Discours épilinguistiques des élèves et implications sur l’enseignement des langues locales dans le primaire à Ngaoundéré

André MAHAMA

 

Introduction

De nombreuses études linguistiques et sociolinguistiques, de plus en plus croissantes, décrivent la situation sociolinguistique du Cameroun comme l’une des plus complexes et diversifiées du continent africain. Comme l’affirme Essono, « Avec deux langues officielles, le français et l’anglais, les différentes langues locales et le pidgin-english, le Cameroun se présente en Afrique comme une véritable mosaïque linguistique » (2001, p. 61). Cette configuration du pays est aussi reflétée dans toutes ses particularités régionales ainsi que dans ses différentes agglomérations urbaines. La ville de Ngaoundéré, lieu d’enquête de cette étude, est l’un des plus parfaits miroirs de cette variété sociolinguistique camerounaise. Composée d’une « marqueterie » d’ethnies pratiquant des langues et cultures fort bigarrées, cette ville apparaît comme un creuset de brassages multiformes entre les populations septentrionales et méridionales du pays, ainsi que celles venant des pays voisins (Nigéria, Tchad et République Centrafricaine).

Cette situation d’hétérogénéité linguistique et culturelle qui caractérise les différentes villes camerounaises génère très souvent des attitudes et des représentations chez les locuteurs et locutrices sur leurs langues ou sur celles des autres. Calvet souligne à juste titre que

Le brassage des langues ou des variétés de langues en contexte urbain est générateur des représentations multiples qui, de par leurs natures, contribuent au renforcement des représentations sociales; le tout pouvant avoir des retentissements sur les types des contacts entre les populations et les langues (Calvet, 2000, p. 21).

Par ailleurs, malgré quelques avancées enregistrées dans le cadre de la politique d’introduction progressive des langues locales (LL) dans les écoles primaires (en 2013) et secondaires (depuis 2009), la situation sociolinguistique scolaire camerounaise n’a encore subi que peu de descriptions rigoureuses sur les rapports des acteurs et actrices – des apprenant-e-s en l’occurrence – aux différentes langues en contact dans ce milieu. Ainsi, la prégnance des stéréotypes ou stigmatisations coloniales encore ventilés sur les langues nationales en général et particulièrement sur le fulfulde à Ngaoundéré (Daouaga et Métangmo-Tatou, 2020) pourrait inhiber les efforts fournis par le gouvernement camerounais dans le sens de cette politique en cours. En effet, nous informent Castellotti et Moore,

Les recherches, notamment en milieu scolaire, lient depuis longtemps les attitudes et les représentations au désir d’apprendre les langues, et à la réussite ou à l’échec […] C’est justement à la fois parce que les représentations et les images jouent un caractère central dans le processus d’apprentissages linguistiques, et parce que ces représentations sont malléables qu’elles intéressent les politiques linguistiques éducatives (2002, p. 7).

Cela implique donc à considérer la nécessité de la prise en compte des discours ou opinions épilinguistiques des locuteurs et locutrices sur leurs langues, leurs variétés linguistiques ou celles des autres, bref sur toutes les langues en présence à l’école avant de passer à toute entreprise du projet d’une politique linguistique scolaire.

La notion de « discours épilinguistique » désigne une caractéristique linguistique couramment utilisée dans les études sociolinguistiques récentes pour cerner la mise en relation des locuteurs et locutrices aux langues dans leur milieu de vie. Cette notion renvoie, selon Canut, à l’ensemble « des commentaires à propos de l’activité de langage ou le(s) lecte(s) utilisés, qu’il s’agisse de la particularité linguistique (phonétique, prosodique, syntaxique, etc.) ou l’objet ‘‘langage’’ se transforme en discours autonome. Ils [ces commentaires] se caractérisent par des évaluations (auto-évaluations / évaluation d’autrui) » (2000, p. 76). Il s’agira notamment dans cette étude des évaluations qui relèvent des attitudes, des représentations et de l’imaginaire linguistique sur les langues en présence dans le milieu social. Et le concept d’« imaginaire linguistique » (IL) quant à lui est défini par Houdebine comme

le rapport du sujet à la langue (c’est-à-dire la langue dans ses variétés d’usage selon Lacan) et à La langue (c’est-à-dire la langue dans son unité systémique ou structurelle d’après Saussure) repérable et repéré dans les commentaires évaluatifs sur les usages ou les langues (versant unilingue ou plurilingue) (Houdebine, 1996, p. 17).

Le cadre théorique de cette recherche est celui de la sociolinguistique urbaine en ce sens que l’étude implique non seulement le caractère social de l’objet « langue », mais elle se fonde aussi sur une population d’enquête évoluant dans un contexte urbain de forte hétérogénéité linguistique et sociale : la ville de Ngaoundéré. En effet, la sociolinguistique urbaine est une branche de la sociolinguistique générale dont les prémices de bases viennent de l’École de Chicago qui désigne « un ensemble des travaux de recherches sociologiques conduites entre 1915 et 1940 par des enseignants et étudiants de l’Université de Chicago » (Coulon, cité par Ntedondjeu, 2004, p. 47).

Par ailleurs, les travaux de Calvet (de 1994 à 2005) et ceux de Bulot (de 1998 à 2004) ont largement contribué à l’essor de la sociolinguistique urbaine. Calvet dans ses contributions a abordé la situation urbaine comme un lieu de pratiques plurilingues, de conflits de langues et de production de représentations linguistiques qui absorbe le multilinguisme pour favoriser le monolinguisme à travers l’émergence d’une langue d’intégration à la ville. Pour ce sociolinguiste, l’urbanité apparaît ainsi comme un « laboratoire social » (Calvet, 1994 : p. 20). Dès lors, pour étudier la réalité sociolinguistique urbaine, il importe de construire une approche spécifique et d’élaborer des outils méthodologiques conséquents. Bulot, quant à lui, étudie la réalité sociolinguistique urbaine à partir de pratiques langagières de locuteurs et locutrices, car selon lui, la ville est comme un fait discursif qui permet d’examiner les variétés linguistiques, les choix linguistiques et les discours épilinguistiques à travers l’analyse des pratiques langagières. Ainsi, il définit la sociolinguistique urbaine comme

Une sociolinguistique des discours (qu’il s’agisse d’ailleurs d’attitudes linguistiques et/ou langagières voire des pratiques linguistiques attestées ou non) dans la mesure où elle problématise les corrélations entre espace et langues autour de la matérialité discursive (Bulot, 2000, p. 34).

