Le préconstruit du vivre-ensemble dans l’espace discursif camerounais

Joseph Avodo Avodo

 

Introduction

Le vivre-ensemble – entendu comme le processus dynamique par lequel les êtres humains s’engagent, à travers des pratiques sociales et des attitudes, à vivre de manière harmonieuse dans un contexte de diversité – est un invariant des sociétés multiculturelles. Cette expression domine l’espace social, devenant un référent social, un instrument idéologique, face à la multiculturalité (Caune, 2015). En effet, le vivre-ensemble s’impose comme « l’une des voies […] pour dépasser les perspectives identitaires et les dérives communautaristes, d’une part, et d’autre part, celles des critiques convenues dirigées contre les sociétés contemporaines, postmodernes, à la fois fragmentées et globalisées » (Saillant, 2015b, p. 1). La pertinence et l’actualité de la problématique justifient l’intérêt des chercheurs, chercheuses, penseurs et penseuses dans le domaine (Amougou et Ngwe, 2019; Ngwe, 2019; Saillant, 2015a; Finkielkraut, 2013; Massumi, 2002; Arendt, 1990). Situé à l’intersection entre la singularité de la personne[1] et l’impératif politique, le vivre-ensemble se fonde sur la capacité à concilier l’épanouissement personnel avec le bien-être collectif. Vivre-ensemble, c’est donc « faire corps », « faire société », être engagé politiquement dans un projet de cohabitation pacifique (Caune, 2015). Dès lors, il apparaît comme une construction sociale, un engagement mutuel et consentant vers une conscience collective. Le vivre-ensemble est par ailleurs un préconstruit, un référent social dont la source originelle et le parcours sont plus ou moins connus. Au Cameroun, il constitue, depuis la post-indépendance, la voie par excellence de « l’homogénéisation » de la société. Depuis le début de la crise politique dite anglophone, le discours sur le vivre-ensemble est devenu plus prégnant dans les sphères politiques, médiatiques et sociales.

Cette contribution analyse les conditions historiques de l’émergence de cette idéologie, les réseaux discursifs et lexico-sémantiques de sa circularité. Trois questions sous-tendent l’étude : comment l’idéal sociopolitique du vivre-ensemble surgit-il dans l’espace discursif camerounais? Par quels réseaux énonciatifs de formulation est-il véhiculé? À quels réseaux de significations renvoie-t-il dans cet espace discursif? L’hypothèse qui sous-tend l’étude s’articule sur l’idée d’un continuum idéologique entre le discours constitutionnel, le discours politique et l’onomastique partisane résultant de la stabilisation du vocable dans l’espace public. Pour la vérifier, l’analyse met en évidence les traces du vivre-ensemble dans les trois types de discours précités et décrit les réseaux lexico-sémantiques qui le dénotent. Au plan théorique, l’étude emprunte à l’analyse du discours française les notions de préconstruit (Paveau, 2007, 2015), d’interdiscours (Pêcheux 1975) et de dialogisme (Bakhtine, 1977).

Le dialogisme, le préconstruit et l’interdiscours

Les notions de dialogisme, préconstruit et interdiscours sont centraux dans cette analyse. Le dialogisme admet que tout discours reprend un autre qui lui est antérieur, avec un degré de précision et de partialité varié. Le discours est donc « un maillon de la chaîne des actes de parole » (Bakhtine, 1977, p. 105), car la propriété constitutive de tout énoncé est de se nourrir de la parole d’autrui, des formules anonymes plus ou moins reconnaissables. Tout discours, en dépit de toute forme monologique, est dans sa structure sémantique et stylistique essentiellement dialogique. La nature dialogique du discours appelle la notion de préconstruit.

Le préconstruit renvoie aux notions de clichés, stéréotypes, lieux communs, d’idées reçues, topoï, préjugés (Paveau, 2015). Il définit la trace dans l’énoncé d’un discours antérieur auquel s’attache un sentiment d’évidence, de déjà dit et dont on a oublié l’énonciateur. Le préconstruit est aussi l’effet idéologique, l’ancrage culturel et situationnel de tout discours. Ainsi, il est établi sur « un mode de relation entre les productions discursives et leurs extérieurs, même si cette relation est élaborée au niveau linguistique » (Paveau, 2015, en ligne). Au demeurant, le préconstruit est situé à l’extérieur du texte, devenant par conséquent une construction, une interface langagière fondée sur les représentations et établie matériellement au niveau langagier et discursif. Enfin, le préconstruit fournit l’ancrage linguistique de saisie de l’interdiscours.

