Discours médiatique et impact sur la construction du vivre ensemble au Cameroun. Regard panoramique de deux quotidiens : « Cameroon Tribune » et « Le Messager »

Anne-Clotilde KAMENI WENDEU

 

Introduction

La crise sécuritaire qui affecte les régions anglophones et le Cameroun tout entier a mis au-devant de la scène la question du vivre ensemble, fondement de la vie sociale dans toutes les Nations. Cette instabilité amène plusieurs chercheurs et chercheuses à réfléchir sur les voies et moyens pour faire revenir la paix et la stabilité dans ce pays. L’analyse du discours trouve dans les discours des médias, plus particulièrement ceux de la presse écrite, un terrain fertile pour apporter des pistes de résolutions qui relèvent en fait de la responsabilité de tous et toutes. En effet, sa pluridisciplinarité permet d’accorder de l’intérêt à tous types de discours : « l’analyse du discours constitue un phénomène qui n’est pas anodin : pour la première fois dans l’histoire, la totalité des énoncés d’une société appréhendée dans la multiplicité de leurs genres, est appelée à devenir objet d’étude » (Charaudeau et Maingueneau (2002, p. 45). Les discours médiatiques, par leur portée sociale, se donnent aussi pour vocation d’instruire, de sensibiliser son public. Pour cette raison, ils participent à la construction de l’opinion publique et à la nécessité des relations sociales plus apaisées. Aussi le corpus d’étude est-il constitué d’articles de presse écrite de deux quotidiens (Cameroon Tribune et Le Messager) dont on sait que les lignes éditoriales sont opposées. En effet, Cameroon Tribune se singularise par sa détermination à accompagner la politique gouvernementale tandis que Le Messager se démarque par ses prises de positions toujours critiques à l’endroit du gouvernement. Il est donc question de montrer comment, à travers les différents outils de l’analyse du discours, les deux quotidiens construisent discursivement le vivre ensemble. D’autant plus qu’on sait avec Charaudeau que « l’information est essentiellement affaire de langage et le langage n’est pas transparent au monde, il présente sa propre opacité à travers laquelle se construit une vision, un sens particulier au monde » (2011, p. 12). C’est dire que les médias construisent une vision parcellaire de l’espace public et l’imposent au public.

Toute information dépend donc d’une ligne éditoriale qui prédéfinit l’orientation idéologique d’un journal. Dans le cadre de ce travail, la période choisie est celle relative à la crise anglophone qui frappe le Cameroun depuis 2016. Cette période se matérialise dans la presse par des référents qui convergent vers le vivre ensemble. Cette notion, devenue un sujet important dans notre pays, va faire l’objet d’une construction discursive singulière dans les deux quotidiens en ce sens qu’ils proposent des discours qui laissent entrevoir leurs orientations idéologiques. Dans l’optique d’étudier la circulation et la formulation des mots d’un média à l’autre, nous proposons, à partir d’une vingtaine de numéros parus entre 2016 et 2019, de décrypter toutes les stratégies discursives qui favorisent l’apaisement et le rétablissement de la paix. L’analyse s’attellera tout d’abord à l’étude de la titraille avant de se focaliser sur les mécanismes langagiers, qui seront dégagés au travers de quelques genres d’opinions.

L’expression « vivre ensemble » qui fait florès dans les médias ces jours rend compte de la complexité des relations humaines et par le même fait met en exergue la volonté des uns et des autres de rétablir un climat social plus apaisé. King ne disait-il pas que « nous devons apprendre à vivre comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots » (1968, paragr. 11)[1]. L’analyse du discours apparaît comme une des démarches pouvant conduire à cette cohésion sociale. En effet, ce champ méthodologique multidisciplinaire étudie le contexte et le contenu des discours. Elle emprunte de nombreux concepts aux champs de la sociologie, de la philosophie, de la psychologie, de l’informatique, des sciences de la communication, de la linguistique, de la pragmatique, de la statistique textuelle et de l’histoire. Elle s’intéresse donc au discours, aux différentes unités qui le composent. Les approches en analyse du discours sont diverses, mais elles reposent sur un même principe selon lequel « les énoncés ne se présentent pas comme des phrases ou des suites de phrases, mais comme des textes » (Grawitz, 1990, p. 345). Cela implique qu’on le considère comme un ensemble « qu’il faut étudier comme tel en le rapportant aux conditions dans lesquelles il est produit » (ibid.).

Selon Benveniste le discours est « toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre de quelque manière » (1966, p. 242). Le discours est par ailleurs tributaire de trois autres concepts clés que sont le texte, le contexte et l’intention qui sont déterminants en analyse du discours. Le contexte par exemple renvoie à la situation concrète dans laquelle le discours est produit. Celui qui nous intéresse se rapporte à la situation de crise sécuritaire ambiante au Cameroun. Elle a fait naître une pléthore de discours allant dans le sens de l’apaisement ou du vivre ensemble. Ainsi, les discours issus de Cameroon Tribune (CT) et de Le Message (LM), qui font l’objet de la présente étude, sont situés dans ce cadre spatiotemporel.

L’inscription des procédés discursifs du concept de « vivre ensemble » dans la titraille de CT et LM

Ensemble constitué du surtitre, du titre et du sous-titre, la titraille constitue le lieu par excellence où les manifestations du vivre ensemble sont visibles. En effet, c’est elle qui donne aux lecteurs et lectrices l’essentiel de l’information contenue dans les articles : « c’est aussi par la lecture du titre que le lecteur entre dans une information. Il est écrit pour être lu rapidement, pour attirer l’attention, pour motiver la lecture de l’article » (Claude Jamet et Anne-Marie Jannet, 1999, p. 105). Dans cette logique commencer l’étude d’un texte par son titre contribuerait à une compréhension efficace du texte. Nous proposons donc de relever les éléments constitutifs de ces titres, de commenter leurs dimensions structurales et fonctionnelles à l’effet de dégager les stratégies de constructions du vivre-ensemble, ainsi que l’impact qu’il pourrait avoir sur le lecteur ou la lectrice.

