Volume 2, numéro 2 – 2025. Retour sur l’analyse du discours politique en Afrique

L’acteur politique « étranger » dans le discours politique ivoirien : schémas discursifs et enjeux

Mireille Denise KISSI

 

Introduction

La question de l’étranger occupe une place centrale dans les débats politiques contemporains, en particulier dans les sociétés marquées par des tensions identitaires et des recompositions démocratiques. Lors des joutes électorales présidentielles, les acteurs politiques, en plus de justifier leur mérite d’exercer le pouvoir, doivent également légitimer leur identité sociale, morale, politique et idéologique. On assiste à la présence d’un personnage dont la constance le mue, dans le champ politique africain, en instance de discours : il s’agit de l’acteur politique étranger. La prétention à la magistrature suprême va ainsi redéfinir la question de l’identité dans le débat public.

Le terme acteur politique étranger se justifie en contexte politique africain du fait des controverses identitaires. Elles sont suscitées par les origines et/ou nationalités d’acteurs politiques jugées floues, et qui sont devenues un enjeu politique important. Cette contribution analyse les mécanismes de redéfinition du concept d’étranger et ses implications pour les acteurs politiques. Elle répond à la question : comment la figure de l’acteur politique étranger est-elle construite et instrumentalisée dans le discours ivoirien? Quels enjeux identitaires et politiques cette construction révèle-t-elle? L’analyse du discours, dans ses aspects énonciatif, argumentatif et rhétorique servira de méthode d’analyse. Il s’agit d’examiner l’hypothèse selon laquelle la figure de l’acteur politique étranger est construite à partir d’un jeu de stratégies argumentatives de légitimation et de délégitimation. Il s’agit de repérer et examiner les schémas discursifs qui structurent, conditionnent et positionnent la figure de l’acteur politique étranger en figure discursive dans le champ africain en général et ivoirien en particulier. Pour ce faire, un corpus constitué du discours d’Alassane Ouattara au forum de la réconciliation nationale en 2001, et de celui de Tidjane Thiam au Bureau politique du PDCI en 2025 servira de base à l’étude. Il s’agit de deux personnalités politiques ivoiriennes dont la problématique de nationalité a cristallisé la société ivoirienne en deux pôles : les pro- et anti- Ouattara et Thiam.

L’étude est articulée autour d’un fondement théorique et historique sur la problématique de l’étranger, puis de l’analyse du corpus et des enjeux énonciatifs et de légitimation qu’elle révèle.

L’étranger au prisme de l’altérité et de l’identité

La notion d’étranger est indissociable de celles d’altérité et d’identité. Car l’étranger est un opérateur essentiel dans la définition de la communauté : il est un repère qui lui permet de tracer ses frontières sociales, politiques et symboliques. Ce processus de différenciation renvoie à l’altérité qui révèle l’identité collective en traçant les contours, les fragilités et les stratégies de légitimation de la communauté. Questionner la figure de l’étranger à partir de l’analyse du discours permet de comprendre comment celle-ci est mobilisée et instrumentalisée dans l’arène politique.

Définition usuelle de l’étranger

Défini sociologiquement comme un individu n’appartenant pas à une communauté donnée, l’étranger est caractérisé par son absence de rattachement à la société dans laquelle il se trouve. Cette absence se décline d’un point de vue social (par le statut d’immigré) ou culturel (par les différences culturelles avec la société d’accueil). Dans la conception occidentale, l’étranger se départit de toute représentation de l’enracinement en symbolisant le passage, le mouvement. L’étranger est une figure de l’Autre : hors de la sphère du connu, de la familiarité et de la compréhension. Sa construction est la résultante de l’organisation des rapports humains en termes de supériorité/infériorité et en a un revers négatif du fait de son instabilité.

