Analyse énonciative des discours de Paul Biya sur la crise anglophone

Dieudonné Bayang WILBA LOUMBÉLÉ

 

Introduction

La notion d’« énonciation » est définie par Benveniste (1974, p. 80) comme une « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation ». C’est un processus de transformation de la langue en discours. En effet, l’énonciateur ou l’énonciatrice adresse un message ou énoncé en destination d’un énonciataire, dans des circonstances spatio-temporelles particulières. Ainsi, chaque fois qu’un discours est produit, il y a inéluctablement un acte locutionnaire : on a affaire à un acte accompli quand le destinateur ou la destinatrice émet un message. Les traces de la subjectivité inscrite dans la situation d’énonciation constituent l’objet de notre étude qui porte sur les discours du président Paul Biya à la Nation. Quelles relations le chef de l’État établit-il entre le peuple camerounais et lui? Quelle part de responsabilité assument les deux parties dans la crise anglophone? Comment se déploie l’argumentaire de l’homme politique qui prône le vivre ensemble? Nous essayerons de répondre à ces questions en reliant les formes linguistiques à la situation d’énonciation.

Les indices énonciatifs

En prenant la parole, l’énonciateur ou l’énonciatrice utilise la langue pour son compte et l’emploie comme il ou elle l’entend afin d’exprimer son sentiment, son intention. Pour ce faire, il ou elle n’opère pas de choix au hasard, mais selon un tri de mots susceptibles de transmettre fidèlement sa pensée. Il ou elle sera ainsi dévoilé·e dans son énoncé par des indices et des procédés linguistiques qui relèvent du domaine de la subjectivité.

Les déictiques

D’après Kerbrat-Orecchioni (1980, p. 34), on ne saurait tenter de faire l’inventaire des unités « subjectives » sans envisager premièrement le cas de ces unités linguistiques dont l’observation est à l’origine de la réflexion lexicologique : il s’agit des déictiques ou shiffers, terme généralement traduit par « embrayeurs » et utilisé par Jakobson. Définis comme « une classe de mots […] dont le sens varie avec la situation » (Jakobson, cité par Kleiber[1], 1986, p. 8), les déictiques exigent en effet, pour rendre compte de la spécificité de leur fonctionnement sémantico-référentiel, que l’on prenne en considération certains des paramètres constitutifs de la situation d’énonciation. Ainsi, les déictiques peuvent être compris comme des unités linguistiques dont l’encodage et l’interprétation impliquent une prise en compte des éléments de la situation de communication :

  • le rôle que jouent les actants de l’énoncé dans le procès d’énonciation;
  • la situation spatio-temporelle, et éventuellement de l’allocutaire.

Les unités subjectives nous permettent de situer le contexte de la crise et la prise de position du locuteur par rapport à ladite crise.

Les pronoms personnels

Les pronoms personnels sont manifestement les déictiques les plus connus. Pour recevoir un contenu référentiel précis, les pronoms personnels exigent, en effet, du récepteur ou de la réceptrice que celui-ci ou celle-ci prenne en considération la situation de communication; il en est ainsi de je qui est pur déictique. Les premiers et principaux éléments constitutifs d’un acte d’énonciation que sont le locuteur ou la locutrice (celui ou celle qui énonce) et l’allocutaire (celui ou celle à qui est adressé l’énoncé), sont représentés respectivement par les pronoms personnels « je » et « tu ». Cependant, tous les deux sont indifféremment désignés interlocuteurs parce qu’ils peuvent changer de statut ou inverser de rôle : l’énonciateur peut devenir énonciataire tout comme le destinataire peut se substituer au destinateur. Ces pronoms, Kerbrat-Orecchioni (1980) les appelle « purs déictiques » parce que, ce n’est en s’identifiant comme personne unique que chacun d’entre eux se déclare à tour de rôle « sujet ». Ils sont abondamment utilisés par l’orateur dans son discours comme nous pouvons le constater dans les exemples ci-dessous :

(1) Je voudrais saisir la présente occasion, pour réitérer mes condoléances les plus sincères et celles de la Nation tout entière à tous ceux qui ont perdu des êtres chers dans le cadre de cette crise (7/9/2019);

(2) J’adresse également un message de réconfort aux blessés et à toutes les autres victimes à divers titres. (7/9/2019);

(3) Je leur donne l’assurance qu’ils peuvent compter sur la solidarité du Gouvernement de la République et sur celle de la Nation tout entière (7/9/2019);

(4) Depuis la survenance de cette crise, je n’ai ménagé aucun effort, avec l’aide de Camerounaises et de Camerounais de bonne volonté, pour rechercher les voies et moyens d’une résolution pacifique de celle-ci (7/9/2019).