La théorie de l’interdiscours (Pêcheux, 1990), fondée sur l’hétérogénéité constitutive, postule que l’on ne peut analyser le sens d’un discours qu’en référence à la formation discursive, autrement dit, « l’ensemble des discours possibles à partir d’un état des conditions de productions » (Pêcheux, 1990, p. 115). L’interdiscours est l’ensemble des unités discursives avec lesquelles un discours particulier entre en relation implicite ou explicite avec un autre (Maingueneau, 2002). L’approche interdiscursive dérive de l’évidence qu’aucun discours n’est autarcique : tout discours est marqué par l’interdiscursivité, des relations qu’il entretient avec d’autres relevant plus ou moins du même genre, de la même époque, du même contexte.

Le corpus

Trois types de discours servent de corpus à l’étude : le discours constitutionnel, le discours politique et l’onomastique politique. Le discours constitutionnel constitué des 4 Constitutions du Cameroun[2]. Son choix est lié à la « fondativité » (Abesso Zambo, 2011, p. 41). En tant que discours constituant[3], le discours constitutionnel d’un État incarne les valeurs fondamentales; il est l’« archè », la source, l’origine, la genèse (Abesso Zambo, 2010). Les discours constituants sont le socle pour d’autres discours; ils définissent les idéaux qui régissent les collectivités et fondent les grandes questions de la vie sociale.

Le discours politique se compose de 20 allocutions du Chef de l’État couvrant la période 1990-2015. La période précitée se caractérise par un ensemble de faits historiques majeurs : le passage du parti unique au multipartisme, la crise politique dite des « villes mortes [4]», les programmes d’ajustement structurels, la situation socio-économique instable des années 92 et les émeutes de la faim de février 2008. Dans cette catégorie, j’ai privilégié les discours adressés au peuple camerounais; ceux traitant de l’actualité brûlante de la société. Par ailleurs, l’option prise a été en faveur des discours couvrant la période de naissance du multipartisme jusqu’à nos jours. Cette délimitation n’occulte pas le fait que la problématique du vivre-ensemble est antérieure. Les discours étudiés se répartissent comme suit : 3 discours de période de crise, 5 discours de célébration, 6 discours de campagne et 6 discours conventionnels. Le troisième support textuel est la liste des partis politiques légalisés au Cameroun[5].

La méthode et les outils d’analyse

Pour mettre en relief la circularité du préconstruit, j’opte pour l’analyse du discours qui me permet d’appréhender la signification des mots en rapport avec l’idée du vivre-ensemble. Mon analyse se fonde sur l’idée que dans le discours politique, le sens est souvent occulté dans les mots. Déceler l’idée du vivre-ensemble revient donc à examiner des traces discursives. Partant de cette considération, l’enjeu est d’étudier le sens des unités lexicales porteuses du référent social « vivre-ensemble » et de déterminer les réseaux de significations à travers lesquels ce référent circule. L’approche lexico-sémantique permet de déterminer les réseaux de signification dans les discours. Ces réseaux construisent le sens et les valeurs qui fondent le vivre-ensemble. Pour cela, je fais appel à l’implicite, l’onomastique et le champ lexical.

Les réseaux de formulation du vivre-ensemble

Le réseau de formulation du préconstruit « vivre-ensemble », dans l’espace discursif camerounais est varié, pluri-sémiotique et intègre les canaux traditionnels de la communication étatique, les médias classiques, les nouveaux médias numériques, les arts et les autres supports communicationnels événementiels (banderoles, posters de campagne électorale, pancartes, etc.). La présente analyse explore trois réseaux de formulation : le discours constitutionnel, le discours politique du Chef de l’État et l’onomastique politique.

