évaluation avant traduction. Ainsi, certains de ces articles ont été acceptés en langue portugaise, dans la forme pratiquée au Brésil. D’où le deuxième remerciement : la traduction en français n’a été possible que grâce au précieux soutien de la CAPES PROEX, via le Programme de troisième cycle en Études du Langage de l’UFF, qui a permis le travail de Nina Rioult. Nous remercions le Posling-UFF d’avoir rendu possible cette publication, ainsi que pour le renforcement d’une politique d’internationalisation qui ne se limite pas aux partenariats avec les pays du Nord global, mais qui privilégie, à juste titre, le dialogue Sud-Sud.

Voici maintenant une présentation des textes de ce dossier.

Ouvrant la discussion de ce volume, le travail de Carmolino Cá et Sóstenes Ericson (tous deux de l’Université Fédérale d’Alagoas). Intitulé « Le sens de la démocratie dans le discours du PAIGC : un legs de la dictature », ce texte, s’appuyant sur l’analyse du discours initiée par Michel Pêcheux en France et développée par Eni Orlandi au Brésil, et en dialogue avec Jacqueline Authier-Revuz, vise à analyser les effets de sens de la démocratie dans les processus discursifs du Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) dans le contexte de l’expulsion des 15 parlementaires qualifiés de « traîtres » par le Parti. L’analyse des auteurs montre que, en refusant d’accepter la position imposée par la direction du Parti, qui obligeait les parlementaires à voter en faveur du Gouvernement, puis en demandant l’expulsion des 15 « traîtres », une mémoire discursive est activée dans l’interdiscours, constituant une formation partisane des libérateurs, paradoxalement marquée par une tendance autoritaire, ce qu’ils appellent une « démocratie de l’imposition ».

Dans « Temps de (re)construction : tensions raciales et projections dans l’engagement à reconstruire le Brésil et à valoriser sa culture », Liliane Souza dos Anjos (Université d’État de São Paulo) et Felipe Augusto Santana do Nascimento (Institut Fédéral d’Alagoas) analysent la promesse discursive d’union et de reconstruction du gouvernement présidentiel actuel, exprimée à travers différentes matérialités signifiantes en composition. Cette composition inclut une photographie du jour de l’investiture de Lula, actuel président du Brésil pour son troisième mandat, son discours et le slogan adopté par son Gouvernement. Pour ce faire, les auteur·e·s mobilisent le concept de « discours racialisés », démontrant comment le fonctionnement promissif en question impose, sur différents objets symboliques, une double nécessité : celle de traverser les effets imaginaires suscités par l’alliance ainsi forgée, et celle de revisiter les sens de la démocratie culturelle afin de repenser l’efficacité de l’idéologie juridique et de déconstruire le consensus autour de la culture.

Kodjovi Agbonagban (Université de Lomé), quant à lui, examine la problématique de l’énonciation de l’esclavage dans les textes de l’écrivain togolais Kangni Alem. Dans son article intitulé « La problématique de l’énonciation dans le néo-récit d’esclaves chez Kangni Alem », l’auteur étudie comment Kangni Alem, en tant qu’écrivain postcolonial, explore la mémoire historique de l’esclavage en tentant d’inscrire dans l’acte énonciatif une esthétique de renouvellement et de transgression. Il s’intéresse également à la relation historique entre les deux principaux espaces d’énonciation – l’Afrique et le Brésil –, montrant comment ces espaces façonnent le discours renouvelé autour de l’esclavage transatlantique.