Mais la pensée et la société africaines accordent un traitement différent à l’étranger selon des acceptions diachroniques et contextuelles. Sa construction linguistique induit l’élaboration d’un imaginaire. L’étranger est un invité, voire un messager divin dans la cosmogonie africaine. Considéré avec respect, il est source de connaissance et d’enrichissement du fait de sa non-fixité et de son caractère transitoire. L’étranger, dans la philosophie africaine, est le symbole d’ouverture, de tolérance et de partage. Il est un autre moi, une déclinaison de ses possibilités. Dans ce contexte, la philosophie Ubuntu illustre cette pensée : « l’étranger est un ami que tu ne connais pas encore ». Il n’est pas un intrus ou une menace, mais une opportunité relationnelle qui enrichit l’humanité (Ramose, 1999). L’étranger est de ce fait nécessaire à la construction de soi, et plus largement de la société. L’on est donc tenté de s’interroger sur l’origine de ce « shift », ce changement radical à l’endroit de cette figure sociale. Son appréhension actuelle est fille d’un contexte historique africain qui a complexifié son image. Entre la colonisation, les deux guerres mondiales, les luttes inter-étatiques et économiques, la perception idyllique de cette figure a été largement écornée par des aspects négatifs. L’étranger inspire désormais la méfiance, la suspicion, la confiance perdue, et dans des cas extrêmes, la trahison.

En Côte d’Ivoire, et en Afrique de l’Ouest francophone en général, les alliances entre les natifs et les peuples étrangers ont créé des générations d’habitant·es aux origines hybrides qui se sont inséré·es à tous les niveaux, dont la politique, non sans engendrer des polémiques et controverses majeures. La figure sociale de l’étranger est devenue une figure politique à part entière. Il s’agit de la manière dont un individu perçu comme non originaire ou illégitime dans un espace politique donné est construit dans le discours par lui-même et par les autres (adversaires, médias, etc.).

Historicité de l’étranger dans le champ politique ivoirien

Les travaux de Yao Gnabeli (2012, p. 85-97), Pierre Kipré et Ousmane Dembélé (2003, p. 34-48), entre autres, permettent de comprendre comment la question de l’étranger s’est introduite progressivement dans la sphère politique ivoirienne et a entraîné une crise de la légitimité. Deux périodes significatives sont à relever.

De 1960 au début des années 1990, l’étranger bénéficie d’un statut privilégié en Côte d’Ivoire. La politique d’ouverture du Président Houphouët-Boigny est favorable à l’installation des populations venant de la sous-région, notamment dans les zones forestières, afin de participer à l’économie de plantation. Il s’ensuit une rhétorique d’inclusion qui façonne le discours valorisant. Le lexique traduit cette politique d’ouverture lorsque le Président Houphouët-Boigny présente la Côte d’Ivoire comme une « terre d’accueil » et qui « appartient à celui qui la met en valeur ». Ce discours instaure une égalité de possession territoriale entre les natif·ves et ceux et celles venu·es d’ailleurs. Il a également contribué à faire de la présence de l’étranger un enjeu social et politique récurrent. En effet, les populations étrangères avaient le droit de vote, participant ainsi de façon active à la vie politique de leur pays d’accueil. La Côte d’Ivoire devient un exemple d’intégration sous-régionale. Il accueille 17 % d’étrangers et d’étrangères venant des pays limitrophes en 1965, et ce taux passe à 22 % en 1975 (Babo, 2010, p. 39-62). L’attribution de la nationalité se fait par filiation ou par le lieu de naissance : « le but visé dans ce code [de la nationalité], c’est pouvoir arriver à créer un climat tel que les étrangers n’aient pas à souffrir, créer un climat de paix, un climat social, fait de confiance et de compréhension mutuelle »[1]. Le législatif concrétise le discours politique intégrateur, même si l’étranger reste symboliquement extérieur à la communauté nationale (Banégas, 2006).

Avec les bouleversements politiques des années 1990, l’étranger est progressivement devenu une catégorie politique polémique. Le concept d’« ivoirité » introduit en politique par le Président Henri Konan Bédié a marqué un tournant. Cette notion culturelle valorisant la culture ivoirienne a été progressivement dévoyée et utilisée comme outil d’exclusion dans le champ social et politique. Le lexique politique et médiatique a été rapidement saturé de termes restrictifs à visée exclusionniste : les expressions « ivoirien de souche », « nationalité douteuse » inondent les discours qui tracent la frontière entre le « vrai ivoirien » et l’« autre ». Cette rhétorique matérialise le changement radical de politique envers l’étranger : suppression de leur droit de vote, instauration de la carte de séjour, révision du code électoral en 1995 et de la constitution en 2000, ce qui empêche l’ex-premier ministre Alassane Ouattara de se présenter aux présidentielles pour « nationalité douteuse ». L’étranger devient une figure discursive de la séparation. De même, la citoyenneté et l’appartenance nationale deviennent des conditions d’accès au pouvoir.