Ce travail s’appuie sur une technique de sondage, précisément un questionnaire administré à 150 élèves pour un échantillon de 5 établissements scolaires en prenant en compte des variables suivantes : enseignement primaire public/enseignement privé confessionnel et non confessionnel. Le questionnaire est destiné essentiellement aux élèves du Cours moyen 1 et 2 (CM 1 et 2) parce que nous avons estimé que ces élèves, se trouvant à la charnière entre le primaire et le secondaire, ont l’aptitude de construire des réponses à certaines questions ouvertes (qui amènent le ou la répondant-e à produire un commentaire) du questionnaire. Ensuite, ces questionnaires administrés aux apprenant-e-s ont été dépouillés au moyen du logiciel SPSS (Statistical package for the Social Sciences) qui nous a permis de regrouper au besoin les données qualitatives par thématique. L’analyse de ces données laisse montrer des divergences entre les variables à la fois dans les pratiques et dans les perceptions de ces apprenant-e-s vis-à-vis des langues en présence à l’école et dans leur milieu de vie.

Les données épilinguistiques exploitées à titre illustratif sont essentiellement basées sur les résultats de l’enquête réalisée dans Mahama (2016). Pour ce faire, il sera question d’étudier les perceptions ou images que les élèves des écoles primaires de Ngaoundéré ont vis-vis des langues en présence dans leur milieu de vie, ensuite de montrer en quoi les stigmatisations des langues identitaires pourraient faire obstacle à la politique d’enseignement de ces dernières. Enfin, nous proposerons quelques pistes pouvant améliorer l’image des LL en milieu scolaire.

Les représentations des apprenant-e-s relatives aux langues en présence

Les représentations des élèves que nous avons interrogé-e-s dans les écoles primaires à Ngaoundéré sur les différentes langues en présence dans leur milieu sont antagoniques. Elles vont de la fascination pour les langues officielles (LO) à la stigmatisation de leurs propres langues maternelles (LM).

De la fascination pour les langues officielles (LO)

La plupart des pays africains possèdent comme langues officielles des langues étrangères européennes qui sont héritées de la colonisation. Au Cameroun particulièrement, les deux idiomes assumant les fonctions de langues officielles sont des langues des ex-métropoles : le français et l’anglais. Leur érection à ce statut officiel date de 1961, année d’accession du pays à la pleine souveraineté nationale. Dès cette date, leurs usages ont été exclusifs dans tous les appareils étatiques (administrations, justices, textes officiels, médias, écoles, etc.).

Fort du statut prestigieux qu’elles occupent sur le plan politique, ces deux langues bénéficient d’un attrait particulier auprès des enfants scolarisé-e-s du pays, en particulier auprès de ceux et celles des écoles primaires de la ville de Ngaoundéré. En effet, à la question de savoir quelle est leur langue préférée au monde, des élèves répondant à notre enquête dans cette ville ont exprimé des choix linguistiques fort hétérogènes. Par ailleurs, parmi les 30 langues déclarées dans ce répertoire des langues préférées, les deux langues officielles du pays représentent les idiomes les plus préférés au premier rang. Selon la hiérarchisation affective des langues déclarées, l’anglais se place en tête avec un score de 17,3 % et le français talonne de près avec un score de 15,3 %.

En tout état de cause, si la langue française et la langue anglaise s’avèrent être les idiomes les plus affectionnés de la population de l’enquête, il va sans dire que leurs souhaits d’apprentissage et de compétence dans ces deux systèmes linguistiques coloniaux se révèlent aussi comme une évidence. Soumis-e-s à la question de savoir s’ils et elles aimeraient apprendre leurs langues préférées à l’école, une frange importante des sujets d’enquête répond par l’affirmative. Sur les 150 répondant-e-s, 115 (soit 76,7 %) de cet effectif émettent le vœu d’apprendre ces langues préférées à l’école. À cet égard, l’on peut inférer que les apprenant-e-s des écoles primaires de la ville de Ngaoundéré apparaissent subjugué-e-s, voire enchanté-e-s à l’idée de maîtriser leurs langues officielles si tant est que ces dernières prévalent en score dans leur répertoire des langues préférées.

Par ailleurs, lorsque ces élèves sont appelé-e-s à justifier pourquoi ils ou elles aimeraient apprendre ces langues (préférées) à l’école, les raisons les plus souvent avancées sont liées à l’affection pour ces langues officielles, car la plupart des apprenant-e-s qui ont préféré ces deux LO se justifient en déclarant « qu’ils et elles aiment ces langues » (18 occurrences). Il convient de souligner que cette attitude affective concerne plus la LO2, l’anglais. Certain-e-s élèves affirment d’ailleurs aimer apprendre l’anglais « parce que le Cameroun est bilingue » ou encore « parce que c’est la deuxième langue officielle du Cameroun ». Tandis que pour les répondant-e-s francophiles, le français permet l’ascension sociale. Un apprenant (E.109), rencontré à l’École privée islamique franco-arabe de Sabongari, nous confiait qu’il aimerait apprendre le français à l’école « pour réussir les concours ». Son camarade de l’École publique de Malang affirme qu’il aimerait apprendre le français « pour travailler ».

