Réflexions sur le discours haineux : la loi face à la praxis langagière

Gilbert Willy Tio Babena

 

Introduction

L’observation de la carte des foyers de tension dans le monde, la multiplication des discours de haine (racisme, xénophobie, menaces de guerre, etc.), leur amplification par les médias et le partage impulsif dans les réseaux sociaux donnent l’impression que le compteur de morts s’affole, que le monde dépérit. La réalité, quant à elle, peut-on lire dans un billet de Honnet (2018) écrit à partir des données d’institutions sérieuses, est différente de l’idée que l’on se fait de la guerre – laquelle, au demeurant, est une haute manifestation du conflit.

Entre 1946 et 2007, découvre-t-on sous de la plume du billettiste, le nombre de morts causés par les armes a drastiquement baissé – passant d’environ 700 000 à moins de 50 000 – alors que l’on a assisté dans le même temps à une sophistication des armes. Ces chiffres, à peine croyables, laissent penser que le monde connaît une nouvelle configuration du conflit, plus psychologique et plus effrayant au regard des facilités avec lesquelles la barbarie physique et verbale sont publicisées. Au rang des actrices et acteurs les plus actif·ve·s, on dénombre certain·e·s activistes et politiques, des populations politisées, des suprémacistes, mais surtout des terroristes qui trouvent en les médias une opportunité de donner un visage à la terreur. Le texte de droit apparaît, dans ce climat de panique, comme l’instrument de base pensé pour faire face à la menace. La solution juridique mérite dès lors d’être examinée non pas de manière isolée, mais en la confrontant à la praxis communicationnelle. Ce faisant, elle met aussi en débat les fondements praxiques de la liberté de parole qui s’emboîte elle-même, avec celle de pensée, dans la notion plus large de liberté d’expression. La prise de position sur les questions polémiques apparaît potentiellement comme une source de tension lorsqu’elle s’oppose, d’une part, aux valeurs communes du groupe social ou de ses membres et, d’autre part, lorsque l’activité de production discursive, le ton et le sens des mots s’écartent d’un sens social ou des pratiques langagières admises comme étant correctes par un groupe. Mettre la loi face aux activités langagières produites en contexte de haine, c’est analyser les corrélations existantes entre la praxis linguistique et d’autres mécanismes d’influence sociale. Jacques Bres dira à ce propos que

Parler de praxis linguistique, c’est concevoir les phénomènes linguistiques comme activités de production de sens reliées aux autres praxis sociales : praxis manipulative-transformatrice par laquelle l’homme transforme le monde, et praxis socio-culturelle par laquelle il règle socialement cette appropriation (Bres, 1998, p. 22).

Dans un monde globalisé qui ne veut pas taire les particularités des entités constitutives de l’ensemble, pourrait-on donner un statut universel à la liberté d’expression, notion aux contours opaques, ou l’appréhender dans une perspective pluriverselle[1] qui prendrait en compte les évolutions sociétales et s’adapterait aux cultures qui donnent vie à la parole? L’interrogation semble lointaine de mon objet, mais c’est justement à partir de cette libre expression que la haine se décèle; les un·e·s revendiquant la jouissance d’un droit, les autres accusant les un·e·s d’offense.

L’approche du discours haineux, on le verra, ne saurait se départir de ce rapprochement et du crible pragma-linguistique de la règle de droit qui en fixe les bornes définitionnelles, essayant ainsi de circonscrire la libre expression de la pensée tout en la distinguant de ce qui n’en est qu’un débordement. La construction implicite du vivre ensemble par le biais de l’encadrement des outrages, qui prolifèrent entre autres dans la médiasphère, pourrait être perçue comme une tentative juridique d’embrigader le franc-parler. La langue du droit – sa précision en est communément vantée – ne tendrait-elle pas à imposer une langue droite susceptible de freiner le génie de l’appropriation de la langue par les locuteurs et locutrices pour user des petits et gros mots dont le retentissement rend visible une opinion dérangeante? La complexité de la parole agissante rappelle la transversalité de l’objet-parole dans les sciences humaines et sociales. J’aimerais, pour ma part, analyser le rapport d’influence qui existe entre la praxis communicationnelle et le texte juridique. Je prendrai quelques exemples dans l’espace médiatique pour illustrer mon propos. Les réalités évoquées sont principalement camerounaises ou françaises, mais elles peuvent aussi bien retrouver l’actualité américaine que celle du Moyen-Orient de quelque manière.

