Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme au Cameroun : un dérivatif ou une aubaine?

Céphanie Mirabelle Gisèle PIEBOP

 

Introduction

Tout a débuté au mois de novembre 2016 avec la grève des enseignant·e·s d’obédience anglophone qui se plaignaient de l’envahissement de leur sous-système éducatif par des procédures et des structurations calquées sur le sous-système francophone. Ils ont pris pour exemple des Lycées Techniques anglophones où ce sont plutôt les examens francophones dont le CAP, le probatoire technique et le baccalauréat technique qui y ont cours. Qui plus est, ces établissements sont rattachés à l’organe francophone de gestion des examens, l’OBC (Office du Baccalauréat du Cameroun), et non au GCE (General Certificate of Education) Board qui s’occupe des examens anglophones. Le motif de la rébellion reposait également sur l’affectation dans ces établissements anglophones d’enseignant·e·s francophones monolingues qui sabotaient les enseignements du fait de leur méconnaissance de l’anglais.

À la suite du soulèvement des enseignant·e·s, les avocat·e·s ont pris le relais. Deux revendications ont été formulées, à savoir la version anglaise des textes OHADA et le redéploiement des magistrat·e·s monolingues francophones vers les zones francophones. Ils ont entre autres réclamé le retour du département de droit privé britannique ou « Common Law » à l’ENAM (École nationale supérieure d’administration et de magistrature) et en justice. Pour résoudre leurs problèmes, la version anglaise réclamée des textes OHADA a été produite, les magistrat·e·s ont été muté·e·s, de même que le département de « Common Law » réinséré en justice et à l’ENAM, avec en prime une épreuve de droit privé britannique pour les candidat·e·s francophones et de droit civil français pour les candidat·e·s en provenance du sous-système anglophone. Des dispositions ont été mises en marche pour le recrutement de 2000 enseignant·e·s bilingues, de même que la réorientation des enseignant·e·s francophones vers leur zone d’origine et des équipes ont été mises sur pied pour apporter des solutions à tous les problèmes posés. Un coup d’accélérateur a été aussi donné pour la préparation des États généraux de l’éducation prévus en 2017. Comme solution ultime, le président a décidé de créer une Commission nationale de promotion du bilinguisme et du multiculturalisme le 23 janvier 2017 dans l’« optique de maintenir la paix, de consolider l’unité nationale du pays et de renforcer la volonté et la pratique quotidienne du vivre ensemble » (décret n°2017/013, p. 1) de la population camerounaise tout entière.

Or, malgré ces mesures, on n’a pas l’impression que le problème est désamorcé puisque plus de trois ans après ces réglages, la vie n’a pas toujours entièrement repris son cours dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. La moitié des établissements restent fermés, le retour des avocat·e·s dans les tribunaux se fait en dents de scie. Et là, on est en droit de se demander si cette commission, vue par l’État comme une nécessité, pourra répondre aux attentes du peuple. Est-elle efficace pour juguler le mal-être globalisé dont souffre non pas seulement un groupe linguistique, mais le peuple camerounais tout entier? Par ailleurs, le déséquilibre qui a toujours caractérisé la promotion du bilinguisme et des cultures camerounaises ne continuera-t-il pas à entraver l’effectivité des résultats escomptés de cette commission? Les réponses à ces questions découleront d’une analyse sous-tendue par les approches descriptive et contrastive. Mais il conviendrait d’abord de dresser l’état de l’existant sur le bilinguisme et le multiculturalisme qui constituent les axes de travail de cette commission.

État des lieux du bilinguisme

Le mot bilinguisme connaît un flou terminologique (Mackey 1997, p. 61). D’une part, les questions touchant à la pratique de deux langues dans la société et par l’individu sont applicables à trois, quatre ou plusieurs langues, et font du bilinguisme un emploi générique. D’autre part, le bilinguisme peut aussi renvoyer à l’utilisation exclusive de deux langues et dans ce cas, on distingue des situations de bilinguisme, de trilinguisme, de quadrilinguisme, de plurilinguisme, etc. C’est sans aucun doute cette dernière conception du bilinguisme qui semble plus adéquate pour les présentes investigations, lorsque l’on prend en ligne de compte l’intitulé de la commission distinguant d’une part le bilinguisme et d’autre part le multiculturalisme. En fait, il s’agit du bilinguisme officiel en rapport avec le français et l’anglais exclusivement. Les principes qui régissent ce bilinguisme sont ceux d’un bilinguisme à la fois étatique, social et individuel. Ce choix s’est opéré dans le dessein de garantir aussi bien l’unité de la nation que l’avenir de la jeunesse camerounaise, car l’État a vu en l’expansion du bilinguisme individuel, mais également en la socialisation de l’anglais et du français, un élément déterminant pour la consolidation de l’unité et l’intégration de la récente identité nationale dès la création de la République du Cameroun en 1961 (Echu[1]; Tamanji, 2008). Voilà pourquoi Folon (1964) voyait en ce choix un idéal vu les aspirations du peuple et les nombreux avantages qu’il implique.