Au demeurant, l’on remarque également, à travers les déclarations de certain-e-s élèves, une tendance positive exacerbée pour l’apprentissage exclusif des LO (français et anglais) à l’école. Ces apprenant-e-s qui sont, pour la plupart des cas, des personnes venant des régions méridionales du Cameroun excluent de leur ambition scolaire l’apprentissage de toute autre langue à l’école, comme cela s’illustre par les déclarations suivantes.

E.45 : Non, je n’aimerais pas apprendre cette langue (eton) à l’école. Je veux seulement parler le français et l’anglais.

E.74 : Non, je n’aimerais pas apprendre cette langue (bameka) à l’école. Je suis venu à l’école pour apprendre le français et l’anglais.

 E.79 : Je préfère la langue bamileke. Je n’aimerais pas apprendre cette langue à l’école, par ce que je suis venu apprendre le français.

 À travers ces propos, ces jeunes qui s’expriment semblent éprouver un sentiment de rejet pour les langues camerounaises. Les langues française et anglaise jouissent par conséquent d’une image très flatteuse et prestigieuse auprès de ces jeunes personnes dans la ville de Ngaoundéré. Elles manifestent ainsi, selon le terme de Habibou Sanogo (1998, p.78), une « fétichisation » de ces deux langues parce qu’elles représentent, dans l’imaginaire social, des langues d’ascension sociale ou de travail. À cet égard, il serait aussi pertinent de s’intéresser aux attitudes et à l’imaginaire de ces apprenant-e-s face à leurs propres langues identitaires.

De la stigmatisation des langues locales (LL) à l’école

À l’inverse de la situation précédente, l’analyse des données épilinguistiques relatives à l’imaginaire que les apprenant-e-s de Ngaoundéré se font de leurs propres langues identitaires laisse clairement percevoir l’existence d’une certaine aversion pour l’apprentissage de ce groupe de langues. Puisque, interrogé-e-s sur le fait de savoir s’ils et elles aimeraient apprendre leurs LM à l’école, 52 % des enquêté-e-s sont réticent-e-s. Pour justifier leur réticence, ces enfants allèguent que leurs langues sont soit des « patois interdits à l’école », soit des « langues déjà apprises à la maison », soit des « langues qui attirent la moquerie ».

Des « patois » interdits à l’école

Pour la plupart des cas, ces élèves mettent en avant comme justification à leur refus l’idée que ces langues locales ne sont pas autorisées à l’école. L’on peut relever à cet effet quelques-unes de ces allégations.

E.7 : Parce qu’on a dit qu’on ne parle pas le patois à l’école (langue mbum).

E.20 : Les gens ne veulent pas qu’on parle le fulfulde à l’école.

E.36 : Parce qu’elle n’est pas permise (la langue mbum).

E.41 : Parce qu’on ne peut pas nous enseigner en patois (langue bamun).

E.70 : Parce que cette langue est interdite à l’école.

E.130 : Parce qu’on ne veut pas qu’on parle l’arabe à l’école.

E.143 : On refuse de parler hausa à l’école.

Ces allégations nous font prendre acte d’un certain nombre de constats pertinents. D’une part, ces enfants portent en image les stigmates de la mauvaise perception coloniale collée aux langues africaines. Comme on le voit par la désignation péjorative et dénigrante des langues locales par «patois » chez les répondant-e-s E.7 et E.41. De l’autre, ces enfants laissent entendre que leur désintéressement vis-à-vis de ces langues autochtones proviendrait en effet de l’attitude même de leurs enseignant-e-s qui ont tendance à les punir lorsqu’ils et elles emploient ces langues à l’école. Ces élèves les désignent ainsi par le pronom indéfini « on ». Alors que la loi n°98/004 du 14 avril portant orientation de l’éducation au Cameroun souligne clairement en son article 5, alinéa 4 que l’objectif de l’éducation est « la promotion des langues nationales » (LN). Les acteurs et actrices de l’éducation de base de Ngaoundéré sont désormais interpellé-e-s pour mettre en valeur cette disposition dans les écoles afin d’améliorer l’image des LN chez les élèves à l’école. D’ailleurs, de nos jours, ces langues sont censées être enseignées comme matière dans le primaire, ce qui contribuera à faire évoluer sinon à effacer ces représentations qui tendent à évincer les langues locales du cadre scolaire pour les camper uniquement au cadre familial, où elles sont généralement apprises.

Des langues déjà apprises à la maison

Certain-e-s de ces enfants semblent avancer les mêmes raisons que leurs parents à propos de l’insertion des LN à l’école (Daouaga Samari et Métangmo-Tatou, 2020). En effet, leur position consiste à soutenir tout simplement qu’ils et elles « connaissent déjà ces langues » et qu’il n’est pas nécessaire qu’elles fassent l’objet d’un apprentissage scolaire. À titre illustratif, nous avons les réponses comme celle de cette apprenante rencontrée à l’école publique de Manwi : « Je n’aimerais pas apprendre cette langue (le bamun) à l’école parce que je parle déjà cette langue. » (E. 27). Ou encore cet autre apprenant de l’école publique de Malang : « Je n’aimerais pas apprendre cette langue (le bamun) à l’école parce que j’ai déjà tout appris. » (E. 58). C’est également avec ce motif que trois de leurs camarades, tous de la zone semi-rurale, justifient leur réticence au désir de l’apprentissage de leurs langues maternelles, en alléguant que ces dernières s’apprennent uniquement dans le cadre familial. Ces représentations viendraient de l’attitude même des parents qui exhortent souvent leurs progénitures à parler les langues officielles pour mieux réussir, car certains regrettent parfois de n’avoir pas eu la chance d’apprendre ces langues.

E.42 : on apprend (le tupuri) seulement à la maison.

E.55 : J’apprends (le ngambay) à la maison.

E.60 : C’est à la maison qu’on apprend ça (le laka).