Liberté d’expression et discours de haine

À l’époque contemporaine, il serait difficile d’évoquer la liberté d’expression sans faire mention de la proposition principale de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 dans lequel on peut lire que « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression ». Le syntagme nominal « tout individu » renforce la valeur universalisante en levant l’ambiguïté sur le genre suggérée par la traduction française du titre de la déclaration. La forme abrégée « liberté d’expression » s’est ancrée dans les usages en raison de la relation d’inclusion des compléments « expression » et « opinion », laquelle justifie l’effacement naturel du second. L’universalité de ce droit reste principiel dans la mesure où ses bornes et interprétations sont fonction des lois spécifiques aux États. Les conséquences pénales applicables à un·e citoyen·ne saoudien·ne critiquant âprement Mohamed Ben Salman seraient différentes si un·e Américain·e affichait le même comportement à l’endroit de Donald Trump. En opposant la démocratie au monarchisme pour réfuter l’exemple précédent, on n’en donnerait qu’une explication partielle. La liberté d’expression demeure certes la matrice universelle du principe puisqu’elle souligne l’enracinement de la pensée critique chez l’homo loquens, mais c’est la loi qui fonde sa pluriversalité. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC, 1789), repris en écho dans l’article 19-1948, conserve le socle universel susmentionné et imprime les marques d’une anthropologie juridique française qui, dans une perspective pluriverselle, ne saurait par exemple convenir au communautarisme africain (Eberhard, 2000). En consacrant la « libre communication des pensées et des opinions » comme étant l’« un des droits les plus précieux de l’Homme » en 1789, le Conseil constitutionnel français a ainsi estimé que les citoyen·ne·s français·e·s pourraient diversement s’exprimer sur les questions qui engagent la vie sociale, mais devront pour autant « répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». Les États peuvent évoquer le discours de haine par une palette de formules juridiques (atteinte, mépris, provocation, incitation, outrage…) dans la Constitution ou le Code pénal et afficher, de manière frontale, une attitude répressive et pénale (Cammilleri-Subrenat, 2002), mais la liberté d’expression est non figée, car elle provoque le débat au sujet des cas particuliers, inexplorés ou restés imprécis dans la loi et pousse parfois le juge constitutionnel ou la Cour suprême à revoir la copie pour contenter les parties (Atherton, 1992; Fried, 2012). L’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, considéré par certain·e·s comme une atteinte à la liberté d’expression et par d’autres comme une menace permanente qui pèserait désormais sur la vie des journalistes, a mis en évidence les controverses de cette notion au-delà de l’émoi (Girard, 2016).

Les lois visant à garantir la liberté d’expression s’emploient donc à refuser d’interdire l’élaboration de la pensée dérangeante quoiqu’elles soient plus ou moins accompagnées d’un corpus co(n)textuel, ou d’un dispositif juridico-constitutionnel, qui fixent les interdits et arbitrent les restrictions excessives. Quoique les grands principes universalistes donnent un fondement ontologique à l’acte de parole, ils marquent insuffisamment le point de départ de la parole outrageante qui devient du discours haineux après les interprétations qui en sont faites dans les lois ou par ceux et celles qui en sont socialement garant·e·s. Selon la théorie de l’action (Bouchard, 2006; M. Girard, 2007), la liberté d’expression ne peut se départir d’une liberté d’action. Et il semble que le désir d’agir avec l’intention de modifier un état du monde est même celui qui provoque l’expression.

L’expression, écrit Charles Girard, entretient aussi un lien étroit avec l’action. S’exprimer face à autrui, c’est souvent agir sur lui, d’une façon qui altère ses affects, ses opinions ou ses propres actions. Or, ces effets de l’acte expressif peuvent être nuisibles. Si le lien de l’expression à la pensée motive qu’on la protège contre les interférences étatiques, son rapport à l’action implique donc que cette protection ne peut être absolue (C. Girard, 2016, p. 18).

Dans une self-vidéo[2], on peut voir un livreur de la société FedEx en larmes pour avoir été insulté « nigger » (nègre) par un homme blanc qui lui a craché dessus par la même occasion[3]. Quoique la charge connotative du terme ait été amenuisée par son usage dans la culture hip-hop et le mouvement philosophico-artistique de la négritude, la violence de cette interaction verbale entre Brandon Brackins et son agresseur est ravivée par les manifestations liées à la mort de George Floyd et, partant, le mouvement Black Lives Matter (Keeanga-Yamahtta, 2017). Le discours à l’origine des souffrances du livreur s’enrichit certes d’un contexte historique qui évoque la mémoire cognitive de l’esclavage et de toutes les injustices dont les peuples noirs ont été victimes à travers l’histoire, mais c’est la situation de communication – prise au sens de l’ensemble des circonstances immédiates qui entourent cet acte de communication (Portine, 2017) – qui provoque la charge offensive et communique un sentiment de haine à l’heure où le monde se mobilise pour interroger et réparer symboliquement les affres de ce passé douloureux. Dans son rapport à la liberté d’expression, le mot « nègre » aurait pu traduire la liberté qu’un individu dispose de se représenter un autre à partir du moment où il n’est pas explicitement pénalisé dans la loi américaine. Il pourrait potentiellement neutraliser sa valeur menaçante en s’habillant d’une rhétorique soucieuse du respect de l’autre. Cependant, le crachat qui l’accompagne relève explicitement du mépris puisqu’il octroie à l’agresseur un droit que ne lui garantit nullement sa liberté d’expression. « Le mépris, comme le rappellent Geneviève Bernard Barbeau et Claudine Moïse, est d’autant plus destructeur qu’il réactive chez le méprisé des blessures plus ou moins conscientes qui vont accuser chez lui le sentiment d’être méprisable » (2020, paragr. 2).