Structure du titre dans CT et LM

La titraille apparaît sous des formes diverses dans CT. Nous envisageons ici d’analyser quelques titres de la une. Njoh Komé estime que « le texte journalistique est un multitexte constitué d’une mosaïque d’informations et la page une illustre cette diversité » (2009, p. 12). Il distingue, d’une part, le péritexte du journal qui est composé des dénominations, des indicateurs du genre ou de rubrique; et d’autre part, le péritexte de l’article qui est constitué des unités verbales (surtitre, titre, sous-titre), les unités verbo-iconiques et les unités iconiques (Njoh Komé, 2009, p. 12). Nous nous appesantirons sur les unités verbales, car le surtitre, le titre et le sous-titre donnent aux lecteurs la quintessence du message. Ainsi, la titraille CT se décompose comme suit : une séquence cadrative, une séquence informative et une séquence explicative. Voici quelques exemples :

(1) Régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest [séquence cadrative]

Retour à la normale [séquence informative]

Mouvements de personnes, activités commerciales intenses, lieux publics ouverts… Tel est le visage qu’offrent depuis hier les différentes localités de ces deux régions après la fin des mesures de restriction des mouvements décidées la semaine dernière par les gouverneurs [séquence explicative] (CT du 04/10/17);

(2) Régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest [séquence cadrative]

La paix retrouvée, un acquis à consolider [séquence informative]

Depuis cinq jours, la vie a repris son cours normal dans ces deux régions après l’échec de la sécession annoncée par les séparatistes pour le 1er octobre dernier. Il importe donc aujourd’hui de maintenir cette sérénité propice au dialogue [séquence explicative] (CT du 06/10/17);

(3) Présence des forces de défense dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest [séquence cadrative]

Indispensable [séquence informative]

Suggérée par les promoteurs et promotrices du projet de la Conférence générale anglophone, l’hypothèse du départ des forces de défense et de sécurité du Nord-Ouest et du Sud-Ouest apparaît irréalisable dans un contexte de préservation de l’intégrité territoriale du Cameroun [séquence explicative] (CT du 01/08/18);

(4) Sud-Ouest [séquence cadrative]

Des maisons incendiées [séquence informative]

Les populations incriminent l’armée, la haute hiérarchie militaire s’en défend et accuse les assaillants [séquence explicative] (LM du 21/09/17);

(5) Bamenda [séquence cadrative]

Un chef d’établissement et sept élèves enlevés [séquence informative]

Derrick Ndue, le principal de la Presbyterian school science and technology de Bafut et les élèves sont les otages des assaillants non encore identifiés depuis hier. [Séquence explicative] (LM du 04/09/18).

Les séquences cadratives dans les cas (1), (2), (3) et (4) situent d’emblée l’espace, le lieu de l’évènement du titre. Il s’agit bien des régions du Nord-Ouest et du Sud-Est du Cameroun, les deux principales régions affectées par la crise. Cependant, nous constatons qu’en (5) LM est plus explicite, car la dénomination propre « Bamenda » indique que c’est précisément le chef-lieu de la région du Nord-Ouest qui est visé. CT et LM dans ces séquences cadratives attirent l’attention sur un événement particulier qui sera dévoilé dans le titre principal. Celui-ci renvoie à la séquence informative qui est « la structure focus du discours, celle qui porte l’information » (Njoh Komé, 2009, p. 64). Dans les exemples (1), (2), (3) de CT, on observe déjà les prémices d’un retour à la paix. D’ailleurs, les séquences informatives (2) et (3) qui sont constituées pour l’un, d’un groupe nominal « Retour à la normale » (CT du 04 /10/17), et pour l’autre, d’une phrase averbale juxtaposée : « La paix retrouvée, un acquis à consolider » (CT du 06/10/17). Le premier segment (la paix retrouvée) met en perspective le participe « retrouvée ». L’adjonction du préfixe « re- » au radical « -trouv- », marque du retour à l’état antérieur, présuppose que la paix menacée il y a quelque temps règne à nouveau dans les deux régions. Bien plus, ce changement annoncé est considéré comme un « un acquis », c’est-à-dire quelque chose que l’on possède; cette possession marquerait ainsi une victoire, celle de la paix, de même qu’elle mettrait un terme à la situation d’insécurité. Mais si la paix acquise est proclamée, le journal tient à nuancer cette proclamation en la caractérisant : c’est bien « un acquis à consolider » et non pas un acquis consolidé. Acquis à consolider prend alors la structure d’une collocation[2] avec une base nominale (un acquis) et un collocatif (à consolider). On peut donc comprendre que le vivre ensemble est une construction et une quête permanente.

La dernière séquence explicative vient alors confirmer cette thèse annoncée précédemment en donnant aux lecteurs et lectrices des illustrations. Ainsi CT parle-t-il de la sérénité retrouvée à travers l’énumération : « Mouvements de personnes, activités commerciales intenses, lieux publics ouverts » (CT du 04/10/17). Le présent de l’indicatif de « offrent » donne un caractère réel à ce tableau optimiste de la situation.

En revanche, les titres principaux de LM contrastent avec cette sérénité retrouvée et décrite par CT. Même si les séquences cadratives localisent l’espace de l’événement, les destructions annoncées dans la séquence informative sont plus explicitées dans la séquence explicative. LM estime que le retour à la paix est encore incertain. On repère très vite, dans les cas (4), (5), le recourt au champ lexical de la guerre : « armée », « militaire », « assaillants » (LM du 21/09/17), « Derrick Ndue, Le principal … », « élèves enlevés », « otages » (LM du 04/09/18). L’indicatif présent dans « incriminent » et « accuse » tend à attribuer un caractère véridique aux propos.