Le discours constitutionnel

Bien que n’étant pas la source originelle du vivre-ensemble, le discours constitutionnel, entendu comme le discours qui établit la loi fondamentale d’un État, structure et constitutionnalise cet idéal social sous le vocable « unité nationale ». Par sa « capacité d’autoconstituance et d’autodiscursivité » (Abesso Zambo, 2010, p. 42), le discours constitutionnel donne vie à d’autres types de discours. Il constitue de ce fait l’ancrage contextuel de l’idéologie du vivre-ensemble. L’analyse diachronique des 4 Constitutions permet d’apprécier l’évolution de la portée constitutionnelle du préconstruit du vivre-ensemble. La circularité du préconstruit se présente comme suit.

(1) La Constitution du 4 mars 1960, dans son article premier, mentionne pour la première fois, à ce niveau de formulation, l’idéal politique du vivre-ensemble, à travers les principes d’unité et d’indivisibilité : « Le Cameroun est une République unie et indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

(2) La construction de l’unité nationale est réitérée dans la loi n°61-24 du 1er septembre 1961 instaurant le fédéralisme. « La République fédérale du Cameroun est formée, à compter du 1er octobre 1961, du territoire de la République du Cameroun désormais appelé Cameroun oriental et du territoire du Cameroun méridional sous tutelle britannique, désormais appelé Cameroun occidental ».

(3) La Constitution du 2 juin 1972 institutionnalise la République unie fondée sur « la réaffirmation des principes d’unité du pouvoir ou de la souveraineté, d’indivisibilité du territoire et d’indivisibilité du peuple et de rattachement à la citoyenneté unique » (Nouazi Kemkeng, 2015, p. 167). L’article 1 alinéa 2 de la même Constitution consacre l’unité de l’État et réitère le caractère « indivisible » de la nation.

(4) La Constitution de 1996 reprend les principes d’indivisibilité, d’unité et fixe les conditions de l’opérationnalisation du vivre-ensemble : la démocratie, la laïcité, le bilinguisme, la fraternité, la justice et le progrès (cf. article 1, alinéa 2).

L’intérêt accordé par le législateur et la législatrice au vivre-ensemble découle des facteurs socio-historiques et politiques. Au lendemain de l’indépendance, les défis du Cameroun sont de deux ordres : renforcer l’autorité de l’État embryonnaire et bâtir une nation. Au Cameroun, la mission a été gargantuesque au regard du triple héritage colonial[6], de la multiculturalité et de la crise sociopolitique relative à l’indépendance[7]. L’idée du vivre-ensemble, au sein de la société camerounaise multiculturelle, surgit dans l’espace public, dans la Constitution de 1960. Un réseau sémantique résolument lié au vivre-ensemble est établi à ce niveau de formulation. Quatre items, chargés d’imaginaires sociopolitiques en faveur du vivre-ensemble, structurent le discours constitutionnel : « la nation », « la laïcité », « la démocratie » et « le bilinguisme ».

La nation, d’abord. Debard explique qu’« une population ne forme une nation que si les individus qui la composent ont conscience de faire partie d’une communauté ancrée dans l’histoire, caractérisée par certains traits culturels (langue, la religion…) et animée d’un vouloir vivre ensemble » (Debard, 2002, p. 199). La nation est une âme, un principe spirituel; elle a pour socle le partage d’un héritage commun et le consentement mutuel de faire valoir (Renan, 1882). Cette conception justifie l’interrogation rhétorique du Chef de l’État, à l’occasion du Cinquantenaire de l’indépendance : « Étions-nous une nation? » Un questionnement qui réactualise la polémique des années 60 sur le caractère indivisible de la nation camerounaise et rappelle, par le même coup, que l’idée d’une nation camerounaise n’était qu’embryonnaire.

La laïcité, ensuite. La laïcité, une valeur cardinale des sociétés libérales, aux côtés de la démocratie, la liberté et l’égalité, garantit la libre manifestation des croyances religieuses en accord avec le respect de l’ordre public. En assurant aux croyant·e·s et aux non-croyant·e·s le droit à l’expression de leurs convictions religieuses, la laïcité prône le vivre-ensemble. L’État laïc apparaît donc comme un cadre pour une sociabilité harmonieuse, indépendamment des croyances religieuses. Lors d’une interview en 1992, suite aux troubles de Kousséri, le Chef de l’État a rappelé cette évidence : « Ce pays comporte plusieurs religions, il y a les chrétiens, il y a les musulmans; il y a les animistes. Les chrétiens avec plusieurs obédiences catholiques, protestants, adventistes. Depuis que ce pays a accédé à l’indépendance, ces différentes religions ont toujours vécu en paix[8] ».