En principe, la politique linguistique du Cameroun est basée sur la promotion équitable du français et de l’anglais tel que le stipule la loi fondamentale en son premier article de la troisième partie de la constitution du 18 janvier 1996 : « La République du Cameroun adopte le français et l’anglais comme langues officielles d’égales valeurs. L’État garantit sa promotion sur toute l’étendue du territoire ». Mais dans les faits, le vécu de ce bilinguisme individuel au Cameroun n’a pas toujours été un long fleuve tranquille depuis son institution le 1er octobre 1961, après la réunification du pays, ceci aussi bien en zone anglophone qu’en zone francophone.

Le vécu du bilinguisme en zone francophone

Dans les huit régions qui composent la zone francophone du pays, le bilinguisme a été depuis 1961 expérimenté avec des points positifs et des points négatifs. Pour ce qui des points positifs, on observe une volonté de l’État de cultiver et de renforcer le bilinguisme à travers la bilinguisation du système éducatif. L’Université Fédérale du Cameroun créée en 1962 (aujourd’hui Université de Yaoundé I) donna d’ailleurs le ton aux autres, car en dehors de l’Université de Ngaoundéré, toutes les cinq autres universités situées dans la zone francophone du pays (Universités de Yaoundé I, Yaoundé II, Dschang, Douala, Maroua) sont bilingues. Les enseignements secondaire et primaire suivent la même orientation avec les créations de plus en plus courantes des établissements bilingues, tout comme la transformation de ceux qui sont monolingues en établissements bilingues. On remarque aussi la présence des centres linguistiques pilotes dans les chefs-lieux de région qui sont mis à la disposition des personnes en quête de bilinguisme, de même que la mise sur pied des programmes radiophoniques d’enseignement du français et de l’anglais. À titre d’illustration, on peut citer des émissions à caractère pédagogique telles « Opération bilingue », lancée en 1965 et plus tard, « Better English pronunciation » ou « Conversation » alors diffusés sur les ondes de la radio nationale et radio Buéa, ou encore plus récemment « Better your English » et « Bilingualism on move » sur le poste national de la radio.

Malheureusement, le vécu quotidien du bilinguisme camerounais en zone francophone est entaché d’un déséquilibre dans la pratique du français et de l’anglais (Guimatsia, 2010; Takam, 2007) causé par la supériorité territoriale et démographique des francophones natif·ve·s (8 régions sur 10). Ce fait confère au français le statut de langue dominante sur l’anglais. Pour cette raison, le bilinguisme individuel français/anglais devient en général, en zone francophone, le fardeau de la minorité anglophone qui y exerce dans tous les domaines de la vie. Ce qui ne manque pas de créer des frustrations chez celle-ci qui voit en cela une marginalisation et un glissement vers l’unilinguisme francophone. Ce sentiment de domination peut être décelable dans cette plainte d’un candidat à un examen officiel qui faisait remarquer que toutes les questions étaient formulées en français uniquement :

If this is not deliberate plot, why was it that all the questions at the exams came in French? Yes, ‘‘Cameroon is bilingual’’ they would sing. Have the questions ever come exclusively in English? And when the unfortunate Anglophone candidates dared to plead even for some verbal translations, they were told in no uncertain terms to keep quiet. A bilingual country? Any real Anglophone who still believe in that is living in a cloud cuckoo land. Bilingualism is a euphemism for francophonising and impoverishing Anglophones. A clear one-way-traffic (Ngu, 1998, p. 4).

Le constat est le même aussi bien dans le domaine de l’administration que dans ceux de la justice, des médias, etc. C’est d’ailleurs la raison de plus qui amène plus tard Echu (2005, p. 647) à assimiler le bilinguisme camerounais à de la simple farce en stipulant que « The spirit of bilingualism in these institutions remains essentialy limited to their name ». Allant dans le même ordre d’idées, Takam (2007, p. 41) renchérit en déduisant que « la prétendue politique de bilinguisme officiel, telle qu’elle est pratiquée au Cameroun n’est qu’un instrument politique qui vise à moyen terme à assimiler la minorité anglophone et homogénéiser le paysage linguistique en faveur du français ».