Durant la crise ivoirienne de 2002 à 2011, la figure de l’étranger s’est muée en vecteur de polarisation entre le nord et le sud, nourrissant un climat de suspicion sur l’identité nationale (Banegas, 2006). Malgré la stabilisation socio-politique du pays, la résurgence de la problématique de l’étranger est constante : la candidature de Tidjane Thiam, Président du PDCI, à la présidentielle de 2025 est source de polémique du fait de sa nationalité franco-ivoirienne, donc de son « altérité », ce qui a fragilisé sa légitimité. Au niveau linguistique, le discours n’est plus marqué par la « nationalité douteuse », mais par la « double nationalité », qui dans l’imaginaire collectif induit un doute sur l’appartenance à la communauté.

On comprend ainsi que la problématique de l’acteur politique étranger est le résultat d’un glissement de la dénégation sociale vers le refus politique. Cette figure a plusieurs dimensions et s’appuie sur trois caractéristiques : l’hybridité juridique, la démarcation idéologique et le déracinement social.

La caractéristique la plus évidente qualifiant l’acteur politique étranger est son hybridité juridique, résultant de l’acquisition d’au moins deux nationalités par ses ascendant·es. La question de la filiation devenue un enjeu électoral majeur est un critère de validation ou d’ostracisme populaire. La logique sous-tendant cette attitude serait que cette hybridité juridique faciliterait la collusion avec l’extérieur, donc une défense des intérêts nationaux à géométrie variable. Le discours est ainsi dominé par l’usage des marqueurs symboliques de justification. L’hybridité juridique fait de l’acteur politique étranger une figure de la limite : limite entre l’inconnu et le connu, entre le familier et l’intrus.

La démarcation idéologique ou « l’étranger de l’intérieur » est attribuée à l’homme ou la femme politique qui présente une affiliation à un système ou une idéologie de prolongation des intérêts impérialistes, contraire aux intérêts nationaux. Cette caractéristique peut être attribuée concomitamment ou indépendamment de la nationalité et est liée à un imaginaire souverainiste, anticolonial et de repossession. Ici c’est le désalignement des valeurs, les suspicions de double loyauté ou d’imposture qui confèrent la qualification d’étranger à l’acteur politique. Les élections en Afrique subsaharienne ces dernières décennies ont ainsi mis en exergue l’opposition « candidat de l’intérieur/candidat de l’étranger » (Bénin, Niger, Côte d’Ivoire).

Le déracinement social est le résultat du décalage entre les prétentions de pouvoir de l’homme ou la femme politique et sa distance avec son auditoire, sa déconnexion des réalités sociopolitiques de son pays. Nombre d’hommes politiques, malgré leur ‘‘pureté’’ juridique et leur ancrage idéologique sont frappés par ce déracinement qui creuse l’écart avec la cible électorale. Cette caractéristique peut entraver durablement la légitimité de l’acteur politique lorsqu’elle est supposée – par attribution apriorique – et non avérée.

L’historicité de la figure de l’acteur politique étranger révèle une dynamique constante : de ressource économique, il est devenu un enjeu politique et identitaire. Il est une figure discursive stratégique, une mesure de légitimation/délégitimation dans la vie politique ivoirienne, façonnée par le contexte. Analyser les schémas discursifs qui structurent la parole politique sur cette figure du discours permet ainsi de comprendre ses modes de construction discursive. Cette analyse s’appuie sur les théories et outils de l’argumentation tels qu’élaborés par Amossy (2010), et ceux du discours politique en tant qu’acte de communication et champ de pratiques (Charaudeau, 2014). Ils permettront de mettre en évidence les procédés argumentatifs qui construisent ou déconstruisent la légitimité. Ils aideront également à révéler les images que les acteurs et actrices élaborent à partir de la question de l’« étranger » pour fragiliser l’adversaire.

