Quelques aspects de l’interculturel dans « Cœur de femme d’Adamou Kantagba » et « Le Mal de peau » de Monique Ilboudo

Pierre NDUWAYO et H. Kader Aristide NIKIEMA

 

Introduction

Le monde contemporain vit au rythme des échanges, de la mondialisation, du dialogue et du transfert des éléments culturels. Cette mondialisation affecte les hommes, les cultures, les mœurs, les modes de vie, entre autres. Ce mouvement de transferts engendre de nouvelles identités qui transcendent celles dites individuelles ou nationales, ce qui entraîne l’émergence des identités hybrides, métisses, transnationales. Il remet en mal l’existence d’un État-nation qui suppose l’existence d’une communauté dotée d’une culture homogène. Dans cette optique, la notion de l’unicité culturelle a cédé la place aux concepts de multiculture, de transculture et d’interculture. Le dernier est celui qui nous intéresse par allusion à interculturel.

Le concept interculturel est composé du préfixe « –inter » qui signifie entre deux ou plusieurs éléments. Il « indique une mise en relation et une prise en considération des interactions entre des groupes, des individus, des identités » (Pretceille, 2017, p. 50). L’adjectif « culturel » renvoie à la culture et le mot interculturel « se situe par rapport à d’autres [mots] ayant le même préfixe – intersubjectivité, intercommunication, intertexte, interdiscours, interaction, international, etc. – et […] se comprend par rapport à des mots comme biculturel, bilingue ou multiculturel » (Semujanga, 1999, p. 8). Il caractérise une situation de rencontre et de dialogue entre les cultures.

Le constat de la mobilité, qui est à l’origine de la situation interculturelle, n’épargne pas la littérature qui, elle aussi, est un phénomène social et mondial d’un côté, et de l’autre, elle est un des moyens privilégiés pour exprimer la rencontre et le dialogue interculturels. Si actuellement, et de manière générale, toutes les littératures sont le lieu d’expression des situations interculturelles, le phénomène est plus manifeste chez les écrivains et écrivaines francophones. Cela tient au contexte dans lequel les littératures francophones sont nées. Elles ont émergé pendant la période coloniale et les premiers auteurs et autrices de la première génération, comme d’ailleurs ceux et celles de la deuxième, se servaient de la langue du colonisateur pour écrire. De cette situation, il en résulte que l’écrivain.e francophone se sert de la plume pour au moins « faire passer deux cultures dans le tamis » (Anoh, 2015, p. 54). C’est ainsi que cette écriture « favorise la cohabitation de cultures différentes et étrangères l’une à l’autre dans une intention d’universalité » (ibid.). Les écrivains et écrivaines de la période coloniale et postcoloniale sont des passeurs et passeuses de cultures. C’est en ce sens que ceux et celles de la période postcoloniale sont décrits comme « des nomades évoluant entre plusieurs pays, plusieurs langues et plusieurs cultures, et c’est sans complexe qu’ils s’installent dans l’hybride naguère vilipendé par l’auteur de L’Aventure ambiguë » (J. Chevrier, 2004, p. 100). En conséquence, ils sont transnationaux, interculturels ou transculturels. Dans une œuvre littéraire, l’interculturalité se manifeste par « la capacité d’un espace littéraire à accueillir les voix venues d’autres horizons » (Anoh, ibid., p. 49). Cette capacité d’accueil peut se lire au niveau thématique par le comportement des personnages romanesques d’un côté, et de l’autre, au niveau formel à travers les pratiques d’écriture. Ainsi, les romans d’Adamou Kantagba (Cœur de femme) et de Monique Ilboudo (Le Mal de peau) illustrent cette situation de rencontre et de cohabitation culturelles.

Cette analyse s’appuie sur l’interculturalité en littérature. Elle consiste à observer l’interaction des facteurs propres aux différentes cultures qui se trouvent en contact dans les productions des deux auteur-e-s, la mise en circulation et la lecture dans leurs textes. En d’autres termes, il s’agit d’examiner les raisons qui déterminent dans un pays donné le recours à tel ou tel aspect d’une culture étrangère, la manière dont les paradigmes culturels d’accueil informent ces emprunts, qui ne sont pas de pures et simples influences. Pour ce faire, nous nous intéresserons à la juxtaposition des signes culturels et à l’écriture du fragment.