Il convient également de constater que ces adolescents et adolescentes ignorent complètement que la famille ne peut plus constituer le seul domaine d’usage et d’apprentissage des langues identitaires dans la mesure où la majorité de ces patrimoines nationaux sous-équipés sont menacés d’extinction. Bitja’a Kody (2004) estime que l’enseignement de ces LM à l’école serait un moyen d’éviter leur étiolement.

Des langues de moquerie

Enfin, d’autres élèves déclarent même que leurs LM ne sont pas des LO et que l’emploi de ces langues à l’école leur attirerait la moquerie ou risquerait de dévoiler leur identité auprès de leurs camarades.

E.68 : Quand je vais commencer à parler, on va se moquer de moi.

E.15 : Je n’aime pas que mes amis comprennent que je parle le mundang.

Ces apprenant-e-s se trouvent ainsi dans une situation d’insécurité linguistique réelle telle que cela transparaît dans leurs discours épilinguistiques. Cette attitude négative de honte vis-à-vis de son appartenance identitaire linguistique semble plus généralement caractériser les jeunes personnes issues des communautés ethniques minoritaires à Ngaoundéré (les groupes allogènes dans la région). Face à la concurrence des langues sur le champ linguistique scolaire et à l’influence des préjugés que formulent leurs camarades à l’égard de leur ethnie, ces élèves développent ainsi davantage une image plus dépréciative de leur propre culture que ne font les autres. Cette attitude d’occultation identitaire qu’affichent ces enfants en milieu scolaire remet ainsi en question une éventuelle mise en pratique des recommandations émises lors de la réunion des États généraux de l’éducation tenue à Yaoundé en mai 1995 qui accordent une place à l’enseignement des langues et cultures nationales et qui stipulent l’enracinement de l’apprenant-e dans sa culture comme l’indique cet extrait : « Maîtrisant au moins une langue nationale, enraciné dans sa culture, mais ouvert au monde, créatif, tolérant, fier de son identité, responsable, intègre, respectueux des idéaux de paix, de solidarité, de justice et jouissant des savoir-faire et savoir-être » (Ministère de l’éducation nationale, cité par Onguéné Essono, 2013, p. 141).

Il apparaît sans doute que de telles recommandations ne semblent pas encore avoir fait tache d’huile auprès des acteurs et actrices de l’éducation de base de notre ville d’étude. Lorsque l’on considère l’ampleur des représentations sur les LM comme langues proscrites à l’école qui reviennent dans les discours des élèves réticent-e-s (environ 20 occurrences). Il convient de souligner qu’en réalité ces jeunes ont intégré dans leur imaginaire les stéréotypes que véhiculent leurs parents et leurs enseignant-e-s sur les langues locales. Ces dernières personnes ont été influencées par la politique linguistique assimilationniste mise en place pendant la colonisation française à travers la signature des textes officiels interdisant l’usage des langues locales dans les services publics. On peut mentionner ici le texte de 1924 relatif à la langue d’enseignement dont Stumpf rappelle les circonstances.

Selon le journal officiel de l’État du Cameroun du 26 décembre 1924 « la langue française est la seule en usage dans les écoles. Il est interdit aux maîtres de se servir avec leurs élèves des idiomes du pays » (1979, p.24). Ce texte, selon Onguéné Essono (2013), n’a jamais été abrogé et continue ainsi à peser au sein de la société camerounaise.

Des obstacles à l’intégration des langues locales à l’école

À la suite de l’analyse des réactions des enquêté-e-s sur leurs langues (langues du milieu), nous traitons dans cette section des raisons qui handicapent le projet d’introduction de ces langues dans les écoles primaires camerounaises. Celles-ci, loin d’être des sujets récents en matière des recherches sociolinguistiques, sont parfois d’ordre politico-historique et sociolinguistique. Ainsi, nous analyserons d’un côté les obstacles liés au choix d’une ou des langues locales, et de l’autre ceux liés à l’enseignement de ces langues à l’école.

Les obstacles aux choix de langues locales à l’école

Si depuis la révision de la constitution en 1996 en passant par la promulgation de la loi d’orientation scolaire en 1998 jusqu’aux différentes décisions portant intégration progressive des LCN dans les programmes scolaires, la nécessité de promouvoir les LL à l’école semble de mieux en mieux se ressentir au sein de la communauté éducative, toutefois l’idée de la sélection de ces langues à intégrer demeure toujours en suspens. Daouaga et Métangmo-Tatou relèvent également que « Le sujet qui cristallise l’imaginaire de la communauté éducative [camerounaise] est le choix des LN à intégrer dans les programmes scolaires » (2020, p. 20). Ces facteurs limitants à la sélection des langues nationales à intégrer dans les programmes scolaires camerounais sont à la fois de nature sociolinguistique et politique.

 En fait, pour peu que l’on se penche sur la question du choix de LN à introduire dans le système éducation au Cameroun, la situation d’hétérogénéité linguistique et culturelle du pays a toujours été brandie comme un obstacle infranchissable à ce projet. Cette idée consistant à considérer le multilinguisme comme un frein à l’introduction des langues maternelles dans les curriculums scolaires est, selon certain-e-s sociolinguistes, une manifestation de la volonté du politique de faire perdurer le système monolithique mis en place depuis l’époque coloniale. L’on peut à ce sujet retenir que

Toute tentative de caractérisation de la situation sociolinguistique du Cameroun court le risque de glisser dans un truisme flagrant. En effet, le moins qu’on puisse dire, c’est que ce pays a une situation des plus complexes du continent africain. Sa diversité et sa fragmentation linguistiques ont été récupérées par le politique pour pérenniser une politique monolithique mise en place depuis l’époque coloniale. Pendant longtemps, cette richesse linguistique a été considérée comme obstacle à l’unité nationale du Cameroun. S’efforçant à poser absolument l’équation « Un État-une nation-une langue » le politique a penché pour un « jacobinisme linguistique qui stipulerait que le plurilinguisme détruit l’unité nationale (Daouaga et Métangmo-Tatou, 2020, p. 20).