Les multiples occurrences du pronom personnel « je » expriment l’engagement du locuteur à faire des concessions, des promesses pour essayer de rassurer le destinataire (les Camerounais·es). Le je, déictique par excellence, renvoie au président Paul Biya. S’il est évident que l’énonciateur utilise à profusion ce pronom dans ses allocutions pour évoquer la situation de crise qui le préoccupe, il n’en demeure pas moins qu’il use également de pluriel comme le montrent les extraits ci-dessous :

(5) Nous avons constaté, ensemble, que la situation sécuritaire dans nos régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest demeurait préoccupante, malgré les appels à déposer les armes adressés aux insurgés. Il convenait donc d’accorder la priorité à la recherche d’une solution (31/12/2019);

(6) Bien sûr, il reste encore beaucoup à faire. Nous le ferons ensemble. Nous bâtirons ensemble la société juste et prospère que nous appelons de nos vœux (10/02/20).

Le passage du singulier au pluriel montre que les conséquences de la crise mises en exergue par l’orateur sont aussi fâcheuses pour l’énonciateur que l’énonciataire. En effet, les incidences de ce conflit ont des répercussions sur le quotidien de l’ensemble des Camerounais·es. C’est ce qui explique le recours au nous inclusif. Mais à l’observation, le fonctionnement de ce pronom est beaucoup plus complexe. On peut distinguer, parmi ces occurrences, deux sortes d’emplois. Dans un premier temps, le nous inclusif des exemples (5) et (6) présente la particularité d’être associé à un cooccurrent, ensemble. Cet adverbe, en plus de désigner la collectivité, participe de la construction discursive de l’unité. On peut y voir, de la part du locuteur, une volonté de faire fusionner son regard à celui de son auditoire en l’incluant dans ses actions. Ainsi, c’est bien lui et eux ou elles qui ont « constaté ensemble »; de même, il formule une invite à participer à cette action dans « nous le ferons ensemble », puis dans « nous bâtirons ensemble la société juste et prospère », et enfin, « nous devons maintenant consolider la sécurité intérieure ». Le pronom inclusif permet alors d’attirer l’attention de ses concitoyen·ne·s, afin qu’ils et elles se sentent concerné·e·s par la résolution de la crise.

(7) Nous sommes disposés, à la suite et dans l’esprit des artisans de la Réunification, à créer une structure nationale dont la mission sera de nous proposer des solutions pour maintenir la paix, consolider l’unité de notre pays et renforcer notre volonté et notre pratique quotidienne du VIVRE ENSEMBLE (31/12/2016);

(8) Nous devons donc rester à l’écoute les uns des autres. Nous devons rester ouverts aux idées mélioratives, à l’exclusion toutefois, de celles qui viendraient à toucher à la forme de notre État. En dehors des instances dont j’ai prescrit la création au Gouvernement, et qui fonctionnent déjà, nous sommes prêts à aller plus loin (31/12/2016).

La configuration du pronom diffère un peu dans les exemples (7) et (8). En effet, le point de vue du locuteur semble beaucoup plus marqué dans ces énoncés. Lorsqu’il dit « nous sommes disposés […] à créer une structure nationale », l’énonciateur met en avant son engagement. Dans ce cas de figure, le nous situe le propos hors du champ de l’auditoire dans la mesure la création de la structure dont il est question relève des seules prérogatives du locuteur de par sa fonction de chef de l’État. Le jeu de pronoms est complexifié par une sorte d’oscillation entre une posture de constructeur avec la collectivité (nous devons rester à l’écoute les uns des autres, nous devons rester ouverts aux idées) et une attitude plus subjectivante, incarnant la figure de l’homme de pouvoir : « nous sommes prêts à aller plus loin ».