La démocratie, en outre. La démocratie un système politique qui soutient que le gouvernement est établi au profit de l’individu dont il est chargé de protéger les droits et les libertés dans la mesure de ses capacités. Elle préconise le vivre-ensemble dans le pluralisme d’opinions, de pensées, de convictions et de filiations politiques. Le respect des principes démocratiques exige la remise en cause des frontières sociales pour faire valoir la voix de la majorité et la force des idées.

Le bilinguisme, enfin. Le bilinguisme officiel (anglais-français) exprime le désir d’« homogénéisation » des parties anglophone et francophone. En effet, le bilinguisme et le biculturalisme reposent sur un pacte social dont la finalité est de mettre en place un État-nation fondé sur le partage de deux langues. Selon Engolo Ekomo,

L’État bilingue se donne – entre autres – pour objectif de favoriser la cohabitation entre deux communautés différentes par la langue et la culture, de réguler les rapports sociaux qui en découlent, de fixer les normes de comportements collectifs pour une vision du monde commune (Engolo Ekomo, 2001, en ligne).

Pour le législateur et la législatrice camerounais·e, le citoyen ou la citoyenne bilingue est capable de communiquer dans des situations de diversité culturelle. Il ou elle développe ainsi la tolérance, le sens de l’ouverture et de la compréhension mutuelle.

La réitération de l’idéal du vivre-ensemble, à travers le vocable de l’unité nationale, aboutit ainsi à sa constitutionnalisation. Les différentes Constitutions camerounaises concourent à la stabilisation de cette notion dans l’opinion publique en l’érigeant en une norme constitutionnelle. La centralité des items « nation », « démocratie », « laïcité » et « bilinguisme » dans le discours constitutionnel témoigne de l’intérêt accordé par le législateur et la législatrice à la cohésion sociale, comme gage de la stabilité et du progrès.

Le discours politique du Chef de l’État

Le discours politique, en tant que système de pensée, est une pratique discursive dont le but est de fonder une idéalité politique, véhiculer une idéologie, une vision du monde, à laquelle l’instance énonciatrice souhaite l’adhésion de l’auditoire (Charaudeau, 2005). Ghiglione le conçoit comme un discours d’influence visant « le faire agir, le faire faire penser, le faire croire » (1989, p. 9). Il est analysé ici du point de vue l’instance politique, celle assurée par le Président de la République. Selon l’article 5 de la Constitution camerounaise, ce dernier est établi comme le garant de l’unité nationale. Assurément, la voix présidentielle devient une instance forte dans la légitimation, la facilitation et la sauvegarde du vivre-ensemble.

L’analyse de 20 discours du Chef de l’État révèle que la thématique du vivre-ensemble est un invariant; confirmant les dispositions de l’article 5 énoncé supra. Du point de vue pragmatique, tous les discours n’obéissent pas à la même finalité. Les discours de célébration[9] légitiment le vivre-ensemble : célébrer les actions en valeur de la cohésion sociale [1], mettre en valeur le bien-fondé de cet idéal [2], manifester les valeurs qu’il véhicule [3].

[1] Étions-nous une nation? Pas encore, puisqu’il nous faudrait attendre la réunification avec nos frères du Cameroun occidental et faire naître ce « désir de vivre ensemble » qui caractérise une nation (Extrait du discours du Cinquantenaire de l’Indépendance, mai 2010).

[2] Aujourd’hui plus qu’hier, nous leur disons que nous tenons indéfectiblement à l’unité nationale qu’ils nous ont léguée, que nous préserverons notre souveraineté qu’ils ont conquise et notre indépendance qu’ils ont payée quelquefois au prix de leur sang (Extrait du discours du Cinquantenaire de la Réunification, Bamenda, février 2014).

[3] We have every reason to be proud of our Reunification and the best way of being worthy of it is to spare no effort to preserve our national unity (Extrait du discours du cinquantenaire de la Réunification, Bamenda, février 2014).