Dans « Pratiques de réexistences noires au Brésil : une analyse discursive critique afro-diasporique », Marcos Antonio Lima do Bonfim (Université Fédérale du Pernambouc) s’appuie sur des auteurs des études critiques du discours, de la grammaire du design visuel et de la pensée décoloniale afro-diasporique pour analyser discursivement les pratiques de réexistences noires mobilisées par une travestie noire au Brésil en tant que « bicha preta » (« pédé noire »), proposant ainsi une perspective d’analyse discursive critique sous une orientation décoloniale afro-diasporique. À travers l’analyse de la (re)production du racisme LGBTQIA+phobe et des resignifications discursivo-sémiotiques présentes dans les expériences et réexistences du corps « bicha preta » lors d’un championnat de poésie parlée (SLAM), l’auteur soutient que la colonialité de l’être se constitue et est constituée par une perspective de genre ancrée dans l’hétéronormativité cisgenre blanche, qui exclut, discrimine, humilie et violente les travesties noires.

Vanise Medeiros (Université Fédérale Fluminense) propose une relation théorique entre les concepts de « verbétisation », qu’elle a formulé dans des travaux antérieurs, et de « savoirs subjugués » de la sociologue Patricia Hill Collins, pour analyser les désignations dans le Dictionnaire des favelas Marielle Franco, dans le but de contribuer à l’avancement des réflexions sur la décolonisation linguistique. Dans son texte, intitulé « Verbétisation et désignations dans le Dictionnaire des favelas Marielle Franco », l’autrice développe une réflexion sur la notion de verbétisation, un processus qui transforme des signifiants découpés comme items lexicaux en entrées d’instruments linguistiques dans une formation sociale, considérant que ce processus est une pratique socio-historico-idéologique. Toute l’analyse repose sur l’idée que la pratique de la verbétisation, dans les conditions de production qu’elle examine, constitue une pratique genrée et racialisée, qui invite à une écoute sociale, dans la lignée de Michel Pêcheux.

Le dernier article est signé par nous, organisateurs de ce dossier : Phellipe Marcel da Silva Esteves (Université Fédérale Fluminense) et Rogério Modesto (Université d’État de Santa Cruz). Dans l’article « Les manières de signifier l’intellectualité noire dans le discours encyclopédique : études sur l’Encyclopédie noire », nous analysons comment l’œuvre Enciclopédia negra : biografias afro-brasileiras, de Flávio dos Santos Gomes, Jaime Lauriano et Lilia Moritz Schwarcz, publiée par la maison d’édition brésilienne Companhia das Letras en 2021, resignifie l’intellectualité noire au Brésil en proposant de récupérer et valoriser plus de 550 personnalités noires, luttant ainsi contre l’épistémicide. Deux mouvements analytiques interconnectés sont opérés. Le premier confronte cette encyclopédie avec le Diccionario biobibliographico brazileiro (1883-1902). Le second compare deux biographies d’intellectuels noirs du champ des Lettres, concluant que, malgré les avancées de l’Encyclopédie noire, celle-ci perpétue des discours stéréotypés, sans mettre en lumière les barrières structurelles du racisme.

Pour clore le dossier, nous proposons un entretien avec le professeur et chercheur brésilien Pedro de Souza. En tant qu’homme noir, gay et pratiquant l’analyse du discours depuis ses premiers moments d’institutionnalisation au Brésil – avec l’introduction de l’œuvre de Michel Pêcheux à la fin des années 1970 et au début des années 1980 –, Pedro de Souza nous offre une perspective de vie et de travail théorique de quelqu’un qui a pu voir et vivre les empêchements silencieux des discussions sur le genre et la race dans la théorie, jusqu’au tournant afro que nous défendons ici. C’est un chercheur majeur dans le paysage académique, qui, avec brio, navigue entre les thèmes du discours, de l’énonciation, de la subjectivité, de l’écriture et de la voix. Docteur en Linguistique depuis 1993 (Université d’État de Campinas), il est aujourd’hui professeur titulaire à l’Université Fédérale de Santa Catarina.

À notre avis, cet ensemble de textes nous permet de témoigner d’un tournant afro dans les analyses du discours développées au Brésil, visant également un dialogue avec les chercheur·e·s africain·e·s souhaitant partager leurs intérêts et préoccupations avec ceux et celles qui agissent de l’autre côté de l’Atlantique. Nous espérons que ce tournant produira de bons effets pour ce champ d’études et vous invitons à la lecture, certains que ces effets viendront.