Si le nous suppose « moi vous », le vous renvoie ici au destinataire, au peuple camerounais qui, de près ou de loin, subit les conséquences de la crise. Il s’agit en réalité d’une interpellation des Camerounais·es par rapport cette crise qui porte atteinte à la vie des citoyen·ne·s et à l’économie nationale. Le locuteur engage ainsi les Camerounais·es à adhérer à son opinion. Les stratégies argumentatives consistent donc à incorporer l’auditoire dans un argumentaire : il s’agit d’un dialogue virtuel que l’orateur mène avec ses auditeurs et auditrices. Ainsi, comme nous l’avons relevé en amont, le nous conjoint le vous et le moi. Autrement dit, les Camerounais·es, y compris le locuteur qui n’est pas en marge de la société camerounaise. En effet, il fait partie intégrante de cette société au sein de laquelle il vit et agit au moyen d’expression. Son argumentation constitue donc un moyen de persuasion : il met en œuvre un raisonnement dans une situation de communication qui trahit son ethos dans le temps et dans l’espace. L’usage du verbe « devoir » (verbe qui revient trois fois) traduit l’obligation que l’énonciateur convoque pour atteindre son objectif. Il utilise, par ailleurs, le futur simple pour donner espoir à l’allocutaire : « Nous le ferons ensemble. Nous bâtirons ensemble la société juste et prospère que nous appelons de nos vœux ». Cette promesse est localisée dans le temps et dans l’espace.

Localisation temporelle

Selon Kerbrat-Orecchioni (1980, p. 45), exprimer le temps, c’est localiser un événement sur l’axe de la durée, par rapport à un moment T pris comme référence. L’énonciateur localise la crise tout en situant le contexte dans lequel elle est née comme nous pouvons le constater dans les extraits en aval :

(9) Ainsi, dès le 10 décembre 2019, un projet de loi concernant la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme a été adopté par l’Assemblée Nationale et le Sénat. Il prévoit que l’usage de l’anglais et du français doit s’appliquer de façon égale à l’ensemble de nos institutions publiques. Le respect de cette loi, j’en suis sûr, renforcera le caractère bilingue de notre pays (10/9/2019);

(10) Précédé, comme je l’ai rappelé, par diverses offres de paix adressées aux insurgés et accompagnées par la libération de plusieurs centaines de détenus, ce « Grand Dialogue National » s’est effectivement tenu du 30 septembre au 04 octobre 2019. Il a réuni un large éventail de représentants de la société camerounaise (31/9/2019).

Les indicateurs temporels se répartissent en deux catégories : ceux qui circonscrivent un événement dans un cadrage temporel précis et ceux qui définissent un cadrage diffus. Les exemples (9) et (10) correspondent à la première catégorie d’indicateurs. Il s’agit d’indication de date qui fixe les destinataires sur le jour, le mois et l’année du déroulement des faits. Mais cette indication peut marquer spécifiquement le point de départ d’une action, comme dans « dès le 10 décembre 2019, un projet de loi […] a été adopté »; ou alors elle sert à établir la chronologie d’un fait tel « ce Grand dialogue national s’est effectivement tenu du 30 septembre au 04 octobre 2019 ».

(11) Depuis près de trois ans, les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest de notre pays sont en proie à une crise, qui met en péril la sécurité et le bien-être des populations qui y vivent, mais a également de profondes conséquences sur l’ensemble de la communauté nationale (10/9/2019);

(12) Il n’y a pas si longtemps, m’adressant à la Nation, je vous disais que le septennat en cours devait être décisif. Je pensais bien entendu à notre accès à l’émergence à l’horizon 2035 qui validerait nos avancées dans le domaine de la démocratie et du progrès économique et social (10/2/2020).

Parallèlement à ces marques temporelles à fort de degré de précision, il y a des indicateurs à contours imprécis : « Depuis près de trois ans », « Je pensais bien entendu à notre accès à l’émergence à l’horizon 2035 ». Dans le premier énoncé, la locution prépositive « près de » souligne cette approximation dans la datation. Quant au second énoncé, il réfère à une projection dont il est difficile juger l’exactitude. L’expression « à l’horizon » qui signifie « au loin » n’opère pas une délimitation temporelle nette, même s’il est vrai que l’année 2035 fournit une borne, mais celle-ci est amplement ouverte. Conscient de la durée de la crise, le locuteur décrie sa persistance : « Depuis près de trois ans, les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest de notre pays sont en proie à une crise ». Il préconise en même temps des solutions en rapport avec la loi. Il fixe par ailleurs le cap à long terme : « Je pensais bien entendu à notre accès à l’émergence à l’horizon 2035 qui validerait nos avancées dans le domaine de la démocratie et du progrès économique et social ».