Éléments pour l’analyse du discours de haine

Si on exclut la catégorie de haines dites silencieuses, parce que non exprimées, l’on pourrait avancer que la haine fait corps avec le discours à telle enseigne qu’elle deviendrait imperceptible si elle venait à en être départie. On n’y aurait tout simplement pas ou difficilement accès, car le niveau non verbal indiquerait visiblement des émotions (peur, mépris, colère) dont les gestes porteurs auront besoin d’être combinés et associés au dire pour produire de la signification. Le discours de haine devient sémantiquement pertinent avec l’explicitation du complément « haine » et l’isolement de ses traits caractéristiques. En fait, la haine est une émotion, un « sentiment violent qui pousse à vouloir du mal à quelqu’un et à se réjouir du mal qui lui arrive » (Le Petit Robert). Il s’agit généralement d’une haine pour ou contre quelqu’un·e ou quelque chose. Dans une certaine mesure, l’individu peut être envahi par un ressentiment violent et permanent qu’il pourrait traduire par la construction absolue « avoir la haine ». L’intelligibilité de cette dernière s’opère, entre autres, par une assimilation au dégoût, à la répulsion, à la répugnance, à l’hostilité, au ressentiment et est particulièrement marquée dans les compositions comportant ou se rapportant à la base savante -phobie. Une part importante des phobies, dira-t-on, se nourrit d’un sentiment de haine qui peut être dirigé contre une race (racisme, négrophobie), une catégorie sexuelle (homophobie, misogynie), une religion (islamophobie), un peuple (antisémitisme), etc.

Si la gestualité peut trahir cette aversion comme le traduit l’expression « regard haineux », c’est surtout dans le dire qu’on pourra véritablement mesurer sa force illocutoire, vers qui est-ce qu’elle est dirigée, déterminer la nature du mal et l’origine de ce qui divise. La ténacité des passions qui tiennent l’humain et l’incitent à se venger de l’autre s’enrobe dans l’expression discursive. Par glissement, l’on admettra que le discours haineux procède, dans son fonctionnement, par quelques opérations énonciatives, déduites des traits pragmatiques de la notion de discours (Maingueneau, 2002), à savoir l’orientation, l’action, l’interactivité, l’interdiscursivité, la contextualisation, la prise en charge et la modalisation. C’est en premier un discours orienté qui implique un auditoire composite. Dans le camp de l’énonciateur ou de l’énonciatrice, il y a les personnes qui partagent la même vision du monde et qui participent souvent à distiller la haine. Les destinataires sont très souvent des ennemi·e·s et, dans une certaine mesure, les politiques qui, selon leur rapport au pouvoir, peuvent arbitrer le jeu en appelant à l’élaboration ou l’application des lois ou par une prise de position politique. Interne à la langue selon le postulat de Ducrot (Anscombre & Ducrot, 1980; Ducrot, 1980, 2005), l’opération d’orientation permet d’entrevoir l’élaboration du discours haineux et de déterminer dans le sens des mots la manière dont s’articule la charge haineuse.

En forgeant l’entreprise de dénigrement, l’orientation provoque par le même coup la réaction des victimes, des personnes, associations et personnalités engagées dans la défense des droits de l’humain et des politiques de tous bords. Cette dimension s’inscrit dans le cadre de l’interactivité évoquée en amont; la parole publique devient ainsi l’enjeu de la polémique et le moyen par lequel il faut amorcer le début d’une activité réparatrice (Goffman, 1973a, 1973b). Les actions symboliques portées par le discours de haine expliquent l’obligation de réponse, laquelle prend des formes diverses selon le niveau de démocratisation d’une société, en fonction des lois ou des cultures. Elles sont dialogiquement textualisées par voie orale, scripturale ou avec des images, mais ont surtout besoin d’un contexte pour activer l’hostilité, heurter les sensibilités et interagir avec les opinions qui s’opposent. La centralité du langage est donc une raison suffisante pour motiver l’étude des incitations à la haine, mais également pour comprendre le faisceau de relations du discours haineux (Cammilleri-Subrenat, 2002, p. 513). Le dialogue réel ou potentiel – à partir des savoirs, stéréotypes et croyances – structure ce dernier qui, même de façon anodine, provoque des effets sur la scène politique.

La paraphrase du chef de la propagande nazie Joseph Goebbels – sous fond sonore d’une musique de Wagner, compositeur préféré d’Hitler – a forcé le secrétaire brésilien à la culture Roberto Alvim à démissionner[4] le 17 janvier 2020 en raison des entrelacs discursifs qui évoquent sans aucun doute un important épisode de l’histoire de l’humanité. Le projet initial du locuteur, qui entendait donner de l’aura à la culture brésilienne, s’est estompé avec les mots et les codes du nazisme. Un examen praxéologique furtif (Vernant, 2017), en tant qu’il s’intéresse à l’étude générale de l’action, donne un arrière-plan enrichi d’informations intextuelles (musique, gestes) qui, dans un effet miroir, renvoie à une image répugnante de l’histoire de l’humanité (nazisme).