En revanche, les discours de crise portent sur deux valeurs illocutoires : dénoncer les ennemies du vivre-ensemble [4] et mobiliser le peuple en faveur de l’idéal [5].

[4] Les apprentis sorciers qui dans l’ombre ont manipulé ces jeunes ne se sont pas préoccupés du risque qu’ils leur faisaient courir en les exposant à des affrontements avec les forces de l’ordre (Discours lors des émeutes de 2008, Yaoundé, 27 février 2008).

[5] L’immense majorité de notre peuple aspire à la paix et à la stabilité. Les dernières consultations électorales en ont apporté la preuve. Les Camerounais savent que le désordre ne peut apporter que malheur et misère. Nous ne le permettrons pas (Discours lors des émeutes de 2008, Yaoundé, 27 février 2008).

Dans les discours conventionnels et ceux de campagne, le préconstruit est réitéré avec des niveaux différentiels d’importance. Le diagramme 1 présente la prégnance de la thématique du vivre-ensemble dans les 4 catégories de discours.

Graphe 1. Les références au vivre-ensemble dans le discours du Chef de l’État.

La résurgence significative de la sociabilité et de l’unité est donc observée dans le discours politique, particulièrement dans l’instance assumée par le Chef de l’État. L’analyse des réseaux sémantiques rend compte de la richesse lexicale du préconstruit : « unité nationale », « fraternité », « dialogue », « nation », « symbiose exemplaire », « peace and stability », « cohésion nationale », « démocratie », « intégration nationale », etc. Le délitement du lien, orchestré par les contre-discours, a contribué à une stabilisation de la thématique dans le champ discursif de l’instance politique. Pour le pouvoir politique, les progrès accomplis en faveur de l’unification du peuple depuis l’indépendance méritent d’être pérennisés, consolider, car ils conditionnent le bien-être social et économique de la nation.

La dénomination politique

Depuis Nicolaisen (1990) et Murray (2002), l’onomastique politique est un champ d’études pertinent, particulièrement en contexte démocratique. Le choix de la dénomination politique est pourvu d’un enjeu sémantique : le nom doit refléter une vision, une idéologie, mais aussi être attractif dans l’espace social. La dénomination politique est par ailleurs un acte de langage aux multiples fonctions (Bacot et Lecolle, 2019). Sur le plan lexical, le nom de parti est un nom propre caractérisé par une polylexicalité qui lui confère un sens collectif (Lecolle, 2014). Au niveau sémantique et référentiel, il est porteur de sens, révèle l’idéologie et la vision politique. La dénomination politique au Cameroun porte les traces de l’interdiscours sur le vivre-ensemble. Autrement dit, les noms de partis politiques trouvent partiellement leur fondement dans les idéaux républicains prônés par la Constitution. Par conséquent, ils véhiculent l’idéal sociopolitique républicain. L’analyse montre que l’onomastique politique revêt des variantes nominales, toutes convergentes vers la sociabilité, l’idéal constitutionnel et républicain du vivre-ensemble. Les patrons lexico-sémantiques dominants identifiés sont : « alliance », « union », « front », « mouvement », « rassemblement ».

Tableau 1. Les patrons lexico-sémantiques dominants de l’onomastique politique. Source : notre enquête documentaire, 2020.
Patron lexico-sémantique Dénomination politique
Alliance ADD : Alliance pour la Démocratie et le Développement
APPE : Alliance Plus pour l’Émergence du Cameroun
ANDP : Alliance Nationale pour la Démocratie et le Progrès
Union UNDP : Union Nationale pour la Démocratie et le Progrès
UPC : Union des Populations du Cameroun
UCD : Union Camerounaise pour la Démocratie
Mouvement MDR : Mouvement pour la Défense de la République
MRC : Mouvement pour la Réconciliation du Cameroun
MP : Mouvement Progressiste
Front SDF : Social Democratic Front
FNSC: Front National pour le Salut du Cameroun
FDC : Front Démocrate Camerounais
Rassemblement RDPC : Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais
RUN : Rassemblement pour l’Unité Nationale
RNDD : Rassemblement National pour la Démocratie et le Développement