Tout porte à croire que les séquences cadratives, informatives et explicatives dans CT et dans LM ont une fonction captivante. Même si elles annoncent des événements heureux ou malheureux, c’est dans le but d’attirer l’attention sur la nécessité de mettre fin à cette situation. Elles participent de la volonté de faire accepter à tous les lecteurs et à toutes les lectrices l’éventualité d’un retour à la paix, condition du vivre ensemble. C’est dans cette logique qu’il faut comprendre la fonction socialisatrice des médias dont parlent contenue dans Claude Jamet et Anne-Marie Jannet : « L’information est un lieu social et, de ce fait, tend à construire l’espace social par l’intermédiaire du savoir qu’elle partage avec le lecteur et le téléspectateur » (1999, p. 183).

Une structure antinomique des titres pour une même cause

Nous focalisons notre attention principalement sur les surtitres et les titres. Ces derniers permettent d’avoir rapidement accès à l’information principale.

Le cas de CT

Ces titres se présentent comme suit :

(6) Régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest

Retour à la normale (CT du 04/10/17);

(7) Régions du Nord-Ouest et Sud-Ouest

La paix retrouvée, un acquis à consolider (CT du 06/10/17);

(8) Présence des forces de défense dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest

Indispensable (CT du 01/08/18).

Dans CT les surtitres et les titres principaux se présentent sous la forme de groupes nominaux. On peut noter que ces groupes nominaux sont reliés par la conjonction de coordination « et » : « Régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest (CT du 04/10/17) » ; « Présence des forces de défense dans le Nord-Ouest et le Sud-Est (CT du 01/08/18) » ; « Nord-Ouest et Sud-Ouest (CT du 16/10/19) ».

Rappelons que selon Grevisse « La conjonction est un mot invariable qui sert à joindre et à mettre en rapport, soit deux propositions, soit deux mots de même fonction dans une proposition » (1969, p. 989). La conjonction « et » dans ces exemples relie majoritairement deux groupes de mots, les groupes nominaux « Nord-Ouest/Sud-Ouest » qui désignent les deux régions du Cameroun affectées par la crise. On y note une absence de verbes conjugués et de déterminants. Cette construction permet de rendre l’énoncé bref, et focaliser ainsi l’attention du lectorat uniquement sur ces deux régions. La conjonction « et » relie deux entités qui jadis passaient inaperçues, mais sont aujourd’hui liées parce qu’elles partagent une même réalité, celle de la crise anglophone.

En effet, la paix comme nous l’avons signalé plus haut est l’élément clé dans la matérialisation du vivre ensemble. On note dans CT des groupes nominaux composés de sèmes majoritairement positifs : « retour à la Normale » (CT du 04/10/17), « la paix retrouvée », « acquis à consolider » (CT du 06/10/17), « indispensable » (CT du 01/08/18), « affluence grandissante » (CT du 04/10/19), « l’appel des Nations Unies » (CT du 05/09/19). La plupart de ces groupes nominaux présentent deux types de structure : [Nom Nom] dans les cas (1) et (8), [Nom Adjectif] dans les cas (2) et (7). On note un apaisement après une période trouble dans (1) « Retour à la normale ». Cette expression figée, en même temps qu’elle signale un changement, elle renvoie le lectorat à la période d’avant la crise où il faisait bon vivre dans cette partie du pays. On perçoit par là la volonté du quotidien de donner au lectorat des informations qui visent à tranquilliser, à apaiser et cultiver dans les esprits l’idée selon laquelle le vivre ensemble sera à nouveau possible.

Ceci est d’autant plus vrai que ce combat pour la paix et le retour de la stabilité dans ces deux régions sont soutenus par les États-Unis qui jouent le rôle d’arbitre dans cette crise. Le titre (8) (L’appel des Nations Unies) marque l’intervention des Nations Unies, référent qui renvoie à une notoriété connue du lectorat. Moirand précise qu’« il s’agit en effet de mots porteurs des savoirs qu’ils ont acquis au fil des discours qu’ils ont traversés, de mots “habités” au sens de Bakhtine » (2007, p. 135). Autrement dit, la mention de « Nations Unies » évoque, dans la mémoire collective du lectorat, le rôle que cette organisation a toujours joué dans la résolution des conflits dans le monde en général. La désignation détournée de cet organisme montre la gravité du problème et la nécessité d’y remédier. Reste à voir à présent comment se manifeste le vivre ensemble dans les titres de LM.

Le cas de LM

Les surtitres et les titres principaux apparaissent sous la forme

  • de groupes nominaux : nom adjectif et nom nom

 (9) SudOuest

Des maisons incendiées (LM du 21/10/17)

(10) Crise anglophone

 Le temps des assassins (LM du 12/12/16)

  • des phrases averbales avec absence de la copule

(11) Bamenda

Un chef d’établissement et sept élèves enlevés (LM du 04/09/18)

(12) Le convoi de Lélé Lafrique attaqué (LM du 04/09/19)

  • phrase verbale : sujet verbe

(13) Émeutes de Bamenda

Le bilan s’alourdit (LM du 12/12/16).

D’entrée de jeu, ces titres présentent un contexte situationnel où le vivre ensemble est très perturbé. Cette perturbation prend corps à travers le réseau isotopique de la guerre : des élèves enlevé·e·s, un convoi attaqué, des émeutes. En effet, l’exemple (10) souligne particulièrement cette scénographie macabre. Le titre met en avant, de façon sobre, un énoncé plutôt de type collocation qui frappe par sa binarité : [le temps/des assassins]. Le défini « le » revêt ici une valeur particularisante dans la mesure où le collocatif « des assassins » particularise le contexte. On trouve des constructions comparables en langue : le temps des escrocs, le temps des bonnes affaires, le temps des opportunités, etc. LM lève ainsi un pan de voile sur le climat délétère qui prévaut dans ces deux régions et qui ne peut nullement favoriser le vivre ensemble.