Le dialogue des signes

Dans cette section, nous voulons montrer comment les romans laissent découvrir une cohabitation des signes culturels du pays d’origine des auteur-e-s et ceux d’autres pays. Ces romans affichent une nette volonté des auteur-e-s de remettre en cause « l’unicité des référents culturels et identitaires » (Chartier, 2002, p. 304) et sont le lieu d’expression de plusieurs cultures qui forment un ensemble hybride.

Dans un premier temps, Cœur de femme fait allusion à des lieux et des éléments hautement culturels et emblématiques appartenant à divers pays et n’autorise pas une lecture monoculturelle des identités mises en évidence. C’est le cas de l’ONU (Kantagba, 2014, p. 63), l’UNESCO (p. 89), l’OUA (p. 63) et le franc CFA (p. 43). Les trois premiers lieux sont de grandes institutions internationales regroupant plusieurs pays qui se respectent mutuellement dans leur diversité culturelle et identitaire. Elles sont le symbole de l’unité dans la différence et l’espace où l’échange et le dialogue interculturels s’expriment le mieux qu’ailleurs. L’on pourrait ajouter la Tour Eiffel (p. 81), la statue de la Liberté, des gravures rupestres de Kinno, non loin du village natal d’Angèle, des ruines de Nonki, de la mare aux caïmans sacrés (p. 89) qui sont également des espaces hautement symboliques d’un côté, et de l’autre, l’évocation des grandes villes et espaces divers, ce qui fait du roman un carrefour de cultures et de civilisations différentes. Il s’agit des villes et des pays comme Paris et ses aéroports (Roissy Charles de Gaulle et Bourget), Londres, Madrid, Rome (p. 38), New York (p. 81), Australie (p. 41), Guinée, Libéria (p. 85), etc.

Dans un second temps, une autre manifestation de la juxtaposition des signes culturels est l’alternance entre les espaces narratifs dans lesquels évoluent les personnages; tantôt dans leurs pays natals, tantôt en terres étrangères. C’est le cas de Boga, qui habite d’abord dans son village natal, puis part en ville pour les études de licence et de DEA à l’Université de Koira-Noma I. Après la soutenance de son mémoire de DEA, l’Université de Serenne 1 lui offre une bourse de doctorat et il s’embarque pour la France. Il y rencontre d’autres compatriotes qui y sont arrivés bien avant lui. Il s’agit entre autres « de Mademoiselle Angèle Kiz…, Amadou et Narcisse… et leur épouse Françoise et Geneviève » (p. 84). Pour Amadou et Narcisse, l’interculturalité ne s’exprime pas seulement dans le fait qu’ils évoluent en France alors qu’ils sont makyssois, mais également parce qu’ils ont épousé des Françaises et sont devenus « citoyens français depuis quelques années par la voie du mariage » (ibid., p. 85). Pour Boga et Angèle, l’auteur écrit qu’ils continuent de vivre les cultures de leur pays, ce qui fait d’eux des métis culturels. Parlant de Boga, il dit :

Quoique loin du pays, les enseignements du terroir résonnaient encore en Boga. Comment saurait-il les oublier? Ces proverbes, ces devises, ces devinettes appris au clair de lune à travers des veillées de contes autour d’un fagot de bois. Ces leçons avaient bercé son enfance, il se les rappellerait toute sa vie (Kantagba, 2014, p. 100).

Angèle, titulaire d’une licence en management culturel, prépare son master dans l’espoir de rentrer au pays natal pour valoriser la culture de son pays. Son ambition déborde le cadre national pour se situer à l’échelle mondiale, comme le laisse entendre le roman :

Ses nuits de Paris étaient remplies de Makysso. Elle revoyait en mémoire tous ces sites qu’il fallait valoriser, promouvoir en vue de leur inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Elle s’était déjà penchée sur la question et elle savait que le critère principal qu’exigeait cette structure des Nations unies était que les sites ou les monuments revêtent une importance capitale pour toute l’humanité. C’est-à-dire que la valeur immatérielle ou matérielle contenue dans ces sites est si importante qu’ils n’appartiennent plus à une communauté, à une ethnie, à un pays, mais au monde entier (Kantagba, 2014, p. 89).