Construction de la figure de l’acteur politique étranger

L’élaboration de cette figure d’un point de vue discursif s’opère à partir de trois pôles : le lexique de l’extranéité, les dissonances narratives et le contre-discours comme stratégie de requalification du débat politique.

Le lexique de l’extranéité

Il s’agit d’un vocabulaire élaboré pour décrire, voire démontrer la qualité d’étranger. Dans le corpus, Alassane Ouattara s’exprime ainsi :

J’ai été tour à tour traité d’étranger, de faussaire, d’usurpateur et d’ennemi de mon pays […] j’ai été accusé de faux sur mes cartes nationales d’identité de 1982 et 1990 » (discours d’Alassane Ouattara au forum de la réconciliation nationale).

Par le discours indirect libre, le locuteur présente le discours en circulation sur sa personne. Les lexèmes utilisés sont connotés négativement pour justifier sa posture défensive. Plus que de simples termes, il s’agit de nominatifs, qui « en même temps qu’[ils] catégorise[ent] l’objet nommé, positionne[nt] l’instance nommante à l’égard de ce dernier » (Siblot, 1997, p. 42). Ces lexèmes expriment le rapport de force entre l’énonciateur et le locuteur nommé. Ils traduisent ainsi la représentation d’Alassane Ouattara par les autorités gouvernementales ivoiriennes, à savoir une personne caractérisée par la duplicité, donc indigne de confiance. Le choix des termes n’est pas fortuit : il rappelle les problématiques juridiques, administratives et politiques liées à sa situation et qui sont sources de débat. L’énumération progressive crée une gradation dramatique des lexèmes qui aboutit à l’exclusion symbolique avec le syntagme nominal ‘’ennemi de la nation’’. Le lexique de l’extranéité a pour effet de délégitimer le locuteur pour l’exclure du débat politique national. Il le présente d’abord comme un individu indigne de confiance, puis comme une menace. Les items renforcent les oppositions binaires lui/nous, patriote/usurpateur et font du locuteur un anti-ethos collectif. Le locuteur s’en distancie par l’usage de la tournure passive ‘’j’ai été traité…’’, ‘’j’ai été accusé…’’ qui le positionne en posture de victime. En exposant ces accusations, il dénonce la violence symbolique subie à travers les mots pour invalider le propos. Le lexique de l’extranéité est ici incisif, voire violent, et favorise la construction pour le locuteur d’un ethos de victime que le discours indirect libre contribue à façonner.

La stratégie de réfutation

La réfutation se manifeste dans le discours lorsque l’acteur politique prend appui sur une accusation identitaire pour la déconstruire. Chez Alassane Ouattara, cette stratégie se traduit par un décalage argumentatif dans l’extrait suivant:

On me reproche d’avoir utilisé le passeport diplomatique voltaïque pour établir les actes notariés d’achat de biens immobiliers et une fiche d’ouverture de compte bancaire. Demandez à n’importe quel juriste, il vous expliquera que ces actes sont de nature purement commerciale et n’ont donc pas pour effet d’établir une nationalité. C’est cela la vérité. C’est le lieu de préciser que tout en étant détenteur d’un passeport diplomatique de la Haute-Volta, jamais, je n’ai été fonctionnaire dans l’administration publique burkinabè. Jamais, je n’ai travaillé dans le secteur privé au Burkina Faso. On peut le vérifier.

Dans cet extrait, la réfutation apparaît dans la contradiction des faits reprochés et le rétablissement de ce que le locuteur considère comme la vérité. Il évoque d’abord le reproche qui lui est posé, à savoir de s’être prévalu du passeport voltaïque, induisant ainsi l’adoption administrative d’une nationalité autre qu’ivoirienne. Alassane Ouattara corrige ce biais partir d’une redéfinition du cadre interprétatif: l’acte d’utiliser le passeport voltaïque qui peut être perçu comme un acte politique ou identitaire est réduit à un acte technique et commercial. Il est donc dépolitisé et invalide le sous-entendu de la prévalence d’une nationalité étrangère. Alassane Ouattara reconnaît l’existence de la polémique, mais la retourne en dénonçant le caractère non démocratique de ces accusations. Il convoque ensuite un discours expert (‘’demandez à n’importe quel juriste …’’) pour neutraliser la polémique et cantonner le raisonnement à la logique technique et juridique. Le locuteur présente de la sorte la vacuité du raisonnement adverse et oriente l’auditoire vers une interprétation différente du raisonnement identitaire implicitement proposé. Par la répétition de l’adverbe ‘’jamais’’, le locuteur réaffirme son extériorité à l’identité voltaïque et la cohérence dans ses propos.