LM s’attarde par ailleurs sur le bilan matériel de cette crise. Le titre principal (9) (des maisons incendiées) évoque des dommages déplorables. Les destructions matérielles concernent les habitations, des lieux ayant une portée sociologique et psychologique importante dans toutes les cultures. La question porte donc une dose d’émotion considérable. Amossy souligne à ce propos qu’il « apparaît clairement que l’émotion s’inscrit dans un savoir de croyance qui déclenche un certain type de réaction face à une représentation socialement et moralement prégnante » (2000, p. 172). Dans les traditions africaines, un homme bien accompli est celui qui se démarque par capacité à bâtir un logement, un abri pour sa famille. Lorsque cet abri se trouve, pour une raison ou pour une autre, emporté par les flammes, le choc émotionnel est ressenti et partagé par tout son entourage. Ainsi, maisons et incendiées dans ce titre portent des pathèmes qui peuvent mener à une conclusion affective : la pitié et l’effroi. L’évocation en titre des maisons détruites provoque chez le lectorat l’image d’une guerre atroce, sans merci qui dépossède les citoyen·ne·s de leurs biens. Cette sensation de frayeur est croissante puisque le titre (13) (le bilan s’alourdit) semble donner une vision hyperbolique du surtitre : « Émeutes de Bamenda ». Ce titre phrase captive par sa simplicité et sa brièveté (sujet verbe) et traduit la volonté d’aller à l’essentiel en concentrant l’attention sur le verbe « s’alourdit », point de chute de la lecture.

Les titres à la une de CT et LM révèlent une qualification différentielle de la construction du vivre ensemble à travers leur titraille. L’analyse de cet ensemble textuel indique que le vivre ensemble doit passer essentiellement par le rétablissement de la paix dans les deux régions. Ce qui explique la prédominance, dans les titres de CT, des sèmes mélioratifs connotant un retour progressif de la paix d’une part; et des sèmes péjoratifs matérialisant la persistance de la crise dans les titres du quotidien LM d’autre part. Le vivre ensemble s’inscrit à la fois explicitement et implicitement dans la titraille de ces deux quotidiens. On peut y lire, en filigrane, la volonté de diffuser, de manière tacite, la notion de « vivre ensemble » au sein de l’opinion commune : « Là où une opinion exerce une influence sur l’“action”; le devoir d’informer impose au journaliste le rôle d’“influenceur” et la pratique d’un type d’objectivité nécessairement particulier puisque la rationalité et le parti pris discursif y coexistent inéluctablement » (Perelman, cité par Koren, 1996, p. 126). Comment cette volonté d’établir le vivre ensemble est construite dans les genres rédactionnels, plus précisément dans les genres d’opinions?

Les stratégies discursives liées au vivre ensemble dans CT et dans LM

Il est question d’analyser la façon dont les deux quotidiens traitent discursivement les thèmes liés à la crise anglophone afin de construire le vivre ensemble.

La doxa ou le pouvoir de l’opinion commune

Un moyen discursif de la construction du vivre ensemble est le recours à « la doxa ou le pouvoir de l’opinion commune » (Amossy, 2000, p. 90). CT emprunte aux arguments de communauté, en d’autres termes à la sagesse collective, pour construire le vivre ensemble. Ceux-ci renferment les proverbes, les formules et les maximes. Ces types d’énoncés ont la particularité de faire entendre, en plus de la voix du journaliste, celle « de la sagesse des nations à laquelle on attribue la responsabilité de l’énoncé » (Maingueneau, 2002, p. 148).

Les proverbes

Les proverbes font partie de ce type d’énoncés qui sont construits sur l’opinion commune : « Le proverbe se définit par son indexation à une sagesse populaire et par sa forme figée. Il apparaît nécessairement comme une citation et permet au locuteur qui fait appel à lui de se donner la garantie d’un savoir collectif emmagasiné dans un répertoire culturel » (Amossy, 2000, p. 109). Voici deux extraits :

(14) Il faut préférer une injuste paix, à une juste guerre. (CT du 08/10/19);

(15) Attention à ce que vous demandez car vous pourriez bien l’obtenir! (CT du 11/09/19).

Ce proverbe constitue « la chute », c’est-à-dire la dernière phrase de l’article qui sert à marquer la fin du texte. Pour soutenir l’argument selon lequel il est urgent de mettre un terme à la crise anglophone et de réenchanter le vivre ensemble, le journal a recours à des proverbes. Pour Maingueneau, « Dire un proverbe […] c’est faire entendre à travers sa propre voix une autre voix, celle de la “Sagesse des nations”, à laquelle on attribue la responsabilité de l’énoncé » (2000, p. 147-148). Une manière d’impliquer le lectorat, donc les Camerounais·es dans l’énoncé du moment où ceux-ci et celles-ci sont membres de la communauté. Cette phrase injonctive qui débute par l’auxiliaire modal (Il faut), suivi de l’infinitif (préférer), traduit la recommandation que Marie Claire Nnana, autrice du texte, veut impulser aux Camerounais·es. Cette recommandation se résume dans une séquence de mots juxtaposés qui s’opposent (une injuste paix, à une juste guerre). Tout l’énoncé est centré sur ces quatre termes antinomiques : « injuste paix »/« juste guerre »; un véritable parallélisme qui traduit la complexité de la situation dans laquelle se retrouvent les Camerounais·es. D’après l’autrice, les raisons avancées pour justifier la crise anglophone seraient pertinentes; d’où l’oxymore « la juste guerre ». Mais les conséquences de cette « juste guerre » sont sans appel : « crimes de sang dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, l’exode des populations […] haine, tribalisme et appel à la rébellion » (CT du 08/10/19). Le vivre ensemble s’avère une utopie dans un tel contexte. Face à ce dilemme, la journaliste, à travers l’auxiliaire modal et l’infinitif (il faut préférer), invite à choisir « une injuste paix ». Cette alliance de mots laisse sous-entendre que la paix, la sérénité, la cohésion sociale, bref le vivre ensemble n’a pas de prix et que tous les Camerounais et toutes les Camerounaises devraient soutenir impérativement la paix.