S’il demeure vrai que ces ratés et bien d’autres ont gravement plombé le système éducatif du pays, il convient également de relever que les choses ont considérablement évolué depuis lors, et que beaucoup de ces ratés ont été corrigés avec le temps. En effet, l’éducation reste le domaine dans lequel on observe le plus le déploiement du bilinguisme en zone francophone. Ainsi, le caractère obligatoire conféré à l’anglais et au français aux examens du sous-système francophone et à certains examens du sous-système anglophone par la loi n° 66C/13/MINEDUC/CAB du 16 février 2001 a de plus en plus motivé les citoyen·ne·s à se bilinguiser. Plusieurs francophones demeuraient opposé·e·s à l’apprentissage de l’anglais parce que les enjeux ne leur paraissaient pas cruciaux. C’est pourquoi prospérait, partout en zone francophone, la maxime selon laquelle « c’est Dieu qui donne l’anglais ». Mais l’adhésion du Cameroun comme membre à part entière du Commonwealth of Nations le 16 octobre 1995, tout comme les effets, les exigences et les opportunités socio- professionnels et économiques de la mondialisation ramènent progressivement ces francophones à revoir leurs positions et à s’adonner à l’apprentissage et à la maîtrise de l’anglais. Pour mieux décrire ce phénomène, Guimatsia (2010) parle fort opportunément de « nouveaux arguments pour une cause ancienne ». Cet engouement désormais débordant peut se mesurer par le choix grandissant des parents francophones de scolariser leurs enfants dans des établissements anglophones qui, du reste, poussent chaque jour comme des champignons dans les grandes métropoles du pays (Anchimbe, 2004; Tchoungui, 1983). L’évolution de la situation est telle qu’il est actuellement devenu difficile de déterminer qui est francophone ou anglophone au Cameroun, grâce aux progrès réalisés dans la promotion du bilinguisme (Mboudjeke, 2004). Ce succès s’explique en grande partie grâce au foisonnement des centres linguistiques privés qui volent à la rescousse de ceux créés par l’État depuis 1989 et qui accueillent des apprenant·e·s de tout bord et de tout âge.

Le bilinguisme en zone anglophone

La quasi-totalité des investigations dénonçant l’hégémonie du français sur l’anglais au Cameroun s’est en général concentrée sur le bilinguisme en zone francophone. C’est pour cette raison que nous proposons de jeter également un regard la pratique du bilinguisme en zone anglophone afin de compléter les travaux menés jusque-là sur ce sujet.

En effet, les études attestent que la minorité anglophone du Cameroun subit la domination culturelle et linguistique du français et des francophones (Mboudjeke, 2004; Ngu, 1998; Guimatsia, 2010; Echu 2005). Toutes sont d’avis que la majorité francophone devrait aménager ou céder une place à la minorité anglophone; ceci dans un esprit d’inclusion, de destin et de responsabilité partagée. Mais c’est sans compter que les anglophones qui crient pourtant à l’oppression ne sont pas irréprochables non plus et qu’ils affichent, par conséquent, les comportements qu’ils·elles fustigent chez les francophones lorsqu’ils·elles se retrouvent dans leur territoire légitime.

Tout comme en zone francophone, plusieurs faits et agissements attestent des comportements anti-francophones en zone anglophone du Cameroun. Selon Piebop (2015), les comportements xénophobes sont présents dans la région anglophone. Mon expérience de la zone en est d’ailleurs une illustration. À cause de mon appartenance au groupe linguistique francophone, j’ai très souvent dû faire face aux comportements haineux dans la rue, les marchés, les établissements privés, parapublics et publics, etc. depuis plus d’une dizaine d’années que je réside dans cette région. Le 24 mai 2017, par exemple, une caissière de la société de distribution d’eau (CAMWATER) a exigé que je m’exprime uniquement en anglais si je voulais être servie : « I don’t understand French. We are not in Yaounde here ! ». Ces autres propos d’une collègue, prononcés à quelques jours du début des examens du GCE 2017 en pleine salle des professeur.e.s et devant témoins, s’inscrivent dans la même lancée : « You [s’adressant à moi et par ricochet à tou·te·s les enseignant·e·s francophones du Lycée bilingue de Molyko] are not suppose to invigilate GCE. It’s an anglophone examination. » Paradoxalement, les anglophones sont admis·es, dans le même établissement, à surveiller et être membres des secrétariats d’examen.

Les situations pareilles qui viennent d’être décrites sont monnaie courante, car on rencontre régulièrement en zone anglophone et particulièrement à Buéa, zone de circonscription de la présente étude, des faits qui ne traduisent en rien le bilinguisme. C’est par exemple le cas des inscriptions sur les plaques annonçant des organismes étatiques ou des services publics. Elles sont écrites dans la seule langue anglaise alors qu’en réalité, ces écriteaux doivent être à la fois en anglais et en français, selon la Constitution. La Commission de promotion du bilinguisme et du multiculturalisme a d’ailleurs fort à faire dans ce domaine et gagnerait à recenser avec exhaustivité ces innombrables écrits monolingues afin de les bilinguiser. Il s’agit, à titre indicatif des enseignes du centre de santé de Mile Sixteen, du commissariat de Buéa, de la sous-préfecture de la ville de Buéa, du Ministère de la femme et du développement de la famille de Bongo Square entre autres.

Illustrations 1 et 2. Écriteaux des administrations publiques (Buéa)

Les en-têtes de l’Université de Buéa n’échappent aussi pas à cette règle du monolinguisme, même lorsqu’il s’agit, comme on peut le voir ci-dessous, de correspondance à portée internationale comme le recrutement de 2000 PhD ordonné par le chef de l’État, ou même les remplacements numériques du personnel enseignant.