L’exemple de Roberto Alvim fait apparaître les relations interdiscursives du discours de haine. Il existerait vraisemblablement un avant-discours-haineux qui en constitue la mémoire ou qui relève de l’ordre des idées reçues. La mémoire assurerait ainsi le rapport aux faits, situés dans le temps et l’espace, interprétables en termes d’événements (Possenti, 2011, paragr. 17) potentiellement conflictogènes pour une situation précaire de vivre ensemble. Les idées reçues s’abreuvent dans la mémoire historique des peuples dont la matérialité est perçue dans les « Préjugés, clichés, images allusives, allégories, représentations, topoï, traditions, prêts-à-porter de l’esprit, stéréotypes, doxa, dogmes, consensus théoriques, mythes, parémies – populaires, scientifiques et publicitaires –, prophéties, etc. » (Mbassi Atéba, 2012, p. 7). Face à ces sources, le sujet énonciateur se positionne plus ou moins consciemment par les mots qu’il choisit, mais les circonstances d’énonciation restent décisives dans la mesure où le contenu informationnel est nécessaire à la détermination de la prise en charge (PEC).

Pour approcher le discours haineux, il faudrait d’abord prendre la PEC lato sensu, c’est-à-dire la façon dont l’énonciateur se positionne par rapport aux référentiels polémiques entendus comme les « thèmes et les problèmes tels qu’ils sont produits par le discours, véhiculés au travers d’énoncés, et susceptibles d’être reconnus comme jeux politiques opératoires » (Olivési, 1994, p. 11-12). Est-il pour ou contre l’homosexualité, l’indépendance des femmes, la violence policière sur les hommes et femmes de couleur… ou affiche-t-il simplement une attitude de tolérance? S’il ne faut toujours pas s’attendre à ce que ce positionnement soit explicitement énoncé, il est encore préférable de ne pas assimiler la liberté d’opinion au discours haineux. Pour ce faire, il convient à ce niveau d’intégrer la modalisation dans l’analyse en considérant cette fois-ci la prise en charge stricto sensu, laquelle permet de mettre en évidence les différents points de vue (PDV) et le positionnement de chaque énonciateur vis-à-vis d’eux (Coltier et al., 2009). Cette perspective déboucherait ainsi sur des analyses fines qui donneraient à voir, à partir du dire d’un locuteur, le positionnement des énonciateurs vis-à-vis des PDV mis en évidence : engagement vs désengagement (Desclés, 2009), accord, désaccord, pris en compte (Rabatel, 2009).

Praxis et haine tribale : retour sur une actualité

La diversité ethnique et culturelle du Cameroun, très souvent présentée comme une richesse, a montré des limites à la faveur de l’élection présidentielle du 07 octobre 2018. La période préélectorale et la crise qui s’en est suivie ont exacerbé les tensions tribales sur fond de lutte politique. La prise de parole du candidat Maurice Kamto, officiellement arrivé deuxième, devant le Conseil constitutionnel, est un épisode particulier puisqu’il pose sur l’espace public le problème de l’ethnicisation du pouvoir et partant, celui de la discrimination vraie ou fausse liée à la tribu. Pour rappel, cette question n’est pas une nouveauté en soi dans le contexte camerounais si on se fie à certaines sources journalistiques[5]. L’on apprend des révélations de Wikileaks que certains hauts fonctionnaires seraient par exemple favorables à l’exclusion de certaines communautés du fauteuil présidentiel, les Bamilékés et le groupe beti/bulu en l’occurrence[6]. Cette exclusion suggère une politisation secrète de la haine. La parole extériorise verbalement cette dernière. Elle peut aussi provoquer des flétrissures et contribuer à construire une histoire du dégoût de l’autre. Elle peut se faire discrète en se déployant dans les cercles fascistes[7]. On y voit, dans de tels cas, une autocensure du discours de haine influencé soit par les mesures pénales, soit par une aversion sociale de la mésestime d’autrui.

Par-delà l’historicité de la haine, le verbe se révèle être un déclencheur de l’action juridique. Entre lui et cette dernière, il y a soit l’offense de l’acte langagier, soit le rappel des conséquences des effets discriminants du discours de haine. Dans un cas comme dans l’autre, les événements langagiers doivent se produire dans un cadre situationnel suffisamment important pour provoquer la réponse juridique, laquelle doit elle-même transiter par un acte politique fort. Ils peuvent être aidés en cela par les médias comme ce fut le cas du problème bamiléké soulevé dans la plaidoirie de Maurice Kamto. Pour cet homme politique, le référentiel conflictuel à partir duquel se nourrit la haine est l’appartenance à cette ethnie. En déclinant son identité dans les premiers mots prononcés devant le Conseil constitutionnel, « Suivant notre nomenclature ethnique au Cameroun, je suis Bamiléké », il met implicitement en lumière les stigmates greffés sur le « moi » porteur de la parole politique et du peuple bamiléké qui définit désormais l’identité sociale et politique de celui-ci (Goffman, 1975). La préposition « suivant » indique qu’une première source aurait procédé à une « nomenclature ethnique », laquelle le rattache au moment de l’énonciation à l’ethnie Bamiléké. Il y a dans cette proposition un usage subtil de l’imputation qui permet à ce locuteur de négocier un positionnement non querellé qu’il introduit par le connecteur argumentatif « mais » dans la phrase suivante : « Mais je me suis toujours considéré comme Camerounais avant toute chose ».