Une lecture attentive de ce passage laisse clairement percevoir que pour éviter les moindres débats sur cette question d’insertion des LN en milieux scolaires, le politique aurait opté pour la promotion d’un bilinguisme institutionnel (français-anglais) au détriment de la multitude des langues identitaires. L’institutionnalisation de ces deux langues étrangères a pour but de rassembler tous les Camerounais et toutes les Camerounaises dans leurs diversités ethniques, culturelles et linguistiques autour d’une « unité nationale », gage de paix et du développement du pays. Et le choix d’une ou des langues locales parmi une multitude d’autres a été représenté comme fragilisant la paix et l’unité nationale si chères au Cameroun. Cette sélection risquerait, aux yeux de certaines personnes, d’entraîner au sein des communautés minoritaires des mouvements de frustration, de revendication ou d’irrédentisme linguistique et culturel. La promotion de ce bilinguisme officiel « se manifeste par la création des écoles et des lycées bilingues à travers le pays et par l’insertion obligatoire du français et de l’anglais à tous les niveaux du processus éducatif. On note, dès l’école primaire, l’intégration en zone francophone d’un cours d’initiation à l’anglais d’une durée de cinq heures par semaine, et du français en zone anglophone » (Essono, 2001, p. 73).

Les obstacles à l’enseignement des LL à l’école

De façon générale, l’existence d’obstacles à l’enseignement des LL à l’école est tout à fait évidente. Ces obstacles sont aussi nombreux et divers. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous analyserons ceux qui paraissent plus significatifs, notamment les obstacles didactiques, psychopédagogiques et sociolinguistiques.

Tout à bord, soulignons que l’un des obstacles majeurs auxquels est confronté l’enseignement des LL à l’école au Cameroun semble de nature psychopédagogique. Il s’agit du sentiment de doute et de réticence que manifestent les parents d’élèves quant à l’efficacité de l’enseignement bi-multilingue impliquant les langues locales des apprenant-e-s à l’école. En effet, la communauté éducative camerounaise, et surtout, selon ces termes de Métangmo-Tatou, « de nombreux responsables des politiques éducatives, les élites intellectuelles elles-mêmes, formées par le passé avec quelques succès […] dans un système monolithique : exclusivement francophone – ou anglophone » (2001, p. 37) ne semblent pas totalement convaincus à l’idée de la réussite de cette nouvelle politique éducative. Voilà pourquoi la population camerounaise de Ngaoundéré, à l’instar de celle de la région de Wamba en République démocratique du Congo (RDC), est tentée de céder à cette crainte selon laquelle « Deux obstacles majeurs sont observés à ce niveau. Il y a le fait que l’emploi des langues locales peut occasionner la baisse sensible du rendement (68 %) que celles-ci ne favorisent pas l’adaptation es [sic] élèves en milieu scolaire (75 %) » (Nyemba Masangu et Mukiekie Tshite 2019, p. 822). Ainsi, ces préjugés impactent négativement sur la motivation des élèves sur l’apprentissage de ces langues à l’école. Il n’est pas rare d’entendre les enseignant-e-s de LN se plaindre de leurs élèves qui ne semblent pas manifestement motivé-e-s durant les séances des leçons de leur discipline en classe.

Le deuxième obstacle qu’on pourrait souligner vis-à-vis de cet enseignement des LL à l’école est celui de l’inadaptation du matériel didactique dans ces langues. En effet, l’enseignement des langues locales connaît un sérieux problème d’insuffisance de documentation pour certaines d’entre elles, voire d’absence de celles-ci pour d’autres, parce qu’elles n’ont encore subi que peu d’étude descriptive et linguistique. Et malgré la pluralité des langues locales par région, il n’existe qu’un seul programme unique officiel pour l’enseignement des LN. Alors que chaque langue a ses propres caractéristiques différentes de celles des autres. Dans une recherche similaire effectuée en RDC, citée précédemment, Nyemba Masangu et Mukiekie Tshite relèvent parmi les nombreuses difficultés rencontrées par les enseignant-e-s dans les écoles primaires de Wamba « le cas notamment de manque d’un programme officiel en langues locales, des manuels (livres) conformes et adaptés et de la non-formation de certains enseignants ne maîtrisant pas les langues locales » (2019, p. 824). Ainsi, certain-e-s enseignant-e-s n’ayant pas parfois une bonne connaissance dans ces langues, et n’ayant pas aussi suivi une formation académique qui les prépare à l’enseignement des LL, éprouvent d’énormes difficultés en situation de classe.

Enfin, un autre obstacle, pas des moindres, à cet enseignement des LL à l’école est sans doute sociolinguistique. Il s’agit précisément des préjugés négatifs véhiculés sur ces langues au sein de la communauté éducative camerounaise depuis la période coloniale. Ces derniers continuent de faire valoir leur influence sur l’imaginaire des Camerounais et des Camerounaises vis-à-vis de leurs langues. À titre illustratif, il y a une opinion véhiculée selon laquelle certaines LL ne seraient pas adaptées à l’enseignement des concepts dans certaines disciplines telles que les matières scientifiques et technologiques. À l’appui d’une telle allégation, on évoque souvent une absence supposée de lexique riche et approprié pour expliquer des concepts scientifiques et technologiques. Par conséquent, celles-ci limiteraient les élèves à leur adaptation en milieu scolaire ainsi qu’à leur ouverture à la mondialisation (modernité). Pourtant, on sait que même les langues européennes ont dû recourir massivement à l’innovation terminologique pour se doter de métadiscours scientifiques. Si l’on admet que ce sont des humains qui ont inventé ces termes pour développer ces langues, pourquoi n’admettrons-nous pas que ces mêmes humains le fassent pour les langues africaines ? D’ailleurs, les travaux de Diki Kidiri (2008) sur le sängö et ceux de Tourneux (2007; 2017) sur le fulfulde sont des réalisations et autant de témoignages de la richesse et la souplesse des langues africaines; et par la même occasion, la preuve que les savoirs endogènes constituent une base productive pour la création ou la mise en place de terminologies.