Illustration 3. Document officiel de l’Université de Buéa

Qui est donc marginalisé·e à ce moment, le·la francophone dont on n’entend pas la voix ou l’anglophone qui le martèle sur tous les toits?

Il demeure clair que le déséquilibre paraît net entre l’anglais et le français en zone francophone. Pourtant, il ne faudrait pas perdre de vue que la minorité anglophone qui a eu ras-le-bol au point de se soulever en novembre 2016 n’est pas un exemple non plus, car contrairement à la domination à sens unique dont s’indignait Ngu (1998, p. 4) en parlant du « clear one-way-traffic », les investigations laissent plutôt voir autre chose. Dès lors, il serait plus approprié de parler d’une relation de co-dominance linguistique et culturelle, chaque groupe tenant, dans un instinct de protection de soi et de repli identitaire, à marquer son territoire pour parler comme les éthologues et Erwing Goffman précisément.

Sur le plan éducatif, il apparaît que les anglophones demeurent très réfractaires à l’apprentissage du français dans leur zone (Piebop, 2015). Les résultats du GCE/OL (General Certificate of Education Ordinary Level depuis 2004, où le français a été institué matière obligatoire pour tou·te·s les élèves, le démontrent à suffisance en ce qui concerne cette matière. Le french occupe toujours les derniers rangs en termes de classement et « le pourcentage de réussite n’a jamais dépassé 25 % par année » (Piebop, 2015, p. 157). Les représentations que les locuteur·trice·s se font du français dans cette zone sont très souvent péjoratives, mettant en avant les règles difficiles à comprendre, la culture tyrannique française et le caractère envahissant des francophones en raison, entre autres, de leur nombre élevé (Mboudjeke, 2004, p. 152). On peut comprendre de ces réactions que la politique de bilinguisme au Cameroun a amené les anglophones à créer un sens d’identité culturelle qui naît de leur usage commun de l’anglais (Wolf, 1997). C’est la raison pour laquelle ils·elles ont toujours été très soucieux·euses de protéger ou sauvegarder leur zone géographique. Pourtant, la situation de l’anglais qu’ils·elles voudraient voir utiliser à parts égales n’est guère reluisante. Il occupe également les derniers rangs aux côtés du french à l’examen du GCE[2]. Cette réalité n’est pas étrangère à Ebot Atem (1999, p. 27) qui reconnaît que « Anglophone […] students in Cameroon are not sufficiently motivated to learn English, which they consider simply as one of the several subjects they have to study in order to pass their school examinations ». On peut donc se demander à quoi cela sert de revendiquer quelque chose envers laquelle on n’a pas déjà soi-même beaucoup d’égards. Par ailleurs, l’on pourrait également rééquilibrer les choses en convoquant la complicité de l’État qui, selon les anglophones, est toujours du côté des francophones. Sinon, comment comprendre que les enseignes, les documents et, bien plus encore, les attestations, les diplômes officiellement et même mondialement reconnus du sous-système anglophone tels que le General Certificate of Education /Ordinary et Advanced levels (GCE/OL et GCE/AL), toutes matières confondues, ne soient produits que dans la version anglaise alors que tous ceux du sous-système francophone ont les deux versions anglaise et française?

À quel niveau se trouve donc la marginalisation des anglophones? La situation n’est pas différente à l’Université de Buéa qui, quoiqu’étant une institution subventionnée par l’État, produit toutes ses correspondances administratives en anglais exclusivement. Tous les documents officiels, y compris ceux du département de français et de ses institutions connexes comme l’unité de français fonctionnel ou encore le CURELF (Centre Universitaire de Recherches sur la Langue Française) comportent des en-têtes en anglais uniquement. Le département de français n’a de français que les cours et le discours de ses enseignant·e·s et étudiant·e·s. Presque tout y est anglicisé, même lorsque les emprunts ne sont pas de nécessité. Les étudiant·e·s n’ont presque pas d’égard pour le français fonctionnel qui constitue pourtant une matière obligatoire pour leur cursus universitaire. Par voie de conséquence, on assiste à un taux très élevé d’échecs et à une augmentation des effectifs. Le travail des enseignant·e·s est donc transformé en un véritable parcours du gladiateur·trice. En effet, en plus des étudiant·e·s de première année à qui est légitimement destiné ce cours, il y en a qui le font pour la énième fois parce que ne l’ayant toujours validé pas (Piebop, 2016). Fatigué·e·s, certain·e·s optent pour des tricheries de masse ou alors pour le recrutement des mercenaires pour composer à leur place. Ils·elles désignent leurs enseignant·e·s par des termes dévalorisants du genre « that French man », « that French madam » et se plaisent en général à justifier leurs performances médiocres en français par le fait qu’ils ne sont pas francophones et que, de ce fait, l’on devrait les comprendre (Piebop, 2015).