L’interculturalité opère également dans la variation onomastique des personnages et dans le lexique religieux utilisé. Du côté des personnages, nous avons Boga, Solange, Junior, Mamouna, Seydou, Nouas, Baga, Angèle, Amadou, Narcisse, etc. qui sont des prénoms traduisant l’appartenance à diverses cultures. On peut déceler des prénoms renvoyant à la culture occidentale par l’allusion à la religion catholique (Angèle, Solange, Narcisse, Junior…) et d’autres qui renvoient à la culture africaine par leur consonance islamique (Amadou et Mamouna). De l’autre côté, nous avons le recours au lexique religieux traduisant également cette cohabitation entre les cultures. Il s’agit de : église Saint-Michel (p. 55), arbre de Noël (p. 55), groupe de chrétiens (p. 55), croix, gros crucifix (p. 55), sœur en christ (p.55), fidèles (p. 55), les voix du Seigneur (p. 58), Minaret (p. 59), muezzin (p. 59), etc. Ces personnages vivent en harmonie et s’influencent forcément culturellement.

Dans Le mal de peau également, on assiste à l’alternance des espaces narratifs dans lesquels évoluent certains personnages : Tinga, en Afrique de l’Ouest et la France. Un colonisateur blanc que les Tinganais appellent « Missé le Coumandon » (Monsieur le Commandant) quitte la France et s’installe comme colonisateur à Tinga. Il s’intègre dans la société jusqu’à ce qu’il ait, avec Sibila Madeleine, un enfant dénommé Cathy. Cet enfant, résultat du métissage entre un Français et une Tinganaise, part à son tour en France faire les études d’architecture.

On observe aussi l’interculturalité dans les prénoms des personnages. Dans le roman, il y a la prédominance des prénoms d’origine chrétienne, et par-delà, ils font allusion au monde occidental, tels que Jean-François, Béatrice, Colette, Auguste, Régis, Inès, José, Henri, Jean-Jack, Zacharie, Emmanuel, Laurent, Sébastien, Philomène, Sœur Marie Blanche, Sœur Marie Antoinette, etc. D’autres prénoms renvoient à la culture africaine. En effet, en dehors de Sibila Madeleine qui se trouve écartelée entre la culture africaine dont elle souffre de certains aspects et la culture chrétienne où l’on rechigne à lui accorder le baptême, l’on classe essentiellement les prénoms comme suit :

– ceux d’origine purement africaine ou africanisée : Sibiri, Ba’ Timbila, Tambi…

– ceux d’origine islamique : Moussa, Abdoul Séné…

L’écriture du fragment

« Fragment » est un nom dérivé d’un autre nom « fragmentation » et du verbe « fragmenter ». La fragmentation est l’action de morceler quelque chose. Le Dictionnaire du littéraire (2016 [2002], p. 307) montre que le fragment possède trois significations. D’après la première, il est ce qui reste d’un ouvrage ancien, résidu d’une totalité que les hasards de l’histoire nous ont fait parvenir. Ensuite, c’est un extrait tiré de manière volontaire, d’un livre, d’un discours. Enfin, le terme désigne un sous-genre littéraire, car il s’est développé très tôt une esthétique du fragment où celui-ci est considéré pour lui-même, sans référence à une organisation englobante. Avec cette dernière acception, le terme est devenu parfois le signe d’une certaine modernité. En ce sens, le fragment renferme quelque chose de discontinu, d’inachevé et de manque de clôture du texte. En conséquence, la fragmentation renvoie à ce que Joseph Paré (1997) appelle la démultiplication du récit dans son essai sur le roman africain francophone. Ce critique trouve cette pratique singulière :

Ce qui est singulier sur le plan de l’organisation de la narration, c’est que le récit (ou les récits) s’actualise (nt) à partir de diverses sources de telle sorte qu’on est confronté à une démultiplication des instances narratives. […]. La construction du récit se présente, avant tout, comme la négation des principes constitutifs de l’œuvre de fiction qui suppose entre autres aspects une diégèse, un récit bien organisé, des foyers narratifs bien structurés, etc. (Paré, 1997, p. 65).