Cette aspiration à un retour à la sérénité se manifeste dans le grand dialogue initié par le président de la République; cela mettrait ainsi fin au préjugé qui veut que « le pouvoir [soit] hostile au dialogue et aurait fait le choix d’une solution militaire plutôt que politique » (CT du 11/09/19). Ce dernier énoncé met exergue des termes dévalorisant l’éthos du gouvernement (hostile au dialogue, choix militaire) qui exhibe l’esprit belliqueux du pouvoir en place. Amossy estime justement que les préjugés font partie des lieux communs comme les stéréotypes en ce sens qu’il « est affecté d’un fort coefficient de péjoration : il manifeste la pensée grégaire qui dévalue la doxa aux yeux des contemporains » (2000, p. 110). L’éditorialiste s’inscrit en faux contre cette idée préconçue et brandit le proverbe (15) comme une riposte. Ce proverbe se subdivise en deux segments coordonnés. De prime à bord le terme (attention) placé en début de phrase retient la curiosité. C’est une interpellation à l’adresse des Camerounais·es sceptiques qui ne croyaient pas au dialogue national. En effet, après moult appels au dialogue, les Camerounais·es obtiennent gain de cause. Le second segment du proverbe est introduit par la conjonction de coordination : « car vous pourriez bien l’obtenir ». Ce segment vient justifier la première énonciation. Pour Amossy, l’emploi de « car » « suppose deux actes d’énonciations successifs, une première énonciation qui pose P, puis une seconde qui la justifie en disant Q » (2000, p. 161). Il s’agit donc de justifier la première énonciation et faire croire aux Camerounais·es que tout est encore possible puisque le dialogue tant attendu finit par être concédé. Comment LM construit discursivement le vivre ensemble?

Les qualifications axiologiques

On peut compter ici certains axiologiques qui traduisent la dénégation du grand dialogue par LM depuis sa genèse. Dans sa chronique du 19 septembre 2019, Alain Njipou fait remarquer que le chef du gouvernement, médiateur désigné par le président de la République pour mener le grand dialogue national, n’est pas une personnalité neutre. Pour le chroniqueur, « le PM [premier ministre] est un thuriféraire du régime, membre du comité central du parti au pouvoir ». L’emploi de l’axiologique « thuriféraire » caractérise péjorativement le PM pour remettre ainsi en question son impartialité. LM considère qu’il ne serait pas la personne indiquée pour conduire le dialogue national du fait de ses accointances avec le régime en place. Cette thèse est soutenue à travers cette formule ironique : « qu’il sert et continue de servir ». C’est donc une manière de rappeler le dévouement inébranlable de cet homme politique envers le parti au pouvoir.

Le thème du vivre ensemble affleure également au travers du discours de discrédit du gouvernement en place. Dans l’extrait du LM suivant, le journaliste souligne son mécontentement vis-à-vis du choix du médiateur.

(16) la médiation de ce banquet national porte l’estampille de Dion Ngute. Un médiateur plutôt dépendant. Pratiquement aux mains liées. Sous les fourches caudines d’un pouvoir vieillot vacillant qui ne cède pas le gouvernail pour une retraite méritée… (LM du 09/ 09/19).

Dans cet énoncé, le dialogue national est substitué par « banquet national », métaphore qui matérialise l’idée que LM se fait du grand dialogue, c’est-à-dire un grand festin organisé par le gouvernement et auquel les membres du gouvernement et du parti au pouvoir sont convié·e·s. Les axiologiques telles que « médiateurs indépendants », « mains liées », « fourches caudines », « pouvoir vacillant » renchérissent la thèse d’une liaison coupable entre l’homme d’État Dion Ngute et le pouvoir. Ces termes dysphoriques dénoncent la connivence entre les membres du parti au pouvoir et les organisateurs et organisatrices du dialogue. Le grand dialogue serait par conséquent un échec parce que le pouvoir en place veut faire main basse sur son organisation.

LM s’implique davantage en proposant une piste de solution.

(17) Nous pensons qu’un recadrage est impératif si on veut vraiment aller au dialogue. Qui en dehors de nos compatriotes sont-ils qualifiés pour exposer les frustrations et le mal être des populations du Noso, toutes choses à l’origine du climat délétère qui prévaut dans ces zones…? (LM du 19/09/09).

Le pronom personnel « nous » et l’adjectif possessif « nos » témoignent de l’engagement du quotidien sur la question de la crise anglophone. Ce pronom désigne un sujet collectif dont le journaliste fait partie. Maingueneau se référant à Benveniste explique que « Le nous[3] en effet, n’est pas une collection de je, “c’est un je dilaté au-delà de la personne stricte, à la fois accru et de contours vagues” » (2000, p. 105). Dans le nous de LM, il y a une forte prédominance du je qui renvoie au journaliste (le nous de majesté) et le journal. L’adjectif possessif vient renforcer son appartenance à une collectivité à laquelle il se sent inclus (nos compatriotes) et dont il défend la cause. L’interrogation oratoire suivante est une interpellation du gouvernement : « Qui en dehors de nos compatriotes sont-ils qualifiés pour exposer les frustrations et le mal être des populations du NOSO […]? ». On peut penser que l’auteur de l’article tente de réorienter le dialogue national dans l’intérêt de la partie anglophone en particulier et l’ensemble des Camerounais·es en général.

D’un point de vue discursif, LM développe la question du vivre ensemble à travers une critique acerbe des actions de l’État, notamment celles qui sont liées à l’organisation du dialogue national. Sa liberté de ton est telle que le journal considère que le grand dialogue est une mascarade. On le voit à travers l’emploi des marques axiologiques péjoratives, mettant en arrière-plan les principales personnes concernées. La construction discursive de la crise dans les quotidiens emprunte des chemins diamétralement opposés. Mais à la croisée de ces chemins se dessine la volonté de réconcilier les Camerounais·es de réinventer, mieux de réenchanter le vivre ensemble afin qu’Anglophones et Francophones se réjouissent à partager à nouveau un destin commun. Chez CT comme chez LM, cette volonté est clairement destinée à émouvoir le pôle récepteur.