De ce qui précède, il apparaît qu’un regard porté sur la zone anglophone, qui échappe très souvent à l’attention du fait des plaintes toujours plus prononcées de ce groupe linguistique, a laissé clairement voir que la critique était trop aisée et l’art difficile. Autrement dit, les francophones qui vivent en zone anglophone du Cameroun subissent les mêmes brimades que les anglophones en zone francophone. En un mot, l’état des lieux est presque identique d’une rive à l’autre du fleuve Mungo qui symbolise l’unité du pays, chacun exerçant son droit de légitimité et par conséquent de domination sur son territoire d’origine. Il revient donc à la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme d’en prendre acte et de faire son travail.

État des lieux du multiculturalisme camerounais

Le multiculturalisme est un terme composé des morphèmes multi- référant à la pluralité, au grand nombre et à la diversité, et -culturalisme, terme dérivé de la racine culture. De l’avis de Panoff et Perrin (1973, p. 28), la culture renvoie à « L’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ». Autrement dit, la culture rassemble les us et coutumes d’un groupe social, les langues, les habitudes et comportements, les religions, les savoir-faire techniques, économiques, artistiques et environnementaux, les modes d’organisation collectifs, etc., qu’un peuple considère avoir reçu de ses ancêtres et qu’il est supposé transmettre en héritage de génération en génération.

Ainsi appréhendé, on pourrait commencer par ouvrir une brèche sur les langues camerounaises afin de voir à quel point elles se sont désagrégées depuis leur contact avec l’Occident. En effet, dans le but d’assimiler les Camerounais·es et les écarter des domaines générateurs de prestige et de revenus, l’administration coloniale a usé de moult stratégies pour les déposséder de leur héritage culturel et précisément linguistique. Allant dans ce sens, les politiques de germanisation du pays amorcées par Von Zimmerer, puis de francisation (initiées par Jules Cardes, alors haut-commissaire de la république du Cameroun les 10 et 11 octobre 1921) et d’anglicisation sous mandat et tutelle ont débouché dès 1920 à la fermeture de nombreuses écoles où les missionnaires presbytérien·ne·s utilisaient les langues camerounaises. Dans la même mouvance, les 47 écoles du roi Njoya où la scolarisation se faisait dans la langue bamum ou bamoun avaient été interdites d’utilisation. Même après les indépendances, cette situation a perduré avec les campagnes de dénigrement des langues nationales et des nationaux·ales, les assimilant à des primitif·ve·s aux mentalités prélogiques. Toutes sortes de tortures psychosomatiques ont été inventées pour les contraindre à abandonner leurs langues, us, coutumes et traditions. C’était par exemple le cas avec l’instauration du « symbole » dans les écoles, qui consistait, pour quiconque parlait sa langue maternelle ou l’allemand à l’école, à porter contre son gré, un objet (le pfemin, une pièce de monnaie) ou un instrument de supplice et à utiliser sa journée de repos à exercer de force des travaux d’intérêt général (Nkoa Atenga, 2003, p. 85). C’est d’ailleurs fort à propos que Tadadjeu (1985, p. 13) fait remarquer, en rapport avec ces traitements immondes, que « l’école coloniale a réussi à nous apprendre à mépriser nos propres valeurs culturelles et à aspirer aux valeurs occidentales. Nos langues, faisant partie de nos valeurs culturelles, tombent logiquement dans ce mépris. »

La situation a récidivé avec le choix des langues coloniales pour en faire des langues officielles. Même la constitution de 1996 et la loi n° 98/004 du 14 avril 1998 mentionnant et insérant les langues camerounaises dans le système éducatif, puis l’ouverture de la filière Langues et Cultures Camerounaises à l’École Normale Supérieure de Yaoundé depuis 2008 n’ont pas changé grand-chose à la situation désastreuse dans laquelle se trouvent les langues camerounaises. Attitude qui trahit le désintérêt évident de l’État dans la promotion du patrimoine culturel camerounais (Piebop, 2018). Ce constat est d’autant plus vérifiable que Bitja’a Kody explique, et ce depuis 2004, qu’environ 20 langues sur les 283 langues endogènes que compte le Cameroun sont déjà mortes, 78 sont en voie d’extinction, 87 en grand danger de disparition et 78 en danger notable (2004, p. 512-514). L’état de ces langues s’est assurément davantage dégradé à l’heure qu’il est. La réalité lui donne raison, car un malheur ne venant jamais seul, les mariages exogamiques, les stéréotypes et autres clichés négatifs, l’exode rural, entre autres, amènent de plus en plus les Camerounais·es à négliger leurs cultures et leurs langues maternelles au profit du français et de l’anglais « plus aptes à répondre à leurs besoins » (Piebop, 2018, p. 333). L’insécurité dans les langues maternelles est avancée à tel point que ce sont les grands-parent·e·s, en principe gardien·ne·s de ce trésor ancestral, qui sont contraints de se bilinguiser dans les langues officielles afin pouvoir interagir avec leurs petit·e·s fil·le·s. Une telle aliénation linguistique ne peut qu’entraîner des crises de mœurs, car ces langues occidentales traduisent et font forcément la vulgarisation d’une vision du monde, des façons de vivre et d’autres aspects de la culture occidentale.