Dans les lettres francophones, l’écriture du fragment est la résultante des mouvements migratoires qui ont fait éclater les frontières étatiques et modifié les modes de vie et les productions culturelles de l’époque contemporaine :

Les nouvelles exigences identitaires suscitées par les mouvements migratoires vers l’Europe, l’exil, les pesanteurs idéologiques de l’époque postcoloniale et, surtout, l’hybridité culturelle née de la rencontre de plus en plus ouverte avec le monde semblent apporter des modifications notoires dans le patrimoine génétique du roman africain (Komlan Gbanou, 2004, p. 83).

Cette pratique d’écriture n’affecte pas seulement les thèmes explorés, mais également la structure formelle des textes :

Des modifications profondes dans le projet littéraire voient le jour, qui n’affectent pas seulement les problématiques à l’œuvre dans les récits, mais se proposent comme une véritable sclérose de la forme par des configurations tous azimuts du genre romanesque, une partition ininterrompue à la fois de l’espace textuel et du discours littéraire, une mise à l’honneur de l’exercice vingtiémiste du collage, du cut up, comme s’il s’agissait de développer une convergence esthétique avec l’époque postmoderne du chaos, du désordre, de l’éternel recommencement (ibid., p. 83-84).

Pour arriver à l’écriture du fragment, « les écrivains pratiquent une écriture de butinage en récoltant les matériaux de leurs œuvres dans tous les espaces et dans toutes les cultures » (Nduwayo, 2020, p. 169). L’écriture du fragment prend plusieurs formes et celles-ci dépendent des cultures des auteur-e-s et de ce qu’ils ou elles veulent mettre en exergue. Elle peut se présenter sous forme d’intertextualité, d’intermédialité, d’intergénéricité, de la polyphonie énonciative, de la subdivision du texte en plusieurs parties qui sont autonomes les unes des autres, etc. Dans cette section, nous focalisons notre attention sur l’intertextualité pour montrer comment elle participe à la cohabitation des cultures différentes. Ce concept connaît plusieurs définitions selon les auteurs et autrices, mais nous le convoquerons dans l’acception proposée par Sanou qui l’entend comme :

l’ensemble des relations qu’un texte peut entretenir avec un ou plusieurs textes, c’est encore la présence de plusieurs genres littéraires dans un texte ou un genre de départ. Elle repose sur l’idée de dialogisme c’est-à-dire sur le rapport qu’un énoncé entretient avec d’autres énoncés; le dialogisme est une théorie de la relation qui existe entre un énoncé et les autres (Sanou, 2006, p. 109).

Né dans le contexte de la rencontre entre l’Afrique et l’Occident pendant la période coloniale, le roman africain est un carrefour de plusieurs cultures et de plusieurs traditions. L’écrivain ou l’écrivaine francophone, qui est déjà un (e) métis (se) culturel (le) parce qu’il/elle se sert de la langue de l’autre, écrit un roman (qui est un genre importé de l’Occident) en se référant aux réalités de sa société. À ce sujet, Mestaoui (2012, p. 212) constate : « Si le roman est un discours d’importation occidentale, l’affirmation de l’identité africaine se fait par le biais d’une récupération des techniques propres à la tradition orale ». De fait, la tradition orale occupe une place de choix dans le roman africain francophone. Dans sa préface à l’essai de Mestaoui (2012), Dérive écrit : « L’importance de la tradition orale propre à leur aire culturelle a été maintes fois soulignée comme une des sources privilégiées de l’imaginaire des romanciers négro-africains, quelle que soit leur langue d’écriture » (Dérive, cité par Mestaoui, 2012, p. 11) . Il ajoute que ce phénomène remonte aux origines de la littérature africaine écrite qui comporte des « contes, proverbes, mythes, chroniques, fragments épiques, qui viennent en quelque sorte ‘‘farcir’’ la fiction romanesque » (ibid.). Les romans que nous étudions suivent cette structure.