Le pathos dans la construction du vivre-ensemble dans CT et LM

Dans sa description des dispositifs médiatiques, Charaudeau (2011) distingue trois types de conditions constitutives de cette machine la machine médiatique présente trois lieux de condition de production : les conditions de production, les conditions d’interprétation et le lieu d’élaboration du discours médiatique. Les deux premières conditions correspondent respectivement aux instances énonciatrice et réceptrice. En nous intéressant à cette dernière, nous nous posons la question de savoir comment le vivre ensemble s’inscrit, sur le plan affectif, dans les deux quotidiens.

Le pathos est l’effet émotionnel qu’un locuteur ou une locutrice cherche à exercer sur l’allocutaire. Dans cette perspective, l’échange qui a lieu entre les sujets parlants a pour finalité de modifier leurs visions du monde. CT par exemple recourt à l’éthos pour toucher et sensibiliser le lectorat sur la nécessité de préserver le vivre ensemble.

L’éthos dans CT

Le quotidien CT construit discursivement l’émotion en attirant tout d’abord l’attention sur les actions du Président de la République. Il dresse alors un portrait moral qui stimule le lectorat à considérer sa posture paternaliste. Construire une image favorable du président constitue l’un des principaux ressorts de la stratégie de CT. Marie Claire Nnana affirme d’ailleurs que le président agit :

(18) comme un chef de famille à l’écoute, impitoyable envers les criminels, mais convaincu que seul le dialogue peut colmater les brèches et réparer les fractures (CT du 02/10/19).

La comparaison du président à un « chef de famille » est chargée d’émotions. Il porte en lui des pathèmes qui font appel à l’affect. On voit dans ce terme un rassembleur, une personne ouverte au dialogue et lorsqu’on y associe le sème pathémique « impitoyable », formule consacrée pour susciter la peur, on voit se dessiner subtilement l’image d’un chef qui souhaite le meilleur pour sa progéniture, mais qui sait aussi châtier quand il le faut. Les sentiments suscités à travers ces marqueurs sont le respect, l’admiration et la crainte qui peuvent amener les récepteurs et réceptrices à garder une image positive du président. Par cette tendance à donner une représentation favorable d’un fait ou d’une personnalité, l’instance médiatique, selon Charaudeau, se conforme à une contrainte, celle qui consiste à « faire ressentir des émotions à son public, à mobiliser son affect, afin de déclencher chez lui intérêt et passion pour l’information qui lui est transmise » (Charaudeau, 2011, p. 74). En effet, l’attente de la résolution de la crise anglophone a suscité suspens et spéculations, parfois fallacieuses, au sein de l’opinion publique. Ainsi, en redorant le blason du père de la nation, on fait en sorte que les Camerounais·es croient à nouveau à la bonne foi de celui-ci. Consolider son pouvoir de dirigeant crédible et proche de son peuple revient aussi à répondre aux attentes de ce peuple-là. CT dévoile cette marque d’attention du président soucieux du bien-être de ses populations par des actes concrets :

(19) Le chef de l’État a donc tranché : il faut conduire toute la famille sous l’arbre à palabre et exorciser les démons de la division. Ouvrir les plaies béantes, pour mieux les cautériser. Écouter les victimes, les bourreaux et toutes les âmes de bonne volonté, afin de trouver un consensus et sauvegarder l’avenir commun (CT du 02/10/19).

L’évocation de l’arbre à palabre dans cet extrait, par analogie au grand dialogue national, permet de consolider la figure paternelle du président. Ce rapprochement procède d’une volonté d’atteindre l’affect du lectorat : « L’analogie est un puissant instrument de construction de l’émotion. Elle permet de transférer l’émotion associée à un événement pour lequel la tonalité émotionnelle est stabilisée à d’autres événements en cours d’évaluation émotionnelle » (Plantin, 2011, p. 177). En fait, l’arbre à palabre symbolise cet espace d’échanges auquel sont attaquées un certain nombre de représentations relatives aux sociétés africaines : assemblée de notables, assujettissement aux règles coutumières, profération de paroles sentencieuses, etc. Ainsi, la notion de « palabre », combinée à celle de « chef de famille », situe résolument le lectorat dans cette quête d’instauration d’une figure patriarcale et africaine qu’incarnerait le président. La raison en est compréhensible : la parole d’un père, par surcroît un chef, n’est pas sujette à contestation dans un tel cadre spatiotemporel. La figure d’autorité est ainsi convoquée afin d’amener les protagonistes de faire cesser le conflit. Cette cessation est alors conçue comme une sorte de transformation cathartique, une conjuration puisqu’il faut « exorciser les démons de la division ». Le modus operandi est par ailleurs indiqué : « Écouter les victimes, les bourreaux et toutes les âmes de bonne volonté, afin de trouver un consensus et sauvegarder l’avenir commun ». Comme on peut le constater, autant au niveau des marqueurs discursifs qu’au niveau de la scène énonciative[4], tout ramène à une représentation idéalisée de l’Afrique, mystique et mystérieuse, patriarcale et autoritaire.