Les patrons lexico-sémantiques renvoient aux thématiques du rassemblement, de la réconciliation et de l’unité. Ils convergent vers un sens collectif, sous-tendu par le vivre-ensemble, le faire équipe, le faire corps. La construction syntaxique de la majorité des plolylexèmes des différents noms montre que les patrons lexico-syntaxiques dominants ont la structure « GN Prép GN (le régime) » : Union Nationale pour la Démocratie et le Progrès, Mouvement pour la Réconciliation du Cameroun, Front National pour le Salut du Cameroun, Rassemblement pour l’Unité Nationale, etc. Le premier constituant de la structure nominale est celui qui porte le préconstruit; le deuxième constituant, encore appelé le régime, exprime la vision politique (la démocratie, le progrès, le salut, la réconciliation…). Les deux constituants sont reliés par le morphème prépositionnel « pour » qui exprime le but, la finalité. Certains, par contre, n’obéissent pas à cette structure syntaxique : Union progressiste, Union des populations du Cameroun, Rassemblement démocratique du peuple camerounais. Il apparaît donc que le nom des partis politiques est un discours à part entière.

En outre, le préconstruit du vivre-ensemble est établi au niveau de l’onomastique politique. Les noms des partis politiques, en tant qu’unités discursives, sont des socles de l’idéologie du vivre-ensemble. La dénomination des formations politiques est donc en congruence avec les idéaux de la Constitution. En baptisant leurs formations politiques par les noms propres construits à partir des patrons, les promoteurs et/ou promotrices rappellent implicitement la centralité du vivre-ensemble, de la cohésion sociale et de l’unité nationale dans l’accomplissement de leur vision politique.

Les réseaux lexico-sémantiques de formulation

Les réseaux lexico-sémantiques du vivre-ensemble renvoient à l’ensemble des unités lexicales associées contextuellement à la notion de vivre-ensemble. 223 unités lexicales ont été recensées et réparties entre les catégories lexico-sémantiques ci-après.

(1) Les synonymes : on distingue des cas de synonymie quasi absolue (symbiose exemplaire), partielle (unité nationale, réunification, conscience collective) et approximative (solidarité, fraternité, hospitalité).

(2) Les lexies complexes sont : « la nation camerounaise », « l’histoire commune », « l’intérêt national », « l’unité nationale », « l’intégration nationale », « l’État unitaire ». À travers leur réitération dans les réseaux de formulation, ces lexies entrent dans un processus de stabilisation mémorielle dans l’opinion publique.

(3) Les noms du même domaine renvoient aux secteurs de la vie sociale dans lesquels le vivre-ensemble est prôné : « les partis politiques », « le pluralisme linguistique et culturel », « le multipartisme », « la pluralité des candidatures », « les syndicats », « les associations », « la démocratie », « le gouvernement multicolore ». Le deuxième groupe de lexies désigne les valeurs civiques qui structurent le vivre-ensemble : « le patriotisme », « la paix », « la justice », « la bonne gouvernance », « Peace and stability », « le suffrage universel direct », « la réconciliation nationale », « l’ordre », « la discipline », « le respect des lois », « la paix sociale ».

(4) Les unités hyponymiques du vivre-ensemble : « l’esprit constructif », « le dialogue », « l’ouverture », « le compromis », « la pondération », « le véritable esprit de négociation », « la concertation », « le débat », « les voix du dialogue », « des consultations », « construction nationale », « citoyens engagés », « la tolérance ».

(5) Les constructions verbales : « consolider la démocratie », « construire un État », « résoudre les problèmes », « aplanir nos dissensions », « consolider la démocratie », « construire la nation », « parfaire notre unité », « Must work together ».

(6) La catégorie adjectivale est constituée des qualificatifs définissant les bases juridiques de l’État : « unie et libre », « décentralisé », « une et indivisible », « laïque », « démocratique et sociale ». Elle est complétée par des formes adverbales à l’exemple de « sans aucune discrimination », « together ».

(7) Les termes antonymiques regroupent les manifestations sociales contraires à la sociabilité (le combat, l’instrumentalisation, la violence, la délinquance, les pillages, les manipulations, le chaos) et les acteurs sociopolitiques dont l’idéologie est susceptible de compromettre l’idéal commun du vivre-ensemble (les apprentis sorciers, les oiseaux de mauvais augure, les forces centrifuges régionales, tribales ou religieuses, les idéologies dépassées, les ambitions malsaines).