Quelques pistes à l’amélioration de l’image des langues locales à l’école

Au vu de l’imaginaire négatif exprimé par les élèves enquêté-e-s vis-à-vis des langues locales, la mise en œuvre des actions concrètes visant à l’amélioration de l’image de ces idiomes en milieu scolaire et social serait pertinente. À cet effet, nous suggérons, dans cette contribution, l’exploration de ces quelques pistes pratiques.

Valoriser le plurilinguisme dans les pratiques des classes

Valoriser le plurilinguisme dans les pratiques des classes nécessite de prime abord l’ouverture de l’école aux langues des apprenant-e-s, c’est-à-dire qu’on reconnaît chez les enfants des compétences dans des langues autres que celles de la scolarisation. Des langues qu’ils et elles ont généralement apprises en contexte familial et social. Au Cameroun, cette volonté d’ouverture existe bien déjà sur le plan politique à travers deux textes officiels : la loi fondamentale révisée de 1996 et la loi d’orientation scolaire de 4 avril 1998. Cependant, elle apparaît très tergiversée dans les faits. L’observation de ces textes sur le terrain reste jusque-là lettre morte ou abandonnée exclusivement aux écoles expérimentales du Programme opérationnel pour l’enseignement des langues au Cameroun (PROPELCA). Ce qui implique que cette ouverture scolaire aux langues des apprenant-e-s devrait se matérialiser sur le terrain par des actions concrètes. On peut par exemple construire une base des données des répertoires plurilingues et pluriculturels de toutes les classes à partir d’une enquête qu’on pourrait effectuer auprès de chaque enfant de la Section d’initiation au langage (SIL) et ses parents sur son profil linguistique. Cette base permettrait ainsi à chaque instituteur ou institutrice non seulement de détecter promptement les difficultés de ses élèves, mais aussi de résorber les effets des préjugés, les attitudes et les représentations sociales négatives sur les langues et cultures présentes dans sa classe. Ainsi se développerait de toute évidence un climat d’interculturalité favorable à l’épanouissement des apprenant-e-s à l’école.

L’ouverture au plurilinguisme scolaire peut s’exprimer également par l’utilisation de langues maternelles des apprenant-e-s en classe. Il est des situations très délicates au cours desquelles l’enseignant-e serait amené à recourir aux langues premières de ses élèves pour faciliter les apprentissages en classe. Dans un contexte d’immersion linguistique similaire à celui du Cameroun, Léglise et Puren (2005) ont analysé à partir des attitudes pragmatiques déclarées des instituteurs et institutrices guyanais-es vis-vis de la prise en compte des langues maternelles (LM) à l’école, des circonstances de fonctions d’usage des L1 des élèves.

Les langues maternelles des enfants peuvent être utilisées pour « faciliter la communication enseignant-élève alloglottes en classe » (Léglise et Puren, 2005, § 2.2.2.). Il arrive très souvent que les enseignant-e-s se trouvent en difficulté d’intercompréhension avec un groupe d’élèves non francophones plus particulièrement au niveau I du cycle primaire. Face à ce blocage communicationnel, l’enseignant-e, pour accomplir sa fonction éducative, n’aura pour seul moyen que de recourir soit à la LM des élèves – cas d’une personne locutrice de la langue –, soit à la langue locale véhiculaire, comme le fulfulde dans la ville de Ngaoundéré. Dans ce cas, on peut dire que la L1 (ou la langue familière) des élèves assure une fonction communicative en classe. Un autre cas de figure où l’on pourrait exploiter les compétences linguistiques familiales des apprenant-e-s apparaît lorsque l’enseignant-e éprouve de la peine à connaître les sources véritables de difficultés scolaires rencontrées par ses élèves. Dans cette situation également, le passage aux langues premières serait prioritaire pour vérifier les acquis des élèves, dans la mesure où cela pourrait permettre d’établir un climat de confiance entre l’enseignant-e et ses élèves.

Par ailleurs, des recherches relativement récentes en sociolinguistique ont démontré que la mobilisation des langues maternelles des apprenant-e-s dans l’enseignement primaire est un atout réel à l’acquisition des langues étrangères de scolarisation pour les enfants socialisés dans les langues africaines. Onguéné Essono (2013) dans son enquête portant sur l’analyse de la notion de localisation dans les écrits des élèves de Cours élémentaire (CE) parvient à la conclusion selon laquelle « la L2 s’assimile mieux s’il transite méthodiquement par la L1, car le recours à cet idiome replonge les apprenants dans un univers qui leur est familier » (2013, p. 144). Ainsi, si ces différentes démarches sont mises en œuvre, le rôle essentiel de l’enseignant-e en classe sera davantage revalorisé, comme l’écrit Semal-Lebleu :

L’enseignant de langue n’est plus là seulement pour enseigner, selon les directives d’un programme et d’un sommaire structuré de manière progressive et linéaire, la seule langue dont il est reconnu expert. Il se doit aussi de prendre acte que les connaissances linguistiques sont le reflet de vies, de favoriser la prise de conscience des acquis d’expérience, scolaire ou « hors-pistes », et de leur conférer une valeur (Semal-Lebleu, 2005, p. 162) .