Par imputation, Rabatel désigne une prise en charge « à responsabilité limitée, parce que construite par le locuteur premier, attribuée par lui à un locuteur/énonciateur second qui peut toujours alléguer qu’il n’est pas responsable d’un PDV que L1/E1 lui a imputé à tort » (2009, p. 74). Ce faisant, Kamto opte pour une certaine neutralité (Camerounais) quoiqu’il actionne le levier politique en rappelant, devant la plus haute instance habilitée à se prononcer sur le vainqueur de l’élection présidentielle au Cameroun, les discours de haine qui circulent dans les réseaux sociaux sur fond d’opposition Bamilékés vs Beti/Bulu : « Si pour être Bulu il faut passer un concours, dites-moi quel concours alors, je veux le passer pour devenir moi aussi Bulu ». Bien qu’il soit impossible d’examiner en profondeur les différentes opérations impliquées par cette plaidoirie connectée au tissu discursif haineux rendu visible sur internet, l’on peut néanmoins rappeler qu’elle a forcé l’instance gouvernante à regarder la haine tribale comme une entrave au vivre ensemble. Prenant la parole devant le même Conseil, Grégoire Owona, alors ministre du Travail, n’a pas manqué d’interroger le désir de Kamto d’opposer les Bulu aux Bamilékés : « Qu’est-ce que Bulu et Bamiléké viennent chercher ici ce soir? » Entre soupçons et retournements de soupçons, le moins qu’on puisse retenir c’est que cet épisode politique semble avoir contribué à l’escalade de la haine tribale en levant un pan de voile sur le tabou des tensions intercommunautaires. En tout état de cause, la loi no 2019/020 du 24 décembre 2019, adoptée à la suite de ces dérives, s’inscrit dans cette volonté politique de construire le vivre ensemble.

Pénalisation du discours haineux

À l’observation, le texte de droit, qui est l’un des principaux instruments de lutte contre le discours haineux, est produit à la suite d’une récurrence d’événements langagiers qui sont à l’origine d’une indignation individuelle et/ou collective. Les lois pénalisant le discours entendent alors consolider le vivre ensemble en jouant en amont sur la dissuasion et en opérant en aval par la punition. Cette dernière a une fonction réparatrice pour les victimes et dessine symboliquement de nouvelles frontières à la liberté d’expression. L’action politique a ainsi pour enjeu d’assurer dorénavant la veille policière sur les opinions publiques. Elle s’inscrit très souvent à la suite des dérapages marqués d’outrage, mais elle vient soit combler un vide juridique, soit se renouveler et s’adapter aux mutations sociales ainsi qu’à l’apparition de nouvelles formes de discours de haine, lesquelles peuvent être tributaires de l’utilisation de nouveaux médias. C’est une lecture qui s’infère dès l’intitulé de la loi no 2019/020 du 24 décembre 2019 – qualifiée de « loi sur le vivre ensemble » par certain·e·s observateurs et observatrices au regard de l’accroissement des dérives langagières menaçant le vivre ensemble au Cameroun – qui modifie et complète « CERTAINES DISPOSITIONS DE LA LOI NO 2016/007 DU 12 JUILLET PORTANT CODE PÉNAL ».

Le Code pénal du 12 juillet 2016, promulgué par la loi no 2016/007, entendait déjà punir la haine, qu’il a classée dans la catégorie des outrages dans son article 241. À cette date, il semble que la couleur de la peau et l’appartenance raciale étaient les principaux lieux d’expression de l’aversion pour autrui. Le rapport entre les communautés ne montrait aucune fissure apparente qui aurait nécessité que le législateur s’y penche pour éviter la rupture. En d’autres termes, il n’existait aucune menace visible au vivre ensemble ethnique et tribal. Du point de vue de la théorie de la communication, l’outrage – défini à l’article 152 du Code pénal comme étant « La diffamation, l’injure ou la menace faites soit par des gestes, ou cris proférés dans des lieux ouverts au public » – est ramené à un acte menaçant ou offensant appelé Face Threatening Act (FTA) selon la terminologie anglaise. Les FTAs peuvent être de nature verbale et/ou non verbale. Si la verbalisation de la haine apparaît comme le pivot du discours haineux, elle ne représente heureusement pas la condition sine qua non.

Tout le problème de la pénalisation du discours de haine réside dans sa capacité à restreindre le champ de la liberté d’expression, si chère à l’esprit et à la lettre même de la démocratie, au point où l’on vient à admettre que le discours politique ne peut s’épanouir que dans le cadre de cette liberté (Verpeaux, 2008, p. 237). La société et la classe politique peuvent s’accorder sur le constat d’une prolifération des contenus haineux, mais l’acte de légiférer devient un processus difficile dans lequel se télescopent divers intérêts (politique, économique, idéologique, etc.). On a pu l’observer en France avec la Loi Avia qui entendait s’attaquer à la cyberhaine. Malgré les réserves de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) en juillet 2019 sur les menaces à la liberté d’expression, le texte a été adopté à l’Assemblée nationale française le 13 mai 2020 pour finalement être retoqué le 18 juin 2020 pour les raisons déjà évoquées par le CNCDH.