Ainsi, dans Cœur de femme, par exemple, Adamou Kantagba intègre dans le roman le conte, la poésie, les proverbes et le juron. Le conte est un genre traditionnel pratiqué dans la littérature africaine orale. Il se transmettait de génération en génération avant l’introduction de l’écriture. Cette littérature est en opposition avec la littérature européenne qui est écrite depuis très longtemps. La principale fonction du conte est didactique. Il donne au lecteur/lectrice des informations d’ordre culturel et social qui lui permettent de s’intégrer dans la société. C’est ce que fait le père de Boga dans le roman de Kantagba (p. 21-23). Il apprend à ce dernier comment se comporter dans la vie à travers l’histoire d’un bûcheron pauvre et d’un homme riche. Le second demande au premier de lui dire ce dont il a besoin et il le lui donnera jusqu’à sa mort pour le soulager de ses difficultés. Le bûcheron lui demande de lui donner une poignée de sable, ce qu’il fait pendant une semaine. Mais après, il rompt leur contrat et refuse de le lui donner; ce qui permet à Boga de dégager la leçon de morale suivante : « […] je retiens de cette histoire qu’il ne faut compter que sur soi et sur son travail. Ensuite, ajouta-t-il, compter sur autrui c’est être à la merci de ses sautes d’humeur, de ses caprices » (p. 23). On observe également la présence de la poésie (p. 13, 37, 49, 50, 51, 52, 92, 93), des proverbes (p. 21, 23, 100, etc.) et du juron (p. 115, 116).

Dans Le Mal de peau, il y a le mythe d’Icare dans le chapitre X. Dans la mythologie grecque, Icare est le fils de Dédale. Il meurt en utilisant des inventions de son père sans tenir compte des avertissements de ce dernier. En effet, avec des ailes fixées par le biais de la cire, Icare vole si près du soleil que la cire fond, entraînant de ce fait la perte de ses ailes artificielles. Dès lors, Icare ne peut que tomber à la mer et mourir. Icare est de nos jours souvent synonyme d’ambitions démesurées, de folie des grandeurs, de mégalomanie et de témérité insensée. C’est dans ce sens que nous pouvons faire le rapprochement avec les agissements de Cathy. En effet, d’une part, Cathy et son père voulaient retourner à Tinga tout comme Dédale et Icare voulaient retourner à Athènes. Mais, si Cathy croyait ainsi répondre à l’appel de la vie en comblant sa mère, pour Lemercier ce pèlerinage avait les allures d’un sacrifice expiatoire; d’autre part, Lemercier, en dépit des apparences, n’était pas très favorable à ce voyage. Cela pourrait expliquer les changements négatifs qui se sont produits si rapidement à son niveau. Cela pourrait expliquer pourquoi :

Elle (Cathy) le trouvait effectivement vieilli, étonnamment flétri depuis leur première rencontre qui datait de quelques mois seulement. Comment avait-il pu s’user en si peu de temps? À le voir si apathique, l’air soumis et l’œil éteint, elle avait l’impression de le mener à l’abattoir. […] Elle avait certes eu l’initiative du voyage, mais Henri Lemercier ne s’y était opposé à aucun moment. Il avait même trouvé que c’était une excellente idée, le seul moyen pour lui de se racheter si cela était encore possible (p. 238).

Malgré ces indices, ses propres cauchemars et l’incompréhension de Régis, par rapport à ce dessein subit de ramener son père auprès de sa mère, Cathy va faire preuve d’une témérité irréfléchie. Tout comme Icare qui avait aveuglément fait confiance à la technologie la plus avancée de son époque, des ailes fixées grâce à la cire, Cathy va emprunter un avion sans jamais faire le lien entre ses cauchemars prémonitoires et le voyage qu’elle veut entreprendre. Enfin pour Cathy, l’organisation de ce voyage peut relever de la prétention d’autant plus que, jusqu’à la page 201, pour un roman qui en compte 251, « retrouver son père était le vœu le plus cher de Cathy ». Dès lors, l’idée de ramener son père auprès de sa mère ne peut être perçue que comme un caprice, une ambition démesurée suite à ce qu’elle considère elle-même comme « une victoire facile ».