Intégrer la notion d’IL dans les curriculums des formations des enseignants et enseignantes

La gestion de la pluralité linguistique et culturelle dans les milieux scolaires camerounais nécessite qu’on prenne en compte la théorie de l’imaginaire linguistique dans la formation des enseignants. En effet, une analyse minutieuse des nouveaux programmes officiels des Écoles normales des instituteurs de l’enseignement général (ENIEG) du Cameroun, élaborés en 2013 suivant l’Approche par les compétences (APC), montre que ceux-ci n’intègrent pas les perceptions linguistiques des acteurs et actrices de l’éducation. L’idée d’une insertion de cette théorie sociolinguistique dans les programmes de formation des instituteurs et institutrices est loin d’être fortuite. Une telle proposition serait d’une pertinence capitale dans la formation et la fonction des enseignants, ainsi que dans le processus d’enseignement/apprentissage à l’école. Deux raisons pourraient justifier cette pertinence.

L’une des raisons qui pourrait légitimer l’intégration de l’imaginaire linguistique dans les programmes de formation des instituteurs et institutrices est liée, d’une part, à la relation étroite que ce phénomène psychosocial entretient avec le contexte éducatif, bi-multilingue en l’occurrence. C’est en ce sens qu’on ne peut pas étudier la notion de l’IL sans allusion à la pluralité. En effet, les situations sociales plurilingues constituent des lieux qui sont le plus souvent propices à la production ou à la manifestation des diverses formes d’imaginaire linguistique : attitudes, représentations, images ou sentiments linguistiques véhiculés par des locuteurs et locutrices sur les différentes langues en présence dans leur environnement. Étant donné que le contexte socioscolaire urbain camerounais est caractérisé par une forte diversité de langues et cultures en contact, envisager la formation des enseignant-e-s sous l’angle d’imaginaire linguistique s’avérerait donc une option très bénéfique pour leur fonction pédagogique en particulier. Moussouri (2010) soulignait déjà que l’acquisition des connaissances et des savoirs lors de la formation des élèves maîtres et élèves maîtresses repose souvent sur les différentes représentations véhiculées au sein des milieux dans lesquels ils et elles vivent. C’est d’ailleurs ce que souligne Py.

Le futur enseignant (ou l’enseignant en formation continue) ne reçoit pas de modèles en vue d’une application ou transposition annoncées dans la classe, mais des connaissances dont il fera enfin de compte ce qui lui semblera bon. Plus précisément, c’est lui qui est et restera maître de son action pédagogique et des réflexions qu’il développera autour de son expérience (Py, cité par Moussouri, 2010, p. 157).

Cela implique évidemment que ce futur enseignant-e ait suffisamment acquis, lors de sa formation, cette notion de pédagogie inséparable de la maîtrise de langue d’enseignement qui appelle forcément à la théorie de l’imaginaire linguistique.

En tant que vecteur et transmetteur de connaissances ainsi qu’en tant que régulateur du processus d’enseignement/apprentissage, l’enseignant a constamment recours à des méthodologies diverses afin d’appliquer les différents modèles théoriques. Ces méthodologies sont pleinement influencées par les représentations puisées dans sa formation et dans ses pratiques éducatives (Moussouri, 2010, p. 158).

Ainsi, la prise en compte curriculaire de l’imaginaire dans la formation des élèves maîtres et élèves maîtresses est d’une importance capitale, en ce sens qu’elle contribue à l’amélioration du processus d’enseignement/apprentissage en classe.

L’autre raison qui sous-tend la pertinence de la conception des programmes des ENIEG selon la perspective de l’imaginaire linguistique réside dans le renforcement de la qualité de formation initiale des futur-e-s enseignant-e-s. En fait, une telle approche pourrait être d’un apport double à leur fonction en classe. La conscientisation de ces normaliens et normaliennes sur leurs attitudes et représentations sociales, ainsi que celles des apprenant-e-s qui pourraient se produire éventuellement lors de l’accomplissement des activités éducatives en classe; et le développement de leurs capacités à pouvoir agir sur ces phénomènes psychosociaux et les changer, si tant est qu’ils soient « malléables » et « se modifient » (Castellotti et Moore, 2002) en vue de l’amélioration de leur fonction en classe. Autrement dit, avec l’étude de l’IL au cours de leur formation, les élèves maîtres et élèves maîtresses seront donc outillé-e-s par des méthodes et techniques leur permettant de contrôler les « représentations sociales naïves » qui entravent à la transmission des savoirs à l’école. À ce sujet, l’on retiendra que :

La modification des représentations permettrait aux enseignants de repenser leur propre formation, leurs propres acquisitions et leurs démarches éducatives. Quant aux apprenants, la transformation de leurs représentations contribuerait au développement de la compétence d’apprendre à apprendre, leur permettant de mettre en œuvre des stratégies d’apprentissage favorisant la gestion de leur répertoire communicatif et l’exploitation des possibilités qui leur sont offertes par le contact des langues dans l’appropriation de la cible (Moussouri, 2010, paragr. 60).

L’enseignant-e doit alors s’adapter à la dynamique des représentations et il doit être ouvert-e à la modification de ses propres représentations afin d’influencer efficacement celles de ses apprenant-e-s.

Sensibiliser les acteurs et actrices de l’éducation sur la nécessité de préserver les langues maternelles

En raison de l’imaginaire négatif exprimé par les élèves enquêté-e-s vis-à-vis des langues locales à l’école, il est urgent d’initier des actions de sensibilisation à l’égard des acteurs et actrices de l’éducation sur la prise en considération des LM dans l’enseignement primaire à Ngaoundéré. Cette sensibilisation doit en effet s’adresser à l’ensemble des protagonistes de la société (enseignant-e-s, élèves et familles) impliqués à tous les niveaux de l’éducation de base de la ville. Aussi le message de cette sensibilisation doit-il être clairement et rigoureusement conçu. Il doit ainsi véhiculer des discours spécifiques à l’attention de chaque acteur et actrice (de personnels scolaires aux apprenant-e-s en passant par les parents d’élèves) sur les enjeux de l’utilisation des L1 dans le cadre scolaire.