Par ailleurs, les restrictions induites par les lois anti-haine réduisent les champs des possibles de la pensée, des sarcasmes et quolibets politiques puisqu’elles interdisent certaines allusions ou comparaisons à cause du passif historique du comparant. En l’absence d’un cadre législatif, ces interdits peuvent être implicites ou d’ordre moral et rappeler la nécessité de légiférer. C’est dans ce sillage que l’on peut inscrire le dérapage de Jean de Dieu Momo, homme politique camerounais qui explique que, de la même manière que l’« arrogance » juive aurait motivé l’holocauste, l’attitude de son groupe ethnique pourrait être à l’origine d’une guerre d’extermination :

On raconte qu’en Allemagne, il y avait un peuple qui était très riche, qui avait tous les leviers économiques, c’était n’est-ce pas les juifs et qu’ils étaient d’une arrogance. […] Ils étaient d’une arrogance telle que les Allemands se sentaient frustrés. Puis un jour est venu un certain Hilter qui a mis, n’est-ce pas ces populations-là dans les chambres à gaz (Jean de Dieu Momo, « Actualités Hebdo » du 03 février 2019, CRTV).

Le contexte post-électoral, marqué par les tensions évoquées en amont, a glissé à l’antisémitisme. La réaction de l’ambassade d’Israël à Yaoundé, par voie de communiqué à la suite de cette sortie médiatique, est à inscrire parmi les actions politiques antérieures au renforcement des mesures pénales sur les outrages.

La modification de l’article 241 du Code pénal, dans sa version du 24 décembre de 2019, vise la prise en compte, à l’alinéa (2), des « réseaux sociaux ou de tout autre moyen susceptible d’atteindre le public », en plus des médias traditionnels (presse, radio, télévision), comme moyen de diffusion de la haine. Tout en intégrant l’apparition du canal qui a largement été utilisé au Cameroun pour attiser cette dernière, elle trouve une formulation qui prend en compte les voies de communication non encore connues à ce jour. L’outrage à la tribu et à l’ethnie, désormais référencé à l’article 241-1 du Code pénal, est le véritable complément qui vient étayer les nouvelles formes d’expression de la haine ayant cours dans les réseaux sociaux. Le texte lève le voile sur l’ethnofascisme (Mono Ndjana, 1987) longtemps resté tabou alors même que les tensions ethniques, qui étaient déjà présentes du temps du nationalisme indépendantiste, ont été instrumentalisées au fil des luttes politiques. L’outrage aux tribus et aux ethnies conforte intrinsèquement la nécessité d’une expertise linguistique dans la mesure où l’article 241-1, dans son alinéa premier, entend condamner toute personne qui « tient des discours de haine et procède à des incitations à la violence ».

Perspectives pour une expertise linguistique

L’apport de la linguistique dans les procédures légales est une réalité depuis les années 70 dans les juridictions anglo-saxonnes. Par contre, en France comme dans de nombreux pays francophones, cette expertise n’est guère considérée bien qu’on enregistre de plus en plus des travaux qui rappellent avec force le lien entre le linguistique et le juridique (Chatillon, 2002; Fometeu et al., 2018; Lagorgette, 2010a). La langue des textes juridiques, les discours prononcés dans les procédures judiciaires et la participation des linguistes en tant que témoins expert·e·s sont les principaux champs de la forensic linguistics ou linguistique légale (Coulthard, 2010). En dépit des résultats obtenus dans ces différents domaines, les juridictions de droit romain, comme le souligne Dominique Lagorgette, privilégient la dimension testimoniale lorsqu’elles font appel aux linguistes pour se prononcer sur les éléments linguistiques d’un dossier judiciaire. Cette insuffisante prise en compte des compétences techniques développées en sciences du langage amène l’autrice à demander une révision de leur rôle dans les tribunaux afin qu’on puisse véritablement parler d’une expertise linguistique; ou tout au moins, des « ‘‘témoins ès qualité’’ (à savoir les témoins cités pour leurs compétences professionnelles et non pour leur connaissance personnelle du prévenu) » (Lagorgette, 2010b, p. 87).

Ainsi, s’il revient au juge d’appliquer la loi pour sanctionner le discours de haine, il faut bien reconnaître qu’il n’est pas forcément outillé pour analyser le matériau langagier à partir duquel il devra établir la culpabilité du présumé ou de la présumée coupable de l’un des comportements décrits et incriminés dans les articles 241 et 241-1 du Code pénal camerounais cités en amont. Parmi les expertises mobilisables, les sciences du langage devraient avoir voix au chapitre dans la mesure où ce sont les faits langagiers qui sont discutés. J’inscris ce plaidoyer dans une tendance peu affirmée d’un paradigme émergent de ce domaine. Quoique la défense des langues et des populations s’avère la principale préoccupation de l’approche linguistique du développement, il serait prudent de ne pas précocement l’y réduire au risque de limiter la notion de développement à des considérations strictement matérielles. Il est possible d’aller au-delà en incluant par exemple des concepts bien plus abstraits comme le sentiment d’une justice rendue qui procure le bien-être. L’application optimale de la règle de droit découle en partie d’une bonne connaissance des faits incriminés; et la connaissance, à suivre Métangmo-Tatou (2019, p. 21-22) qui emboîte le pas à Pottier, résulte elle-même d’une série d’interactions impliquant les niveaux expérientiel, conceptuel, linguistique et discursif.