Le dialogue national est ainsi présenté comme l’événement qui permettra de réconcilier les Camerounais·es avec leur président. Les considérations de CT portées à son égard visent à anéantir parallèlement les préjugés véhiculés à son sujet. L’image du président est revalorisée par l’adjonction des citations des autorités religieuses. Le Souverain pontife, François 1er dans déclare « s’associer aux souffrances et aux espérances du peuple bien-aimé camerounais » (CT du 02/10/19). Le cardinal Tumi martèle son rejet de la violence au nom du fédéralisme (CT du 08/10/19). Ces personnalités connues donnent de la légitimité aux actions du président et le soutiennent dans le combat qui doit ramener la paix au Cameroun. En effet, mentionner les propos des autorités fonde la crédibilité du locuteur. Claude Jamet et Anne-Marie Jannet pensent que cette crédibilité confère au locuteur ou à la locutrice « une certaine autorité qui fait que s’il informe, ce qu’il dit peut être considéré comme digne de foi » (1999, p. 258). CT utilise les dires de ces autorités religieuses pour amener à soutenir le grand dialogue national et, en même temps, rehausser l’image du président qui, à travers ce dialogue, veut ramener de meilleurs rapports entre les communautés.

Si chez CT le vivre ensemble se construit de par la célébration de la personne et des actions du président de la République, LM s’appuie sur d’autres stratégies pour émouvoir son lectorat.

La dramatisation du discours dans LM : des données émouvantes

Sur le plan lexical, nous constatons que le vocabulaire de LM renvoie régulièrement à l’idée de la guerre. On le constate dans de nombreux articles, notamment dans les chroniques du 15/05/19, celle du 29/05/19, celle du 17/07/19 et celle du 28/10/19. Le terme « crise », employé comme synonyme de « guerre », entre dans une forme de mise en spectacle, c’est-à-dire un « ensemble d’opérations linguistiques par lesquelles le réel est représenté » (Détrie et al., 2017, p. 225). Crise est donc un marqueur qui actualise cette dramatisation en amplifiant ses effets. Charaudeau conçoit la dramatisation comme « un processus de stratégie discursive qui consiste à toucher l’affect du destinataire. » (2006, paragr. 31).

(20) Au commencement étaient les revendications corporatistes… (LM du 28/10/19);

(21) La crise prend une autre envergure. Au fur et à mesure que le temps passe elle ne fait que s’enliser. Les sécessionnistes sèment la terreur. Ils décident de casser, de piller, et d’interdire aux populations d’aller et venir librement. La situation devient au jour le jour incontrôlable… (LM du 28/10/19).

L’exemple (20) situe le lectorat par rapport l’historique des événements alors que l’extrait (21) leur fournit des éléments d’appréhension du climat qui règne dans les régions en indiquant à la fois les actants (les sécessionnistes, les populations) et les circonstants (une autre envergure, au fur et à mesure, la terreur, de casser, de piller, d’interdire). Ce sont autant de marqueurs discursifs qui dépeignent une atmosphère effroyable. La dysphorie atteint alors son comble lorsque LM compare cette crise à la guerre du Biafra du Nigéria voisin dans sa chronique du 15/05/19. Elle est d’ailleurs truffée d’indications chiffrées qui ont pour but d’authentifier et d’émouvoir en même temps sur la gravité de la situation : « 2 millions de morts », « 5millions de déplacés », « 3millions de réfugiés », « 4,3 millions de personnes ont besoin d’aide humanitaire ». Cette gradation chiffrée montre combien le Cameroun a déjà atteint des proportions.

(22) La guerre du Biafra a fait 2 millions de morts, près de 5 millions de déplacés, et plus de 3 millions de réfugiés! Pour rien! (LM du 15/05/19).

L’exclamation qui clôture cet extrait et qui est répétitive dans tout le texte (27 occurrences) révèle l’investissement affectif du journaliste dans son texte. Il marque ainsi sa déception, sa tristesse face à cette tragédie. L’émotion redouble d’ardeur lorsque le journaliste ajoute à la première une autre exclamation « Pour rien! ». Celle-ci revient comme un leitmotiv dans tout le texte : « La guerre ne sert à rien du tout! », « La guerre ne sert à rien! », « À quoi tout cela servira-t-il? À rien! ». Cette insistance permet au journaliste de sensibiliser le lectorat sur l’inutilité de cette crise et, par ricochet, sur la nécessité d’y mettre un terme. Cette nécessité devient impérative quand LM dévoile les conséquences de cette crise sur les enfants déplacé·e·s.

L’effet pathémique atteint son paroxysme lorsque LM, dans sa chronique du 29/05/19, nous fait vivre le quotidien des mineurs qui sont contraints de se livrer à des pratiques peu orthodoxes pour survivre. Dans « des dessous d’une sale guerre », Édouard Kingue s’attarde sur les maux tels que le banditisme et la prostitution qui se sont accrus dans les métropoles du fait de la crise.

Le journaliste relate ainsi les déboires de ces enfants qui s’abandonnent à la prostitution pour gagner leur pain quotidien. L’âge de ces enfants (entre 12 et 15 ans) ajoute une dose de mélancolie à cette narration dramatique. Le récit d’Édouard Kingué vise justement la sensibilité du lectorat en brodant sur un fait social tabou : la prostitution.

(23) Il arrive et très souvent que parmi ces exilées sexuelles, mères et filles travaillent ensemble; l’une l’autre ou partageant le même amant occasionnel. Entre mourir d’une infection au virus et mourir sous les bombes, le choix a été fait depuis (LM du 29/05/19).

On comprend dès lors que la misère a atteint son point culminant chez ces exilés qui sont toujours sous le joug de « l’épée de Damoclès » puisque, si on ne meurt pas de balles on risquerait plutôt mourir de faim. Voilà comment LM dénonce l’ignominie de cette crise en mettant en alerte nos émotions. À travers ces victimes chacun et chacune de nous peut reconnaître un proche ou une proche, un·e parent·e. LM veut ainsi cultiver chez le lectorat l’esprit de solidarité, voire d’altruisme et pousser à militer pour un retour une vie paisible entre les communautés du pays. Dans la même veine, LM du 10/07/19 célèbre le courage de celui-là qui a sacrifié sa vie pour rester auprès des siens dans cette rude épreuve. Il s’agit du Chairman[5] Ni John Fru Ndi valorisé par ces propos :

(24) Ni John est le seul leader politique à continuer de vivre dans la zone de guerre. Contre vents et marrées, seul au milieu d’une population orpheline dont près de la moitié se retrouve en déshérence ou en exil dans les autres régions du pays ou au Nigéria voisin. Fru Ndi est partout où malheur frappe, funérailles des victimes de la guerre, visites aux blessés dans les hôpitaux, lors des rixes entre éleveurs et cultivateurs, des problèmes dans les chefferies […] Tout cela dans un champ de ruine et de désolation (LM du 10/07/19).