Les modalités

Les modalités sont « la forme linguistique d’un jugement intellectuel, d’un jugement affectif ou d’une volonté qu’un sujet pensant énonce à propos d’une perception ou d’une représentation de son esprit » (Bally, 1942, p. 3). Ce sont l’une des manifestations de la subjectivité dans l’énoncé. On trouve une diversité de marques modales dans le discours du chef de l’État.

(13) De même, un certain frémissement sur le front social et politique a semblé, par moments, fragiliser les fondements mêmes de notre vivre ensemble (31/12/2016);

(14) Notre pays s’engageait résolument dans une nouvelle phase de son grand projet pour l’accélération de la croissance, la création d’emplois et des richesses (31/12/2016);

(15) Je voudrais donc, avant toute autre chose, vous dire solennellement, ce soir, que le Cameroun est un pays plus que jamais debout. Un pays un et indivisible, fier de sa diversité culturelle et jaloux de sa liberté (31/12/2016).

Dans cette liste, on remarque l’emploi d’adjectifs et d’adverbes qui traduisent la certitude, comme dans les exemples (13), (14) et (15). Certain et résolument tiennent de ce soulignage de véridicité. Dans « un certain frémissement », il y a une difficulté à préciser la qualité du frémissement. Il faut lui associer le verbe modal « a semblé » pour rendre explicite l’idée de « façade ». Ce qui peut se gloser comme suit : le frémissement avait l’air d’affaiblir les fondements du vivre ensemble, mais il ne l’a pas effectivement affaibli. Les adverbes « résolument » et « solennellement » quant à eux portent leur qualification sur l’action exprimée par des verbes « s’engageait » et « dire ». L’engagement se veut résolu, donc assuré tandis que la prise de parole s’affirme elle-même comme un discours empreint de solennité, une sorte de symbole majestueux. La qualification est donc centrale dans ces énoncés d’autant plus toutes ces marques de modalités manifestent la manière avec laquelle le locuteur souhaite que son auditoire reçoive son propos. Les énoncés qui suivent, sans s’éloignent du désir d’établir une forme de certitude, s’en distinguent du point de vue de leur construction.

(16) J’ai la ferme conviction, à cet égard, que le moment est venu de mobiliser toutes les forces positives et constructives de notre pays, à l’intérieur comme dans la diaspora, pour que ce désir devienne une réalité (07/9/2019);

(17) Le dialogue dont il est question concernera principalement la situation dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Mais il est évident qu’en cela même il touchera à des questions d’intérêt national, telles que l’unité nationale, l’intégration nationale, le vivre ensemble, il ne saurait intéresser uniquement les populations de ces deux régions. (07/9/2019);

 (18) Bien sûr, il reste encore beaucoup à faire. Nous le ferons ensemble. Nous bâtirons ensemble la société juste et prospère que nous appelons de nos vœux (10/2/2020).

La forme synaptique[2] « ferme conviction » accentue l’assurance et la détermination de l’énonciateur dont la prise en charge énonciative est clairement assumée par « j’ai ». La tournure impersonnelle « il est évident » concourt, une fois encore, à donner cette impression d’une réalité incontestable. L’orateur est conscient de la gravité de la crise. Mais il est aussi bien optimiste sur le dénouement de ce conflit et le grand dialogue national reste, selon lui, la solution : « il est évident qu’en cela même il touchera à des questions d’intérêt national »; « Il est donc fondamental […] qu’un éventuel dialogue permettra d’effacer tous ces crimes et assurera l’impunité à leurs auteurs ». S’agissant de la locution adverbiale « bien sûr », elle entre dans la construction d’une concession, nuançant la certitude affirmée préalablement : « Bien sûr, il reste encore beaucoup à faire ». De manière générale, le locuteur se présente comme un homme sûr de lui et convaincu de sa victoire. Cette conviction se matérialise par ailleurs à travers les modalités d’énonciation.