Cependant, en dépit de ces signes concordants, nous nous gardons de vouloir faire croire à une reproduction passive de cette mythologie. En effet, contrairement au mythe où seule Icare meurt, dans Le Mal de peau tous les passagers de l’avion périssent dans le crash aérien. Dès lors, le mythe d’Icare n’est qu’une voie possible pour interpréter ce roman, entreprise à laquelle peut aussi contribuer la tragédie classique.

Le Mal de peau pourrait également se lire à la lumière de la tragédie classique. Il nous semble possible de retrouver des relents de la tragédie classique dans ce roman de Monique Ilboudo, par le biais de la structure, de la dimension symbolique des personnages et du dénouement. En effet, si la tragédie s’articule autour de cinq actes, Le Mal de peau lui, est rédigé en dix chapitres. Cependant, la ressemblance avec la structure de la tragédie est forte puisque, alternativement, quatre chapitres sont laissés aux faits dont Sibila Madeleine est le noyau, tandis que quatre autres chapitres sont destinés à présenter les péripéties dont Cathy est le point névralgique. Quant au chapitre inaugural et au chapitre final, c’est-à-dire la présentation et le dénouement, ils concernent aussi bien les faits se déroulant à Tinga que ceux se déroulant en France. Il s’agit donc d’une sorte de pont jeté par la mère et la fille pour tenter de relier le passé au présent, de réconcilier l’Afrique et l’Europe.

Les péripéties dont Sibila Madeleine est le noyau se retrouvent aux chapitres 2, 4, 6 et 8. D’ailleurs, le nœud de sa crise est atteint au chapitre 8 lorsque le narrateur dit :

Mais était-ce sa faute à elle si elle n’avait pu accéder au statut de femme honnête? Elle aurait bien voulu avoir un mari qui s’occupât d’elle et de leurs enfants. Mais la naissance de Cathy avait tout compromis dès le départ. Était-elle responsable de cet incident dans sa vie? Tous les hommes qui depuis s’étaient intéressés à elle avaient été des partis impossibles. La liste était longue… (p. 173).

Le sommet est atteint lorsque le narrateur dit :

Madeleine traversait une crise aiguë de culpabilisation, et la dépression de l’après-couche n’allait rien arranger à la situation. Elle se sentait coupable d’avoir mis au monde des enfants qui, socialement, allaient devoir assumer la difficile condition de « bâtards ». Cette culpabilité, elle l’endossait seule. « Ma principale faute, se disait-elle, c’est de n’avoir pas eu le courage de disparaître après l’outrage subi au bord du Talo ». Elle se disait qu’en survivant à cette humiliation, elle avait scellé son sort, et celui de l’enfant qui en était né (p.181).

Quant à Cathy, le nœud de sa crise est atteint au chapitre 9. À ce propos, le narrateur raconte : « Henri Lemercier était aussi mal à l’aise que s’il avait été surpris commettant la pire abjection, et l’image n’était pas vaine. Il se sentait aussi barbouillé que s’il avait été plongé dans la fange » (p.186). Si le père est embarrassé, la fille par contre semble réaliser sa quête. Aussi, le narrateur peut-il ajouter : « Dès l’instant où elle avait vu M. Lemercier, le pressentiment qu’elle avait depuis des semaines était devenu certitude » (p.188). Et pour confirmer ce succès, Henri Lemercier déclare :

Je n’ai pas le front de requérir votre pardon. Ce serait vraiment trop facile, après ce que je vous ai causé comme mal, de vous demander par une simple phrase, de tout effacer, de tout oublier. […] Je ne vois pas ce que je pourrai faire pour mériter un jour de vous appeler « ma fille! ». Je ne le mérite pas. […] Naturellement, je suis prêt, si vous le désirez, à engager les démarches nécessaires pour vous reconnaître. C’est le moins que je puisse faire (p. 221).