L’imbrication des niveaux de connaissance peut révéler des structures complexes dans l’énonciation des contenus à l’apparence haineuse. À cet effet, l’on peut donc admettre l’existence de faux discours de haine puisque le sacro-saint principe de la liberté d’expression autorise potentiellement des écarts qui peuvent choquer sans toutefois relever du champ de la haine. La parole politique s’en abreuve régulièrement et les grandes gueules médiatiques se dessinent en jouant sur ce tableau. Dans la guerre qu’elle a livrée à la Loi Avia, Marine Le Pen propose un aperçu de l’opacité de la frontière qui sépare le discours politique du discours haineux : « Mme Laetitia Avia, si je vous appelle Mme Tartuffe, est-ce un contenu haineux ou une référence littéraire à votre hypocrisie, qui fait que vos actes sont souvent en désaccord avec vos discours? » (intervention de Marine Le Pen à l’Assemblée nationale le 13/05/2020).

L’exemple de Le Pen permet de dégager deux éléments structuraux du discours de haine : « acte menaçant » et « contexte ». On peut poser, pour chaque discours présumé haineux, qu’il y a présence (+) ou absence (–) d’un discours menaçant et/ou d’une intention de haine ou d’incitation à la haine. Les quatre combinaisons structurelles de base suivantes serviront alors de point de départ pour l’investigation :

(1) [+ FTA] et [Contexte + HAINE];

(2) [+ FTA] et [Contexte – HAINE];

(3) [– FTA] et [Contexte – HAINE];

(4) [– FTA] et [Contexte + HAINE].

Toutefois, la plasticité du langage autorise des jeux avec plus ou moins (±) la présence (de l’une) des deux structures, faisant ainsi passer le nombre de combinaisons structurelles de 4 à 9 :

(5) [+ FTA] et [Contexte ± HAINE];

(6) [– FTA] et [Contexte ± HAINE];

(7) [± FTA] et [Contexte + HAINE];

(8) [± FTA] et [Contexte – HAINE];

(9) [± FTA] et [Contexte ± HAINE].

Les cinq dernières combinaisons structurelles illustrent la complexité du discours de haine dans des contextes où l’outrage n’est pas totalement prohibé; les locuteurs et locutrices peuvent jouer de l’implicite pour entretenir le flou sur leurs intentions communicatives. L’analyse peut se situer au niveau linguistique, mais il faut toujours envisager la possibilité de convoquer les niveaux extralinguistique et épistémique. La perspective d’une expertise linguistique intègre ainsi des compétences encyclopédiques (Tourneux, 2015, p. 174) ou, tout au moins, une disposition à considérer les faits langagiers comme étant ouverts aux influences multiples (psychologiques, culturelles, politiques, didactiques, stratégiques…) et dont l’heuristique, à base linguistique, admet la pluridisciplinarité comme fondement. Elle pourrait faire éclore les représentations que l’énonciateur ou l’énonciatrice du discours haineux se fait de lui-même ou d’elle-même et de l’autre, celles qu’il ou elle pense que l’autre se fait de lui ou d’elle[8]. Une analyse énonciative appliquée aux faces mettrait aussi en relief les attributs faciaux attaqués, la modalisation et le mode des attaques : la face positive pour les atteintes à l’estime de soi et la face négative pour celles qui concernent les possessions territoriales et matérielles (voir la synthèse de Kerbrat-Orecchioni, 1992, p. 167-180). La face partagée, en ce qu’elle s’intéresse aux partenaires qui partagent certains attributs faciaux (Tio Babena, 2019), offrirait alors une meilleure lecture des effets de la haine sur les interdépendances sociales (individu et individu, individu et groupe, groupe et groupe…).

Pour des besoins d’exemplification, je ne reviendrai que sur les propos de Marine Le Pen pour souligner qu’ils correspondent à la structure (8). L’appellatif « Mme Tartuffe » est de type [± FTA], c’est-à-dire qu’il est un acte dont la charge offensante est neutralisée. La neutralisation s’opère ici par l’usage de la conjonction « si » qui rend hypothétique l’état décrit par le contenu propositionnel « être un contenu haineux » ou « être une référence littéraire à votre hypocrisie ». Toutefois, on lit de ces propos que la députée reconnaît que l’appellatif qu’elle prend en exemple est potentiellement menaçant, car il est possible, dans un autre contexte, qu’il vise la face positive de celui ou celle à qui il pourrait être adressé. Le contexte de type [Contexte – HAINE] participe ainsi à la désactivation de ce potentiel FTA. Vu que les dires de Le Pen sont produits en interaction, on ramènera la notion de contexte au cadre communicatif dont les principales composantes sont le site (l’hémicycle), le but (interpellation d’une députée sur la loi Avia) et les participantes (les députées Marine Le Pen et Laetitia Avia). Le contenu haineux présent dans l’appellatif « Mme Tartuffe », dans cette situation de communication, est en emploi hypothétique et ne saurait être considéré, par ricochet, comme un exemple de contenu illocutoire connotant la haine puisqu’il n’attaque pas la face positive de la députée Laetitia Avia.