Les modalités d’énonciation

Les modalités d’énonciation « renvoient au sujet d’énonciation en marquant l’attitude énonciative de celui-ci dans sa relation avec son locuteur » (Riegel, Pellat, et Rioul, 1994, p. 580). Dans cet acte d’énonciation, l’attitude énonciative du locuteur u de la locutrice invite l’interlocuteur à lui répondre. L’assertion, l’interrogation et l’injonction sont trois modalités d’énonciation de base par lesquelles le locuteur ou la locutrice adopte une attitude par rapport à l’interlocuteur. C’est également l’expression d’une subjectivité qui établit aussi une relation interpersonnelle. En effet, les modalités d’énonciation se manifestent à travers les énoncés où il s’agit d’asserter (énoncés déclaratifs en affirmation ou en négation), de donner un ordre (énoncés injonctifs), de poser une question (énoncés interrogatifs) ou de faire une exclamation. Avec les modalités d’énonciation, l’énonciateur ou l’énonciatrice s’exprime donc sur sa manière de dire.

L’injonction

Cette première catégorie de modalisation présente le rapport JE-TU comme « comminatoire », c’est-à-dire menaçant, grondant, agressif, voire dangereux (Kerbrat-Orecchioni, 1980). Elle confère à l’énonciateur ou énonciatrice (JEé) un statut de supériorité, d’autorité. L’injonction se rapporte à la fonction conative (Jakobson, 1963). En effet, le locuteur ou la locutrice ordonne de manière volontaire et contraint l’allocutaire à l’entend. Le statut de parent, patron, chef, etc. peut conférer un pouvoir de supériorité au JEé qui exerce sa suprématie, sa condescendance vis-à-vis du destinataire (TUd) qui lui doit soumission ou obéissance. Il y a ici un rapport sommation-exécution.

Au nom de la pluralité illocutoire, un impératif peut être selon Austin, « un ordre, une permission, une demande, un désir, une supplication, une suggestion, une recommandation, un avertissement » (1970, p. 96). Il s’agit alors des modalités qui spécifient l’injonction. Elles dérivent des verbes de locution à savoir ordonner, interdire, juger, sommer, accuser, condamner. Ces verbes connotent en fait une instruction ou une recommandation. L’injonction a alors une valeur engageante, coercitive pour l’allocutaire qui se trouve dans une situation obligeante.

(19) Nous devons maintenant consolider la sécurité intérieure, reconstruire, organiser le retour des déplacés et ranimer l’économie locale (31/12/2016);

(20) J’ai instruit le Gouvernement d’engager un dialogue franc avec les différentes parties concernées, pour trouver des réponses appropriées aux questions posées. Je les invite à participer, sans préjugés, aux différentes discussions (31/12/2016);

(21) En dehors des instances dont j’ai prescrit la création au Gouvernement, et qui fonctionnent déjà, nous sommes prêts à aller plus loin (31/12/2016).

Nous constatons que l’injonction ou l’ordre se confond avec la classe des exercitifs. Nous remarquons tout de même que l’exercice du pouvoir est lié au commandement, à l’injonction du supérieur vis-à-vis du subalterne. Il s’agit ici d’une personnalité investie du pouvoir, d’un chef ou une cheffe hiérarchique qui donne des ordres à ses subordonné·e·s (j’ai prescrit la création au gouvernement/j’ai instruit l’instauration d’un dialogue entre le gouvernement et les organisations syndicales en vue de trouver des réponses appropriées à ces revendications). En fait, l’ordre hiérarchique est de type vertical, car il établit la relation entre le chef de l’État et les ministres qui forment le gouvernement. Cette relation se fonde sur les éléments suivants : « Pouvoir, hiérarchie, domination, rapport de place » (Kerbrat-Orecchioni, 1990, p. 45). La relation verticale renvoie à la dimension de l’inégalité des partenaires dans l’interaction (j’ai instruit le gouvernement d’engager un dialogue franc).

(22) « Débattons, ne nous battons pas » (31/12/2019);

(23) Faisons ensemble du Cameroun une terre de grandes opportunités de développement économique et social, dans la paix et l’unité (31/12/2019).

Le président donne des recommandations aux ministres qui ont pour mission de mettre en exécution les orientations devant apaiser les cœurs : « j’ai instruit l’instauration d’un dialogue entre le gouvernement et les organisations syndicales en vue de trouver des réponses appropriées à ces revendications ». L’interpellation est inclusive, d’où l’usage de l’impératif présent : « Débattons, ne nous battons pas »; « Faisons ensemble du Cameroun une terre de grandes opportunités de développement économique et social, dans la paix et l’unité ». C’est à dessein que le chef de l’État utilise l’impératif. En effet, l’heure est grave, car les deux régions anglophones du Cameroun sont à feu et à sang. D’où l’interpellation des Camerounais·es par Paul Biya afin d’avoir une porte de sortie de crise. Le locuteur ne cesse de multiplier des déclarations interpellatrices pour amener les Camerounais·es promouvoir la paix au détriment de la guerre fratricide.