Peu de Camerounais·es peuvent encore décrypter le message du tam-tam, des cris des animaux, retracer leur généalogie, raconter des contes, des mythes, des légendes tirés du terroir ou maîtriser l’art de la parole comme ce fut le cas par le passé. Les us, et coutumes camerounaises disparaissent également au fil des jours, car ils ont été assimilés au fétichisme par la culture judéo-chrétienne (Nkoa Atenga, 2003) qui leur a mené une guerre sans merci. À cause de cette persécution, rares sont les Camerounais.es qui croient encore en l’existence ou la présence des dieux et des ancêtres mort·e·s, veillant sur les vivant·e·s, principe far de l’animisme, religion originelle et traditionnelle des Bantou·e·s que Mulago définit comme un

Ensemble culturel des idées, sentiments et rites basé sur : la croyance à deux mondes, visible et invisible; la croyance au caractère communautaire et hiérarchique de ces deux mondes; l’interaction entre les deux mondes; la transcendance du monde invisible n’entravant pas son immanence; la croyance en un Être suprême, Créateur, Père de tout ce qui existe (Mulago, 1980, p. 8).

Cette religion a été remplacée par des religions étrangères telles que le christianisme et l’islam (Kpwang, 2011). Sous l’effet de la vaste campagne de fainéantisation du peuple engagée et entretenue par l’Occident, ceux et celles des Camerounais·es qui pratiquent encore l’animisme n’osent même pas le faire savoir de peur d’être vu·e·s comme des obscurantistes et d’être vomi·e·s ou classé·e·s dans les musées par une société en proie à l’occidentalisation et à ses attraits multiformes. Chinji Kouleu (2001, p. 91) déplore justement ce fait en déclarant que « jusqu’ici, le concept d’animisme a une connotation péjorative. Peu de gens sont capables de s’affirmer animistes ».

À ce niveau également, il apparaît clairement qu’aujourd’hui encore, l’État se rend complice de ce délaissement organisé de l’héritage culturel camerounais. En guise d’illustration, les fêtes comme l’ascension, l’Assomption, Noël, l’Épiphanie, les fêtes de ramadan, de mouton, de pâques, le Vendredi saint… sont institutionnalisés et de ce fait déclarées fériés chômés alors qu’il n’en est rien pour les commémorations endogènes. Même la journée internationale de la langue maternelle ne fait pas l’objet d’une journée fériée au Cameroun.

En peu de mots, on retient que la multitude de cultures dont regorge le Cameroun se trouve en danger d’extinction du fait de la négligence et du mépris dont elles font l’objet sous l’œil passif du gouvernement qui ne fait pas grand-chose pour les valoriser. Qu’à cela ne tienne, l’on peut espérer que la Commission du bilinguisme et du multiculturalisme pourrait les revaloriser.

Qu’attendre de la Commission nationale du bilinguisme et du multiculturalisme?

De la revue de la littérature sur le bilinguisme et le multilinguisme camerounais qui sont les deux composantes clés de la Commission initiée par le Président de la République le 23 janvier 2017, il se dégage que la part belle a toujours été faite au bilinguisme au détriment du multiculturalisme. En effet, secouru par les organismes internationaux, l’État consacre des efforts colossaux à la vulgarisation du bilinguisme officiel alors qu’il n’en est rien du multiculturalisme camerounais. Le statut co-officiel du français et de l’anglais, au détriment des langues autochtones, en est une preuve. L’on peut aussi noter l’octroi des bourses par la France, l’Angleterre et le Canada aux Camerounais, l’ouverture des établissements spécialisés dans l’application du bilinguisme français/anglais comme le CBA (Collège Bilingue d’Application) devenu LBA (Lycée Bilingue d’Application), le Lycée Bilingue d’Essos à Yaoundé, le Lycée Bilingue de Molyko et de tous les autres lycées bilingues disséminés partout dans le pays. Il existe des cellules de traduction dans chaque département ministériel grâce à l’ouverture de l’ASTI (Advanced School for Translators and Interpreters) de même que le réseau des centres linguistiques pilotes avec son programme de Formation Linguistique Bilingue (FLB) dans toutes les régions du pays, depuis 1989, afin de former toutes les couches sociales au bilinguisme. On relève aussi l’imposition des deux langues officielles dans les sous-systèmes éducatifs anglophone et francophone, l’augmentation du quota horaire de 2 à 4 heures d’enseignements dans la deuxième langue officielle, l’insertion des licences bilingues dans les universités du pays, etc.