La stratégie de réfutation permet au locuteur de défendre son ethos de constance devant l’auditoire en révélant les incohérences de l’argument adverse. Elle lui sert à poser sa stratégie de légitimation en décrédibilisant le débat de l’identité. Il se défend ainsi de l’image d’imposteur. La réfutation n’est pas seulement une stratégie défensive, elle permet au locuteur de reconfigurer le récit polémique en sa faveur.

Le contre-discours comme stratégie de requalification du débat politique

Le contre-discours constitue une stratégie discursive par laquelle l’acteur politique refuse le discours imposé par ses adversaires. Il le requalifie et recentre ainsi le débat sur des enjeux qui lui sont favorables.

Faisant aussi face à la polémique sur sa nationalité, Tidjane Thiam candidat du PDCI, lors de la présentation des vœux au bureau politique, s’exprime dans cet extrait :

Alors, est-ce qu’il mérite 5 ans de plus? C’est la seule question, pas ma nationalité. Ça fait des mois qu’en première page des journaux, ils ne parlent que de ma nationalité. Qui parle de leur bilan? Qui parle de leur bilan? Quand il fait en 15 ans, mérite-t-il 5 ans de plus? C’est la seule question, pas la nationalité de votre président. On essaie de transformer un débat présidentiel en un débat qui n’est pas digne de notre pays.

Ce contre-discours s’oppose à un discours dominant sur la nationalité du locuteur, sous-entendue comme illégitime et justifiant son exclusion politique. Tidjane Thiam répond à ce discours en repositionnant le débat dans son contexte purement politique et électoral. Il fait un recadrage du débat à travers les phrases interrogative et affirmative. Ce faisant, il refuse le terrain identitaire qui veut lui être imposé et réoriente l’attention de l’auditoire vers la compétence et le bilan d’exercice du parti au pouvoir. Au lieu d’enjeux personnels, ce sont plutôt des enjeux nationaux et républicains qui sont avancés. Le renversement rhétorique se poursuit à travers la série d’interrogations sur le bilan politique du protagoniste. Le débat est requalifié en retournant l’attention de l’auditoire vers l’adversaire politique qui a des comptes à rendre à l’électorat. Tidjane Thiam se positionne ainsi comme le défenseur d’un débat public sain et constructif par le déplacement de la charge justificative : ce n’est plus à lui de prouver son authenticité, mais au pouvoir en place de prouver son efficacité. Le contre-discours agit comme une stratégie de résistance, qui neutralise l’attaque et valorise une autre hiérarchie des critères politiques axée sur la gouvernance et les résultats. Il construit un ethos de sérieux et de responsabilité et est une opportunité de repositionnement argumentatif.

L’analyse du corpus montre que les discours de Ouattara et Thiam mettent en œuvre des stratégies discursives différenciées : lexique polarisant, réfutation, contre-discours. Ces procédés montrent que la figure de l’étranger n’est pas objective, mais une figure discursive performative qui reconfigure le débat politique ivoirien.

Enjeux de la construction discursive de l’acteur politique étranger sur le discours politique

L’analyse du discours en Afrique questionne les pratiques politiques au prisme des pratiques discursives qui les sous-tendent et/ou les expriment (Houessou, Adou, Coulibaly, 2025) dans un contexte socio-politique parfois instable. S’intéresser à l’acteur politique étranger est en ce sens pertinente, car elle reconfigure le discours politique en contexte africain.

La figure de l’acteur politique étranger est, en contexte africain, déterminante. Elle est d’une importance stratégique et symbolique car elle est un instrument de redéfinition de l’appartenance nationale. Elle transforme en profondeur les logiques démocratiques. En effet, elle cantonne le politique dans une scène identitaire. Le discours politique devient un discours de validation ou d’invalidation de l’authenticité des acteurs. Cette instance discursive instaure ainsi une démocratie d’authentification et devient une instance discursive de mise à l’épreuve et de reconfiguration de l’accès au pouvoir. À partir du corpus d’étude, il est compréhensible que cette figure révèle les tensions propres aux démocraties africaines contemporaines, où le discours politique oscille entre ancrage identitaire et légitimation politique. Elle devient la figure d’une citoyenneté instable et en négociation.