La déclaration ou l’assertion

Encore appelée « assertif », cette modalité est une postulation de vérité, un apport d’information. L’assertion vise à convaincre. Selon Kerbrat-Orecchioni, « Loin d’être accessoire, elle est au contraire au cœur de l’acte » (1980, p. 82). Il y a dans l’assertion une volonté d’amener l’autre à considérer une information qu’on lui donne. Pour Attal (cité par Kerbrat-Orecchioni, 1980), l’assertion ne se limite pas à informer le locuteur ou la locutrice, mais elle vise aussi à influencer sa vision des choses et l’obliger à tenir compte de ce qui est dit. L’assertion est alors une stratégie qui permet au chef de l’État de persuader le peuple camerounais et de l’amener à adhérer à sa vision sur la résolution de la crise dans les régions anglophones. La plupart des propos de l’orateur sont assertifs :

(24) Depuis la survenance de cette crise, je n’ai ménagé aucun effort, avec l’aide de Camerounaises et de Camerounais de bonne volonté, pour rechercher les voies et moyens d’une résolution pacifique de celle-ci (7/7/2019);

(25) Fort du soutien massif que vous m’avez accordé lors de la dernière élection présidentielle, je continuerai à œuvrer sans relâche, avec toutes les filles et tous les fils de notre pays, à relever les multiples défis auxquels nous sommes confrontés pour améliorer le bien-être de nos populations, notamment en matière d’infrastructures, d’approvisionnement en eau et en électricité, de couverture sanitaire et d’emploi des jeunes (7/7/2019);

(26) S’agissant du progrès social, notre objectif reste d’améliorer les conditions de vie de nos concitoyens et, à terme, d’éradiquer la pauvreté (31/12/2019).

Dans les énoncés ci-dessus, l’orateur donne pour vrai ou évident ce qu’il dit. En ayant recours à l’assertion, il veut que l’auditoire accepte son dire tel quel. Ces énoncés sont, d’une part, centrés sur des projets en cours de réalisation et d’autre part sur des desseins à court, moyen voire à long terme. Ils apportent des informations qui permettent à l’allocutaire de reconnaître les efforts consentis par le président de la République en vue de promouvoir le vivre ensemble. D’où la sollicitude du chef de l’État à l’égard de ses compatriotes.

Le sollicitatif

Le sollicitatif est une modalité qui exprime une invitation, une demande ou un appel. Contrairement à la modalisation discriminatif qui, selon Charaudeau (1983, p. 60), distingue le statut d’autorité du statut de sujet discriminé, le rapport JE-TU dans le cas du sollicitatif situe l’interaction sur l’axe de l’horizontalité. Selon Kerbrat-Orecchioni, il s’agit d’« un axe graduel orienté d’un côté vers la distance, et l’autre vers la familiarité et l’intimité » (1980, p. 85). Le sollicitatif, dans le corpus, traduit la proximité entre le chef de l’État et l’ensemble de la communauté universitaire, comme le montrent les énoncés ci-dessous :

(27) Je voudrais à cet égard en appeler au patriotisme et au sens des responsabilités de tous nos compatriotes de l’intérieur comme de la diaspora pour que chacun, où qu’il se trouve, saisisse cette opportunité historique pour contribuer à conduire notre pays sur les chemins de la paix, de la concorde, de la sécurité et du progrès (7/7/2019);

(28) Dans le même ordre d’idées, j’ai adressé une offre de paix aux membres des groupes armés, en les invitant à déposer les armes et à bénéficier d’un processus de réintégration dans la société. (7/7/2019);

(29) J’exhorte donc tous les Camerounais inscrits sur les listes électorales à aller voter, en ayant conscience qu’ils éliront des femmes et des hommes qui traduiront dans les faits les réformes voulues par le peuple camerounais, notamment l’accélération de la mise en œuvre de la décentralisation (31/12/2019).