Cependant, le chapelet des réalisations de l’État ne paraît pas aussi long à égrainer lorsqu’il s’agit d’aborder la question des diverses cultures camerounaises. Ce fait est compréhensible si l’on prend en compte les politiques linguistiques et culturelles coloniales visant la purge de cerveaux, mieux l’aliénation des Camerounais·es pour en faire des Blancs à peau noire. Près d’une soixantaine d’années après les indépendances, l’État demeure dubitatif quant à la promotion des cultures endogènes. Ce qui laisse d’ailleurs songeur sur ses bonnes dispositions d’esprit. Par exemple, la promotion des langues endogènes en général a été mentionnée par la constitution du 18 janvier 1996 et prescrite dans les écoles par la loi n°98/004 du 14 avril 1998 portant Orientation de l’Éducation au Cameroun. Paradoxalement, ce n’est que 10 ans après, c’est-à-dire en 2008, que s’est fait le recrutement de la première promotion de 40 élèves-professeur·e·s de la filière Langues et Cultures Camerounaises par l’arrêté n° 08/223/MINSUP/DDS du 03 novembre 2008. Comble d’ironie, cette filière ne figurait pas dans le décret de lancement des concours de l’École Normale Supérieure l’année d’après. Peut-on croire à un oubli de la part de l’État? L’inconfort linguistique dans les langues maternelles est au point où même les autres langues étrangères telles que l’allemand, l’espagnol, l’arabe, et récemment l’italien et le chinois, sont plus présentes dans les écoles et sont dispensées par des enseignant·e·s formés par l’État camerounais. La preuve en est que la première promotion de baccalauréat spécialité chinois est livrée en août 2017. Qu’en est-il de la spécialité langues et cultures nationales camerounaises? Est-ce à dire que même ces autres langues et cultures venues d’ailleurs ont plus de valeurs que les langues et cultures identitaires?

De plus, l’État ne subventionne plus de recherches sur les langues et cultures nationales depuis 1990 (Bitja’a Kody, 2001). De même, la constitution et la Loi d’Orientation de l’Éducation au Cameroun prévoient, dans leur troisième objectif, la création d’organismes chargés de « la protection et la promotion des langues nationales ». Or, depuis lors, il n’en existe aucun et il a fallu que la communauté linguistique anglophone se rebelle, pour qu’une Commission traitant entre autres du multiculturalisme puisse voir le jour. Mais on se demande bien quelle sera la place réelle du multiculturalisme dans cette commission, car à regarder de près, cette commission penche d’office à l’avantage du bilinguisme au préjudice du multiculturalisme.

Compte tenu de ce que les instructions officielles elles-mêmes voudraient former des Camerounais·es d’abord enraciné·e·s dans leurs cultures et ensuite aptes à s’ouvrir au monde, il aurait été de bon ton de répercuter la logique de cet objectif sur la dénomination de la commission en intervertissant l’ordre d’apparition de bilinguisme et multiculturalisme. En d’autres termes, elle devrait d’abord participer à la valorisation des cultures endogènes, qui permettront aux Camerounais·es de prendre les distances nécessaires pour mieux appréhender et comprendre les langues étrangères et le monde tout court, tel que le conseillent les spécialistes Nzessé (2005), Chumbow (1996), Makouta-Mboukou (1973). Et même en considérant le chapitre 2 du décret de création traitant des attributions de cette Commission, on remarque qu’en dehors des six alinéas de l’article 3 se rapportant tous au bilinguisme et au multiculturalisme, il existe un autre qui se détache du lot, parce que concernant exclusivement le bilinguisme. Il s’agit de l’alinéa 2 du chapitre 2 (deuxième tiret) qui précise que la Commission est chargée « d’assurer le suivi et la mise en œuvre des dispositions constitutionnelles faisant de l’anglais et du français deux langues officielles d’égale valeur, et notamment leur usage dans tous les services publics, les organismes parapublics ainsi que dans tout organisme recevant des subventions de l’État » (décret n° 2017/013 du 23 janvier 2017). Pourquoi ne pas équilibrer la balance en insérant aussi une attribution uniquement relative aux cultures camerounaises? Cette distribution inéquitable des attributions est de nature à laisser penser à une attention tout aussi inéquitable dans la gestion des préoccupations de la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme. Si l’on s’en tient à ce qui s’est passé jusqu’ici, la promotion du bilinguisme, qui est marqué à grand trait dans le cahier de charge de ladite Commission, risque de phagocyter celle du multiculturalisme.