Mais, grisée par cette victoire, Cathy commença à esquisser un projet inattendu et c’est ce qui allait conduire au dénouement tragique du chapitre X. Comme Prométhée qui est coupable d’avoir dérobé le feu pour le livrer aux Hommes, Cathy ne se contente pas de retrouver son père, mais se donne de manière incompréhensible la mission de le ramener en Afrique afin que « Missé le coumandon » retrouve la négresse anonyme qu’il avait violée dans la pénombre sur les bords du Talo. Et comme dans la tragédie où l’homme s’engage dans des batailles perdues d’avance contre des forces obscures, le dessein naïf de la jeune fille tourne au drame suite au crash consécutif à l’affrontement entre le commandant de bord et les pirates de l’air de l’UCBL.

En intégrant ces genres oraux dans les romans, les écrivain-e-s font dialoguer deux traditions et deux cultures, c’est-à-dire le roman qui « est un discours d’importation occidentale » (p. 212) et la littérature orale traditionnelle qui est propre à la culture africaine. Le roman dialogue avec le mythe et la tragédie grecque, ce qui est le signe de l’interculturalité. Dans la logique de la littérature orale, les romans sont traversés par des pronoms personnels de la première et de la deuxième personne du singulier et du pluriel, qui sont les marques du discours. On assiste à la présence du couple formé par le locuteur et l’allocutaire, signe de la théâtralisation du roman. La théâtralisation romanesque est une caractéristique de la création littéraire africaine : « Dans les civilisations africaines traditionnelles, la création littéraire est, d’abord, création de formes obéissant à leur logique propre : la théâtralisation. Celle-ci constitue la structure permanente de base des cultures africaines et marque les œuvres de manière originale » (Ngal, 1994, p. 183). En ce sens, le roman devient un mélange de discours des personnages et le récit est pris en charge par un narrateur hétérodiégétique.

La culture de l’autre s’observe également à travers les titres des chapitres du roman de Kantagba, provenant des titres des œuvres des écrivain-e-s appartenant à diverses cultures, ce qui fait également de ce roman un lieu de rencontre entre plusieurs cultures. Ces titres font allusion à Sembène Ousmane (Ô pays, mon beau peuple, p. 13), Mouloud Feraoun (Le fils du pauvre, p. 19), Bernadette Dao (La femme de diable, p. 31), Titinga Frédéric Pacéré (Ça tire sous le sahel, p. 45); Tahar Ben Jelloun (Visages de femmes, p. 55); André Nyamba (Avance mon peuple, p. 61); Jean-Pierre de Beaumarchais (Le mariage n’aura pas lieu, p. 71); Ferdinand Oyono (Un nègre à Paris, p. 91); Mariama Ba (Une si longue lettre, p. 105), Pierre-Claver Ilboudo (Le retour de Yembi, p. 119), etc. Pour justifier pourquoi il a eu recours aux titres des autres, Kantagba écrit dans l’avant-propos :

Le lecteur se rendra sans doute compte au fil des chapitres que leurs titres renvoient pour l’essentiel à des ouvrages d’auteurs africains. Bon nombre de ces auteurs ont fait et continuent de faire, pour ceux qui sont encore en vie, les beaux jours de la littérature africaine.

Par cet artifice, nous voulons, à notre modeste niveau, rendre un hommage anthume/posthume à ces hommes et femmes de lettres talentueux dont les écrits ont bercé notre enfance et sans lesquels nous n’aurions certainement pas écrit (Kantagba, 2014, p. 7).

À côté de ce que nous venons d’évoquer antérieurement, nous pouvons ajouter, sans être exhaustifs, la convocation des auteurs et autrices appartenant à plusieurs cultures. Le roman fait allusion aux grands penseurs, dont Aristote avec son syllogisme (p. 26), René Descartes avec son raisonnement (p. 34), Darwin avec sa théorie sur l’adaptation des espèces (p. 32), Albert Camus avec son humanisme (p. 25-26), Platon et Sartre (p. 68), etc. Il fait également référence aux grandes figures littéraires, dont La Fontaine (p. 20), Michel de Montaigne (p. 26), Lamartine et Aragon (p. 51), William Shakespeare (p. 47, 49), Ahmadou Kourouma (p. 20, 96), etc.