(8) Une formule prononcée par le Président de la République à l’occasion du Cinquantenaire de l’armée : « One people, one nation, one prosperous future ».

Le préconstruit vivre-ensemble inonde l’espace politique camerounais grâce à une pluralité d’instances énonciatives et des réseaux lexico-sémantiques dont la source est probablement antérieure au discours constitutionnel. Toutefois, ce dernier peut, à la lumière de l’analyse précédente, être considéré comme la source, la base pour les différentes formulations aux plans politique, médiatique, voire de la doxa. La reprise du préconstruit, avec plus ou moins diverses formes de formulation, dans le discours constitutionnel, politique et dans l’onomastique partisane contribue à sa stabilisation dans l’opinion.

Conclusion

Le parcours analytique des trois corpus aboutit à la stabilisation de l’idéologie du vivre-ensemble dans l’espace discursif camerounais, validant ipso facto l’hypothèse de base. La réitération, avec diverses formulations, du préconstruit dans les réseaux énonciatifs révèle la forte résonnance et la forte prégnance sociale de cet idéal sociopolitique. Au Cameroun, le vivre-ensemble émerge comme la voie royale de la politogénèse fondée sur le double paradigme de l’unité et de l’intégration nationale, au travers du bilinguisme. Face à la montée des manipulations identitaires, religieuses, politiques et ethniques à des fins idéologiques, le discours sur le « vivre-ensemble » s’est imposé dans l’espace discursif, aboutissant à sa stabilisation. Bien plus, la reprise de ce discours a généré un effet affectif fraternel au sein de la population camerounaise qui s’observe dans les échanges conversationnels au quotidien. Mais, la persistante crise politique dans les régions anglophones, couplée à celle résultant de l’élection présidentielle de 2018, semble révéler que cette construction nationale n’est pas encore accomplie. Elle met ainsi en évidence le fait que le vivre-ensemble au Cameroun ne serait qu’une construction.

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Saillant, Francine. 2015b. Pluralité de vivre-ensemble et paradoxes. Dans Francine Saillant (dir.), Pluralité et vivre-ensemble (1-20). Laval : Presses universitaires de Laval.



  1. La singularité de la personne, à distinguer de celle de l’individu, renvoie chez Caune (2015) à l’individualité humaine face à la collectivité.
  2. Les Constitutions de 1960, 1961, 1972 et 1996.
  3. Selon Maingueneau et Cossutta (1995), deux types de discours structurent la vie sociale : les discours dits fondateurs et les discours seconds. Les discours fondateurs sont encore appelés discours constituants, car ils servent de base, de source à la production des discours seconds.
  4. Crise consécutive à l’élection présidentielle de 1992.
  5. La liste est consultable en ligne sur le site du Ministère de l’administration territoriale et de la décentralisation (MINTATD).
  6. Le Cameroun a été une colonie allemande depuis 1884. Il a ensuite placé entre la période de l’entre les deux guerres (1919-1946) sous le mandat de la France et de la Grande-Bretagne, puis en régime de tutelle après la Deuxième Guerre. Les historiens considèrent que les régimes de mandat et tutelle sont des formes de colonisation.
  7. Dès 1959, l’Union des Populations du Cameroun (UPC), une formation politique de l’opposition, et en faveur d’une indépendance totale du Cameroun, lance une organisation armée pour faire obstacle à l’indépendance de façade programmée par l’ONU et la France.
  8. Interview du Chef de l’État à l’occasion des émeutes de Yaoundé et des troubles Kousséri en 1992.
  9. Discours à l’occasion du retrait des forces armées nigérianes de Bakassi, du Cinquantenaire de l’indépendance, de la réunification et de l’ENAM.

Pour citer cet article

AVODO AVODO, Joseph. 2021. Le préconstruit du vivre-ensemble dans l’espace discursif camerounais. JEYNITAARE. Revue panafricaine de linguistique pour le développement, 1(1), en ligne. DOI : 10.46711/jeynitaare.2021.1.1.1

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