Conclusion

Dans ce texte, je me suis proposé d’approcher le discours haineux en appréciant les pratiques communicatives dans leur rapport au texte de droit. La réflexion a démarré sur le constat que le vivre ensemble présuppose l’existence de potentielles menaces sur l’harmonie relative des entités sociologiques et idéologiques hétérogènes qui, malgré leurs différences, ont obligation de cohabiter. Le discours de haine figure, entre autres, parmi les causes de cette rupture. Son marquage dans l’espace public est tributaire de la liberté d’expression en ceci que le principe reprend avec force le fondement ontologique du dire dans la définition de l’être social. C’est un principe universalisant qui se particularise pourtant dans les modèles sociopolitiques de gestion de la cité. Il en découle, pour les exemples sommairement évoqués (le Cameroun et la France notamment), que la loi lui octroie un caractère pluriversel dans sa tentative d’encadrer la libre expression de la pensée; et donc, de la haine exprimée. J’ai ensuite fait un pont, pour prolonger la réflexion sur le terrain strictement linguistique, en convoquant la notion de discours. Il ressort que les contenus haineux s’abreuvent dans les représentations péjoratives de l’autre. En l’absence d’une loi, l’indignation peut motiver l’action politique et, par conséquent, la réponse juridique.

Les tensions relatives à l’élection présidentielle d’octobre 2018 au Cameroun ont servi de terrain d’observation aux effets praxiques du discours de haine sur le texte de droit. Cette étude de cas montre que la parole politique lève le tabou sur la haine, notamment lorsque celle-ci implique des communautés ethniques ou affecte directement le jeu politique. L’évocation de ce sujet sensible sur la place publique exige au sujet politique de négocier son positionnement. En tout état de cause, pour un homme ou une femme politique visés par le discours haineux, il semble facile d’imputer le mauvais rôle à un tiers s’il ou elle veut adopter la posture de rassembleur ou de rassembleuse. Si la pénalisation du discours de haine devient inéluctable dans la préservation du vivre ensemble, elle limite néanmoins le domaine de la liberté d’expression. La pensée critique tend alors à se confiner au risque de créer des malentendus sur des questions frappées d’interdits. Le texte de droit entend ainsi réguler la parole qui offense quoique le ou la juge ne dispose pas nécessairement de tous les outils d’appréciation. Les structures du discours haineux peuvent aller du simple au complexe. Les neuf combinaisons structurelles que j’ai dégagées convoquent ainsi un examen du spécialiste ou de la spécialiste du discours dont le but serait d’apporter un éclairage utile à la prise de décision judiciaire. Voilà, à mon sens, une perspective que la linguistique pour le développement devrait pleinement intégrer. Ce texte n’en a fourni que des prolégomènes sur un type spécifique de recherche dans ce paradigme, mais aussi pour des analyses futures qui ambitionneraient d’intégrer la totalité du matériau langagier (discours de haine, réactions de la société civile et des politiques, décisions de justice, etc.) produit autour de la question de la haine.

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  1. Par opposition à l’« universalité monologique impériale », la « pluriversalité décoloniale [ouvre] sur la possibilité d’une pensée-autre et d’un monde où entrent beaucoup de mondes » (Hurtado López, 2009, paragr. 25). Appliquée à l’analyse du discours, elle autorise ainsi des interprétations qui s’affranchissent du sens commun ou des thèses et cultures dominantes.
  2. Toujours disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=KWidRAQIAMk à la date du 15/08/2020.
  3. Bien qu’il existe des différences de connotation entre le mot « nigger » et l’équivalent français « nègre », selon le territoire et les circonstances d’énonciation, il faut néanmoins signaler que les deux termes pourraient traduire en contexte la haine ou le mépris de celui ou celle qui l’utilise.
  4. Voir https://www.rfi.fr/fr/amériques/20200117-brésil-secrétaire-culture-roberto-alvim-démissionne-discours-inspiré-goebbels
  5. Voir par exemple la une du numéro 22 de Le Bamiléké de février 1957 : « La chasse aux Bamilékés va-t-elle durer encore longtemps? »
  6. Le journal Jeune Afrique revient sur les faits : https://www.jeuneafrique.com/179484/politique/cameroun-quand-wikileaks-affole-les-m-dias/
  7. Le podcast « Gardiens de la paix » d’Ilham Maad (2020) revient sur le scandale d’une unité de police d’escorte à Rouen majoritairement formée des racistes, fascistes et suprémacistes blancs : https://www.arte.tv/fr/videos/098692-000-A/violences-et-racisme-la-police-francaise-pointee-du-doigt/
  8. Il s’agit de la schématisation au sens de Jean-Blaise Grize.

Pour citer cet article

Tio Babena, Gilbert Willy. 2021. Réflexions sur le discours haineux : la loi face à la praxis langagière. JEYNITAARE. Revue panafricaine de linguistique pour le développement, 1(1), en ligne. DOI : 10.46711/jeynitaare.2021.1.1.4

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https://dx.doi.org/10.46711/jeynitaare.2021.1.1.4

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