LM glorifie ce héros de la crise qui est devenu un symbole du patriotisme. L’émotion est portée à son comble lorsqu’on lit son dévouement pour sa population. Les lecteurs et lectrices sont attendri·e·s par cette personnalité qui veille au grain et assiste les siens dans cette épreuve douloureuse. La série « funérailles des victimes de la guerre, visites aux blessés, lors des rixes entre éleveurs et cultivateurs, des problèmes dans les chefferies » marque la compassion débordante de cette élite, qui est présentée par LM, comme un symbole un modèle à suivre, surtout pour tous. La chute de cette chronique épidictique parachève cette célébration : « Dans cette posture, tout le monde a fui l’enfer sauf lui, le Chairman est devenu le dernier des Mohicans ». Ici, on peut établir un parallèle entre le traitement de l’information fait par les deux journaux : l’image valorisante du président de la République construite par CT contraste avec celle du Chairman dépeinte par LM. Ce procédé révèle que les deux organes de presse restent après tout fidèles à leurs idéologies incarnées dans leurs lignes éditoriales.

Conclusion

La lecture croisée de la construction discursive du vivre ensemble dans les quotidiens CT et LM amène à reconsidérer l’écriture d’engagement dans la presse camerounaise. La fabrique langagière du vivre ensemble dans les deux quotidiens s’opère suivant diverses stratégies divergentes, dans leur forme, mais convergentes sur l’essentiel : la nécessité de faire cesser la guerre dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. L’émotion s’invite dans ce cadre pour orienter le plus grand nombre vers le besoin de « reconstruire » le vivre ensemble au Cameroun. On voit ainsi se dessiner la logique symbolique qui amène chaque média à participer à la construction de l’opinion publique de son pays. Breton pense qu’« on associe souvent la manipulation avec les méthodes consistant à faire intervenir émotivement, affectivement sur la relation qui s’établit entre ceux qui veulent convaincre et le public » (1997, p. 84). Dans ces conditions, susciter la peur ou provoquer l’admiration relève de ce type de manipulation.

Références

Amossy, Ruth. 2000. L’argumentation dans le discours. Paris : Nathan.

Benveniste, Émile. 1966. Problèmes de linguistique générale tome 1. Paris : Gallimard.

Breton, Philippe. 1997. La Parole manipulée. Montréal : Boréal.

Charaudeau, Patrick et Maingueneau, Dominique. 2002. Dictionnaire d’analyse du discours. Paris : Seuil.

Charaudeau, Patrick. 2006. Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives. Semen, 22. En ligne : https://doi.org/10.4000/semen.2793

Charaudeau, Patrick. 2011. Les Médias de l’information. L’impossible transparence du discours. Bruxelles : De boeck.

Grawitz, Madeleine. 1990. Méthodes des sciences sociales. Paris : Dalloz.

Grevisse, Maurice. 1966. Le bon Usage. Bruxelles : De Boeck-Duculot.

Hausmann, Franz Josef et Blumenthal, Peter. 2006. Présentation : collocations, corpus, dictionnaires. Langue française, 150, 3-13.

Jamet, Claude et Jannet, Anne-Marie. 1999. Les Stratégies de l’information. Paris : L’Harmattan.

King, Martin Luther Junior. 1968. Remaining Awake Through a Great Revolution. Sermon prononcé au National Cathedral, Washington D. C. Transcription du texte en ligne : https://kinginstitute.stanford.edu/king-papers/publications/knock-midnight-inspiration-great-sermons-reverend-martin-luther-king-jr-10

Koren, Roselyne. 1996. Les Enjeux éthiques de l’écriture de presse et la mise en mots du terrorisme. Paris : L’Harmattan.

Maingueneau, Dominique. 2002. Analyser les textes de communication. Paris : Nathan.

Moirand, Sophie. 2007. Le Discours de la presse quotidienne. Observer, analyser, comprendre. Paris : PUF.

Njoh Komé, Ferdinand. 2009. Approche sociolinguistique des titres à la une des journaux francophones. Thèse de doctorat, Université de Rennes.

Plantin, Christian. 2011. Les bonnes Raisons des émotions. Principes et méthodes pour l’étude du discours émotionné. Berne : Peter Lang.



  1. Texte en anglais : « We must all learn to live together as brothers or we will all perish together as fools ». Sermon prononcé par King au National Cathedral (Washington D.C.), le 31 mars 1968. La transcription du texte original est disponible sur https://kinginstitute.stanford.edu/king-papers/publications/knock-midnight-inspiration-great-sermons-reverend-martin-luther-king-jr-10
  2. Les collocations sont des « cooccurrences lexicales restreintes » (Steinlin, 2003, p. 3), ou encore des combinaisons d’unités lexicales fonctionnant en paire. Voir également Hausmann et Blumenthal (2006).
  3. C’est l’auteur qui souligne.
  4. Voir Maingueneau, 2000.
  5. Terme anglais qui désigne le titre du président du parti d’opposition, le Social Democratic Front (SDF).

Pour citer cet article

Kameni Wendeu, Anne-Clotilde. 2021. Discours médiatique et impact sur la construction du vivre ensemble au Cameroun. Regard panoramique de deux quotidiens : « Cameroon Tribune » et « Le Messager ». JEYNITAARE. Revue panafricaine de linguistique pour le développement, 1(1), en ligne. DOI : 10.46711/jeynitaare.2021.1.1.3

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