Contrairement à l’injonction, le sollicitatif ne place pas le locuteur en situation d’autorité. En recourant au sollicitatif, le chef de l’État ne se montre pas autoritaire puisqu’il invite l’ensemble des Camerounais·e·s à adhérer à son point de vue (J’exhorte donc tous les Camerounais inscrits sur les listes électorales à aller voter/J’invite encore aujourd’hui le gouvernement à se mobiliser). Il se sert alors du sollicitatif pour briser, d’une part, la distance qui existe entre les Camerounais·e·s et lui, et d’autre part, pour rapprocher son auditoire de lui : « j’ai adressé une offre de paix aux membres des groupes armés, en les invitant à déposer les armes et à bénéficier d’un processus de réintégration dans la société »; « Je voudrais à cet égard en appeler au patriotisme et au sens des responsabilités de tous nos compatriotes de l’intérieur comme de la diaspora pour que chacun, où qu’il se trouve, saisisse cette opportunité historique pour contribuer à conduire notre pays sur les chemins de la paix, de la concorde, de la sécurité et du progrès ». Le sollicitatif établit ainsi une proximité entre le locuteur et l’allocutaire. Cette proximité crée alors une familiarité ou intimité entre le président et ses compatriotes. Toutefois, le sollicitatif permet aussi de maquer un rapport hiérarchique établi. Dans l’extrait (30) ci-dessous, le locuteur s’exprime dans un registre prescriptif et les destinataires de ce propos, en l’occurrence les membres du gouvernement, l’interpréteront comme un ordre.

(30) […] j’avais demandé au gouvernement d’envisager la mise en place d’un plan national de lutte contre la consommation des drogues et de l’alcool. Celle-ci avait alors atteint la côte d’alerte au sein de la jeunesse camerounaise. J’invite encore aujourd’hui le gouvernement à se mobiliser davantage pour lutter contre ce fléau (10/2/2020).

Les modalités d’énoncé

Les modalités d’énoncés « renvoient au sujet de l’énonciation en marquant son attitude vis-à-vis du contenu de l’énoncé » (Riegel, Pellat et Rioul, 1994, p. 580). En effet, elles renvoient à l’acte d’énonciation en marquant l’attitude énonciative du locuteur ou de la locutrice dans sa relation avec son interlocuteur, ou encore elles renvoient à l’énoncé en marquant l’attitude du locuteur ou de la locutrice par rapport à ce qu’il ou elle dit.

(31) Dans un souci d’apaisement, j’ai même décidé de l’arrêt des poursuites judiciaires pendantes devant les tribunaux militaires contre 289 personnes arrêtées pour des délits commis dans le cadre de cette crise (7/7/2019);

(32) Le 4 janvier dernier, j’ai procédé à un important remaniement ministériel, avec notamment la nomination d’un nouveau Premier Ministre, Chef du Gouvernement. Le choix de ces responsables a, comme à l’accoutumée, été principalement guidé par leurs qualités humaines et professionnelles, leurs compétences et leur expérience. Je voudrais néanmoins souligner que, fidèle à la politique d’équilibre régional que je n’ai cessé de promouvoir, j’ai choisi un Premier Ministre originaire de la région du Sud-Ouest. Son prédécesseur, qui a quant à lui passé près de dix ans à ce poste clé, était originaire de la région du Nord-Ouest. De fait, depuis le 9 avril 1992, les Premiers Ministres, Chefs du Gouvernement, ont été choisis parmi les ressortissants de ces deux régions (7/9/2019).

Le président porte un jugement sur les innombrables pertes en vies humaines et en biens matériels causées par cette crise. Il condamne les actes de violence : « Il est donc fondamental, à ce stade, de dissiper les rumeurs selon lesquelles, l’on peut tranquillement piller, violer, incendier, kidnapper, mutiler, assassiner, dans l’espoir qu’un éventuel dialogue permettra d’effacer tous ces crimes et assurera l’impunité à leurs auteurs »; « Je voudrais d’ailleurs en profiter pour préciser que le respect de la règle de droit et la lutte contre l’impunité constituent les piliers de la consolidation de l’État de droit, à laquelle nous aspirons tous. Fouler aux pieds la règle de droit et assurer l’impunité à certains citoyens, aboutiraient à préparer le lit de l’anarchie ».