L’analyse réalisée montre la présence de l’interculturel dans le corpus. Le roman est un genre d’origine étrangère qui a été récupéré par des auteur-e-s africain-e-s. Dans ce contexte, le roman écrit devient un carrefour de diverses cultures et traditions et s’écarte un peu de la forme du roman occidental à l’origine. Il devient une compilation de fragments en provenance de plusieurs sources, ce qui le rend discontinu, hybride, hétérogène, polymorphe, etc. Par conséquent, « la notion de genre s’estompe et souligne l’avènement des textes transgénériques fonctionnant comme des réévaluations des genres et des œuvres antérieurs » (Semujanga, 1999, p. 11).

Conclusion

Cette analyse permet de confirmer l’hypothèse de départ. Les romans que nous avons étudiés sont traversés par des signes culturels divers pour illustrer leur caractère interculturel. Par son essence même, l’écrivain-e africain-e n’a pas besoin de se déplacer pour écrire un roman qui pose la problématique de la rencontre interculturelle. De fait, la littérature africaine écrite est née dans le contexte colonial, car elle est produite par les premier-e-s lauréat-e-s de l’école coloniale. Cette pratique se poursuit aujourd’hui après les indépendances par des échanges qui s’établissent à travers le monde entier. Ces échanges se situent à des niveaux divers et se présentent sous plusieurs formes.

En ce sens, nous avons montré que, dans le corpus, il y a la juxtaposition des signes culturels. Elle se traduit par l’évocation de plusieurs lieux, symboles de la cohabitation dans la diversité, l’alternance des espaces narratifs dans lesquels évoluent les personnages, l’onomastique qui renvoie tantôt à l’Occident par la référence à la religion catholique, tantôt à l’Afrique par la référence à la religion musulmane. À cela s’ajoute l’intertextualité qui fait que le roman intègre facilement les genres oraux tels que le conte, la poésie, les proverbes et le juron. On observe également la convocation de la mythologie grecque et de la tragédie classique. En cela, il fait dialoguer le roman (d’origine étrangère) et la littérature orale, propre à la société africaine traditionnelle. Cette pratique d’écriture « rompt avec le cloisonnement, l’unicité culturelle et identitaire, pour privilégier l’approche interculturelle » (Anoh, 2015, p. 53). Elle engendre la perméabilité des frontières entre les cultures et les genres littéraires. C’est « une écriture de l’excès » (ibid., p. 54). Elle vise l’universalité des cultures, des modes de vie, de penser et d’agir.

Références

Anoh, Didier Brou. 2015. Poétique des écritures migrantes dans Le Roi de Kahel de Tierno Monénembo. Dans Adama Coulibaly et Yao Louis Konan (dir.), Les écritures migrantes. De l’exil à la migrance littéraire dans le roman francophone (p. 49-64). Paris : L’Harmattan.

Aron, Paul, Saint-Jacques, Denis et Viala, Alain (dir.). 2016. Le Dictionnaire du Littéraire. Paris : PUF.

Chartier, Daniel. 2002. Les origines de l’écriture migrante. L’immigration au Québec au cours des deux derniers siècles. Voix et images, 27(2), 303-316.

Chevrier, Jacques. 2004. Afrique(s) sur Seine : autour de la notion de « migritude ». Notre Librairie. Revue des littératures du sud, 155-156, 96-100.

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Pour citer cet article

NDUWAYO, Pierre et NIKIEMA, H. Kader Aristide. 2022. Quelques aspects de l’interculturel dans « Cœur de femme d’Adamou Kantagba » et « Le Mal de peau » de Monique Ilboudo. MASHAMBA. Linguistique, littérature, didactique en Afrique des grands lacs, 2(1), en ligne. DOI : 10.46711/mashamba.2022.2.1.5

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La revue MASHAMBA. Linguistique, littérature, didactique en Afrique des grands lacs est sous licence Creative Commons CC BY-SA 4.0, disponible en ligne, en format PDF et, dans certains contextes, en version imprimée.

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https://dx.doi.org/10.46711/mashamba.2022.2.1.5

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ISSN : Version en ligne

2630-1431