Aux enseignant-e-s, il s’avère important de leur expliquer que l’ouverture de l’école aux langues des enfants est d’un intérêt capital. C’est donc l’occasion de profiter des acquis de leurs apprenant-e-s dans ces langues, ainsi que de leurs propres connaissances afin de mieux leur transmettre les savoirs et leur faciliter l’acquisition des LO en classe. Cela est d’autant plus vrai que la maîtrise des LO constitue le plus souvent, pour la plupart des enseignant-e-s, les principaux objectifs de la scolarisation. Ainsi, la présence plurielle des LL en classe ne sera plus considérée « comme un obstacle majeur au bon déroulement de leur mission éducative » (Léglise et Puren, 2005, § 2.2.2.). Par ailleurs, parmi ces enseignant-e-s, certain-e-s seront galvanisé-e-s d’apprendre que ce qu’ils et elles pratiquaient de manière ponctuelle et clandestine avec leurs élèves en classe soit désormais valorisé et formalisé.

Quant aux parents d’élèves, il serait utile de les persuader de l’intérêt primordial de transmettre la langue identitaire à leurs progénitures, de la valoriser et non de s’y enfermer à l’heure de la mondialisation où l’ouverture à l’altérité culturelle et linguistique prime sur le conservatisme. Il sera aussi indispensable de rassurer ces parents que la prise en compte des L1 par l’école primaire ne vient en aucun cas substituer l’enseignement des LO (français et anglais) déjà ancrées comme langues d’ascension sociale. Mais il s’agit plutôt de donner à leurs enfants des moyens et stratégies pour mieux les acquérir en s’enracinant simultanément dans les cultures nationales. C’est alors que l’on pourra les amener à comprendre que « l’utilisation des L1 comme médium d’instruction [à l’école] leur conférerait un statut qui aiderait les élèves à mieux assumer leur identité et à ne pas rejeter leur milieu familial » (Léglise et Puren, 2005, § 2.2.3.).

Enfin, le discours de la sensibilisation devra instruire les élèves sur l’utilité de la maîtrise de leurs langues maternelles nécessaires à leur développement cognitif et social. L’on devra aussi les instruire sur la nécessité de connaître la réalité sociolinguistique de leur milieu et de s’attacher à leur culture identitaire. C’est dans cette perspective qu’on pourra les convaincre à intégrer que leurs LM ne sont pas des patois, ni des langues interdites à l’école. Ils et elles devront désormais plutôt en être fiers et être libres de les utiliser en classe. Car l’objectif principal de cette sensibilisation est, en fait, de les amener à se départir de l’imaginaire négatif et des stéréotypes hérités de leur milieu social.

Conclusion

Pour conclure, rappelons qu’il était question d’analyser des discours épilinguistiques des élèves des écoles primaires dans la ville de Ngaoundéré sur les langues en présence dans leur milieu de vie. Comme toute recherche scientifique, nous partons d’une problématique qui est celle de savoir si toutes ces langues en présence dans le milieu de vie des élèves du primaire de cette ville trouvent les mêmes considérations de leur point de vue. L’objectif de cette recherche était ainsi de construire un univers d’imaginaire linguistique des acteurs et actrices à qui est destiné le projet d’introduction progressive des LL en cours dans les écoles camerounaises. En vue d’atteindre cet objectif, nous avons adopté, pour la collecte des données, la méthode d’enquête sous la base d’un sondage par questionnaire préalablement élaboré. Le questionnaire a été administré à un échantillon de 150 élèves aléatoirement sélectionnés dans 5 établissements primaires, soit 30 par école. Le traitement de ces données obtenues, en grande partie, s’est effectué par le truchement d’une technique de regroupement thématique et de l’analyse du contenu. L’on retient des résultats de cette démarche méthodologique de cette enquête qualitative ce qui suit.

De façon générale, les différents groupes de langues pratiquées par les élèves des écoles primaires de la ville de Ngaoundéré n’ont pas les mêmes valeurs de leur point de vue. En effet, ces apprenant-e-s sont plutôt fasciné-e-s par l’apprentissage des LO, français-anglais (115/150, soit 76,7 %) parce qu’elles sont, aux yeux de ces élèves, des langues officielles de leur pays, des langues d’ascension sociale ou tout simplement des langues qu’ils et elles aiment bien. Par contre, ces mêmes élèves rejettent à 52 % l’apprentissage de leurs propres LL à l’école. Les raisons émises par les élèves pour justifier cette position se déclinent en des représentations telles que :

  • « ce sont des “patois” interdits à l’école »,
  • « ce sont des langues déjà apprises à la maison »,
  • « ce sont des langues qui leur attirent de moquerie ».

À notre avis, ces représentations négatives exprimées par ces élèves du primaire de la ville de Ngaoundéré sur leurs propres LL pourraient constituer un frein à la nouvelle politique linguistique éducative en cours dans ces écoles. Cette étude nous a également permis de passer en revue quelques entraves politiques, sociolinguistiques et psychopédagogiques relatives à l’enseignement de ces langues locales à l’école. Ainsi, afin que soit améliorée l’image de ces langues camerounaises, nous avons suggéré, dans cette modeste contribution, les pratiques sociolinguistiques et didactiques telles que : la valorisation du plurilinguisme dans les pratiques des classes, le recours aux L1 ou aux langues familières des élèves pour faciliter l’apprentissage en classe, l’intégration de la notion de l’IL dans les curriculums des formations des enseignant-e-s, la sensibilisation des acteurs et actrices de l’éducation sur la nécessité de préserver les langues maternelles.

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Pour citer cet article

Mahama, André. 2023. Discours épilinguistiques des élèves et implications sur l’enseignement des langues locales dans le primaire à Ngaoundéré. JEYNITAARE. Revue panafricaine de linguistique pour le développement, 2(1), en ligne. DOI : 10.46711/jeynitaare.2023.2.1.10

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