(33) Il n’en est rien. Je voudrais d’ailleurs en profiter pour préciser que le respect de la règle de droit et la lutte contre l’impunité constituent les piliers de la consolidation de l’État de droit, à laquelle nous aspirons tous. Fouler aux pieds la règle de droit et assurer l’impunité à certains citoyens, aboutiraient à préparer le lit de l’anarchie (7/9/2019);

(34) Il est donc fondamental, à ce stade, de dissiper les rumeurs selon lesquelles, l’on peut tranquillement piller, violer, incendier, kidnapper, mutiler, assassiner, dans l’espoir qu’un éventuel dialogue permettra d’effacer tous ces crimes et assurera l’impunité à leurs auteurs (7/9/2019).

Ainsi dans les énoncés (33) et (34), le locuteur se montre comminatoire à l’égard de ses allocutaires, plus précisément à l’égard des protestataires. Investi d’une marge de pouvoir, il met en garde tous ceux qui ont activement pris part à l’insurrection : il les menace de représailles. En dépit de la condamnation qui traduit un pouvoir exercitif qu’il détient, le président se veut en même temps le conseiller de ses compatriotes (j’ai décidé du lancement d’un vaste plan d’assistance à nos compatriotes éprouvés des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest; J’ai également créé un Centre de coordination de l’action humanitaire chargé de mettre ledit plan en œuvre). Le président manie à la fois le bâton et la carotte pour tenter d’amener ses compatriotes à la raison.

Conclusion

La présente étude consacrée à l’énonciatif et aux modalités énonciatives a permis de décrire les relations qui lient les protagonistes du discours, à savoir le président Paul Biya et ses concitoyen·ne·s camerounais·es. La diversité des interactions est fondée sur l’injonction, le déclaratif et le sollicitatif. L’ordre, à travers les énoncés comportant les présentatifs et l’impératif, a un objectif perlocutoire : le chef de l’État les utilise pour imposer au peuple camerounais une certaine attitude voulue par lui. Compte tenu de la tournure que prend la crise dans les régions anglophones, l’orateur, en tant que chef de l’exécutif, somme ses compatriotes à se conformer aux règles et aux lois en vigueur. C’est à dessein que le chef de l’État a recourt aux verbes « falloir » et « devoir » pour obliger le destinataire à mettre en exécution ses recommandations. Au-delà de la modalité « ordre » établit une distance entre le locuteur et le destinateur, la modalité « exhortation » permet à l’énonciateur d’exprimer les encouragements, les conseils dont le but est de consolider le sens du vivre ensemble. Le sollicitatif et le déclaratif permettent, cependant, au garant de la souveraineté camerounaise de se rapprocher de son auditoire. Cette modalité établit une familiarité, une intimité, voire une complicité entre les protagonistes de la situation de communication, plus précisément entre les différentes composantes de la société camerounaise et lui.

Références

Austin, John Langshaw.1970. Quand dire c’est faire. Paris : Seuil.

Bally, Charles. 1942. Syntaxe de la modalité explicite. Cahiers Ferdinand de Saussure, 2, 3-13.

Benveniste, Émile. 1974. Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard.

Charaudeau, Patrick. 1983. Langage et discours. Éléments de sémiolinguistique. Paris : Hachette.

Jakobson, Roman. 1963. Essais de linguistique générale (Nicholas Ruwet, trad.). Paris : Minuit.

Jespersen, Otto. 1923. Language, its nature, development and origin. Londres : G. Allen and Unwin.

Kerbrat-Orecchioni, Catherine. 1990. Les Interactions verbales (tome 1). Paris : Armand Colin.

Kerbrat-Orecchioni, Catherine. 1980. L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage. Paris : Armand Colin.

Kleiber, Georges. 1986. Déictiques, embrayeurs, “token-réflexives”, symboles indexicaux, etc. : comment les définir?. L’Information grammaticale, 30, 3-22.

Riegel, Martin, Pellat, Jean-Christophe et René Rioul. 1994. Grammaire
méthodique du français. Paris : PUF.



  1. Kleiber (1986) précise que Jakobson emprunte le terme à Jespersen (1922). Ruwet, qui traduit l’ouvrage de Jakobson, le rend en français par embrayeur.
  2. Les synapsies sont une forme de composé servant à désigner de manière constate. Le terme est proposé par Benveniste, 1974.

Pour citer cet article

Bayang Wilba Loumbélé, Dieudonné. 2021. Analyse énonciative des discours de Paul Biya sur la crise anglophone. JEYNITAARE. Revue panafricaine de linguistique pour le développement, 1(1), en ligne. DOI : 10.46711/jeynitaare.2021.1.1.8

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