La figure de l’acteur politique étranger a également un effet sur la représentation car elle déstabilise l’instance politique. Puisqu’il est perçu comme étranger, le contrat d’adhésion avec l’acteur politique est altéré, ce qui affaiblit sa légitimité à parler au nom d’un « nous » national. Le contrat de communication politique est ainsi brouillé : l’énonciation ne repose plus sur le projet politique, mais sur la personne. Ce n’est plus que propose-t-il?, mais plutôt qui est-il vraiment? Et est-il autorisé à dire « nous »? L’acteur politique étranger dilue la scène démocratique en mettant en retrait les questions liées à la gestion de la polis. C’est une figure-pivot qui peut soit affaiblir, soit renforcer l’instance politique lorsque l’authenticité sociopolitique de l’acteur politique est avérée. Elle donne à voir qu’en contexte politique africain, l’identité contribue désormais à faire autorité.

Il est aussi important de s’intéresser aux implications juridiques que suscitent l’élaboration de la figure de l’acteur politique étranger. Le lexique employé pour désigner cette instance acquiert une performativité institutionnelle lorsque les mots sont employés dans les textes de loi. Les polémiques sur l’« ivoirité » ont nourri des dispositifs juridiques d’exclusion, qui en retour ont stabilisé des catégories politiques durables. Le droit concentre la problématique identitaire qui légitime ainsi les catégories discursives. L’acteur politique étranger est donc à la fois un produit discursif et le résultat de dispositions juridiques et institutionnelles. Ce croisement juridico-discursif montre que les démocraties africaines se construisent par les discours et par la manière dont les mots de l’extranéité investissent les textes de loi.

Conclusion

L’acteur politique étranger est une figure majeure en contexte africain et une construction durable basée sur des fondements sociopolitiques forts. La présente analyse a mis en évidence son rôle central dans la construction et la reconfiguration du champ politique. Il est caractérisé par son hybridité juridique, sa démarcation idéologique et son déracinement social qui induisent discursivement une parole de réfutation et un contre-discours répondant à un lexique d’extranéité. Cette figure participe à la mise en place d’une démocratie d’authentification, où la légitimité repose pour le locuteur sur sa capacité à prouver son appartenance « authentique » à la communauté nationale. Au-delà du cas ivoirien, l’étranger constitue ainsi une instance structurant le discours politique africain. Il permet de comprendre comment les démocraties du continent se reconfigurent entre exigences identitaires et légitimation politique.

Références bibliographiques

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Corpus

– Discours d’Alassane Ouattara au Forum de la réconciliation nationale, 1er Décembre 2001, https://www.adolebatisseur.org/devoir-de-memoire-discours-dalassane-dramane-ouattara-au-forum-de-la-reconciliation-nationale-2001-voir-ci-dessous-le-discours-de-lex-president-en-2001/devoir-de-memoire-discours-dalassane-dramane-ouattara-au-forum-de-la-reconciliation-nationale-2001-voir-ci-dessous-le-discours-de-lex-president-en-2001/

– Discours de Tidjane Thiam lors de la présentation de vœux du personnel politique du PDCI-RDA le 25 Janvier 2025, https://web.facebook.com/watch/?v=1786030875496880



  1. Procès-verbal de la commission des affaires générales et institutionnelles, séance du mardi 28 novembre 1961.

Pour citer cet article

KISSI, Mireille Denise. 2025. L’acteur politique "étranger" dans le discours politique ivoirien : schémas discursifs et enjeux. Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 2(2), en ligne. DOI : 10.46711/magana.2025.2.2.2

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La revue MAGANA. L’Analyse du discours dans tous ses sens est sous licence Creative Commons CC BY-SA 4.0, disponible en ligne, en format PDF et, dans certains contextes, en version imprimée.

Digital Object Identifier (DOI)

https://dx.doi.org/10.46711/magana.2025.2.2.2

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