Références bibliographiques

Akotirene, Carla. 2018. O que é interseccionalidade? Belo Horizonte: Letramento.

Berth, Joice. 2023. Se a cidade fosse nossa. Rio de Janeiro: Paz & Terra.

Fanon, Frantz. 1952. Peau noire, masques blancs. Paris: Seuil.

Faustino, Deivison. 2018. Frantz Fanon: um revolucionário, particularmente negro. São Paulo: Ciclo Contínuo.

Faustino, Deivison. 2020. A disputa em torno de Frantz Fanon: a teoria e a política dos fanonismos contemporâneos. São Paulo: Intermeios.

Flauzina, Ana Luiza Pinheiro. 2008. Corpo negro caído no chão. Rio de Janeiro: Contraponto.

Flauzina, Ana Luiza Pinheiro. 2023. Repertórios da resistência: arte, justiça e os horizontes da luta negra no Brasil. Salvador: Edufba.

Gracia, Tomás Ibáñez. 2004. O giro linguístico. In Lupicinio Iñiguez (Org.), Manual de Análise do Discurso em Ciências Sociais. Petrópolis: Vozes.

Green, Jill. 2019. Coreografando uma virada pós-moderna: o processo criativo e a somática. Revista Vazantes, 2(2), 18–28.

Gonzalez, Lélia. 2020. Por um feminismo afro-latino-americano: ensaios, intervenções e diálogos. Rio de Janeiro: Zahar.

Henry, Paul. 1977. Le mauvais outil : langue, sujet et discours. Paris : Éditions Klincksieck,

Kopenawa, Davi, & Albert, Bruce. 2015. A queda do céu: palavra de um xamã yanomami. São Paulo: Companhia das Letras.

Krenak, Ailton. 2019. Ideias para adiar o fim do mundo. São Paulo: Companhia das Letras.

Modesto, Rogério. 2021. Os discursos racializados. Revista da ABRALIN, 20(2), 1–19.

Moita Lopes, Luiz Paulo. 2021. Os espaçotempos da narrativa como construto teórico-metodológico na investigação em linguística aplicada. Caderno de Letras, (40), maio-agosto.

Nigro, Rachel. 2009. A virada linguístico-pragmática e o pós-positivismo. Direito, Estado e Sociedade, (34), jan./jun.

Pires, Thula Rafaela de Oliveira. 2016. Criminalização do racismo: entre política de reconhecimento e meio de legitimação do controle social sobre os negros. Brasília: Brado Negro.

Reckwitz, Andreas. 2002. Toward a Theory of Social Practices: A Development in Culturalist Theorizing. European Journal of Social Theory, v. 5, n. 2, p. 243-263.

Souza, Neusa Santos. 1983. Tornar-se negro ou As vicissitudes da identidade do negro brasileiro em ascensão social. Rio de Janeiro: Edições Graal.



  1. Bien qu’il signe ses livres sous le nom de Deivison Faustino, ce sociologue brésilien, professeur à l’Université Fédérale de São Paulo et spécialiste de Frantz Fanon, est également connu sous le nom de Deivison Nkosi, nom sous lequel il animait des cours libres avant de devenir professeur universitaire.

Pour citer cet article

MARCEL DA SILVA ESTEVES, Phellipe et MODESTO, Rogério. 2025. L'analyse du discours au Brésil : une perspective afro. Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 2(1), en ligne. DOI : 10.46711/magana.2025.2.1.1

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La revue MAGANA. L’Analyse du discours dans tous ses sens est sous licence Creative Commons CC BY-SA 4.0, disponible en ligne, en format PDF et, dans certains contextes, en version imprimée.

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ISSN : Version en ligne

3093-4184