Au niveau des actions menées, on décèle également une disparité entre ces deux entités. En effet, l’alinéa 5 de l’article 3 traitant des attributions de la CNPBM dit qu’elle est chargée de « vulgariser la réglementation sur bilinguisme, le multiculturalisme et le vivre ensemble ». Sans doute à cet effet, il a été promulgué la loi n°2019/019 du 12 décembre 2019, portant uniquement promotion des langues officielles au Cameroun. Cette loi vient s’additionner à la constitution et à toute la panoplie d’autres textes régissant déjà le bilinguisme français au Cameroun. Pour démontrer à quel point elle était concernée par cette loi, la Commission a organisé, avec tout ce que cela comporte de mobilisation de ressources diverses et surtout de dépenses, tout un « séminaire spécial »[3] à son siège à Yaoundé, les 27 et 28 février 2020, afin de « mieux cerner »[4] les contours de cette loi sur la promotion des langues officielles. Toujours à ce sujet, sa deuxième session semestrielle pour l’exercice 2019 tenue le 17 décembre 2019 à Yaoundé avait « en bonne place » de l’agenda, « les missions de suivi de la saine application des dispositions relatives à la pratique du bilinguisme dans les entités publiques »[5].

Et pendant que la commission s’imprègne, se recycle, crée, implémente et assure le suivi et la vulgarisation des textes protégeant le bilinguisme, le multiculturalisme n’est pratiquement encadré par aucun texte depuis 2017. On se demande alors si les éléments mentionnés dans l’alinéa 5 de l’article 3 incluant pourtant le bilinguisme et le multiculturalisme n’existent qu’en théorie et ne concernent que le bilinguisme. Si tel est le cas, il faudrait préciser cette disposition pour la rendre claire pour tou·te·s. Même la brève mention de l’article 22 de la section 3 de la loi n°2004/018 fixant les règles de promotion des cultures et des langues nationales dans les communes date de 2004. Et depuis lors, rien sur le multiculturalisme. L’urgence n’était-elle justement pas à l’élaboration des textes régissant formellement ce domaine encore abstrait, plutôt que de gaspiller des ressources et de rééditer de façon redondante des contenus qui sont presque un secret de polichinelle pour les citoyen·ne·s camerounais·es? Lorsqu’il est question de multilinguisme, la Commission se contente, à tout hasard, et sans aucun encadrement juridique, de quelques mesures sans réelle portée. On peut mentionner les très critiquées campagnes médiatiques de lutte contre le tribalisme et les discours haineux en 2019 ou encore les tapageuses « missions d’écoute » auprès des populations du Sud-Ouest du 24 au 26 avril 2018, et du Nord-Ouest du 30 mai au 1er juin 2018, afin, disaient-ils, de désamorcer la « crise anglophone » qui atteignait alors son pic et prenait des tournures inespérées. Malheureusement, la crise n’a pas cessé jusqu’à présent, quoique quelque peu contenue par l’actualité du COVID-19.

Les stratégies de cette mission d’écoute qui, par ces agissements, pourraient laisser croire qu’elle était plutôt préoccupée à dépenser, dans des parades touristiques, les 700 millions de budget débloqués par le gouvernement et mis à sa disposition pour le bon déroulement de ses actions. Sinon, comment interpréter par exemple le silence de cette Commission face aux éclats de voix, aux annonces de schisme et aux recours dans les tribunaux traduisant des relents de tribalisme en mondovision qui secouent et divisent l’Église évangélique depuis l’élection démocratique de leur pasteur, le professeur Jean Samuel Hendji Toya devant Richard Priso Moungolle (avec 205 voix contre 168 pour son challenger et protégé de la communauté Ngondo Richard Priso Moungolle) le 22 avril 217 au synode de Ngaoundéré? Une élection ordinaire qui tourne au psychodrame micro-tribal. Quelque temps après, le 26 mai 2018 précisément, le tribalisme refaisait les choux gras des médias avec la destruction du monument en pleine construction du nationaliste originaire d’Éséka, Um Nyobe, par les chefs et natifs du canton Bell à Mobile Njoh-Njoh dans la ville de Douala. Devant les médias, ils ont confié n’avoir pas été consultés avant le début des travaux de la Communauté urbaine de Douala. Auraient-ils commis de tels dégâts s’il s’était agi du monument de leur ascendant et martyr Douala Manga Bell par exemple? Plus proche, en octobre 2019, c’était le tour des natifs de Sangmélima de se mettre sous les feux des projecteurs et de la toile à cause de la xénophobie affichée vis-à-vis des Bamouns et des ressortissants de la région de l’Ouest en général. Les commerces et biens de ces derniers avaient alors été impitoyablement pillés, saccagés. Dans les contextes de crise entre les communautés, la CNPBM est logiquement en droit d’intervenir pour faire régner l’unité et l’intégration comme le prescrivent ses prérogatives. Pourtant, il n’en est rien. Les réactions auraient sûrement été plus promptes s’il s’était agi d’une bévue relative au respect du bilinguisme compte tenu du contexte très tendu causé par « la crise anglophone ».

Par ailleurs, à comparer les termes bilinguisme et multiculturalisme, on se rend à l’évidence que le premier, à savoir bilinguisme, est précis et concis parce que référant clairement aux langues officielles : le français et l’anglais. Alors que le second, multiculturalisme, est assez globalisant, générique. En effet, compte tenu de la définition très kaléidoscopique du terme culture, on peut se demander quel sera précisément le champ d’action de la Commission au sujet du multiculturalisme. Que va-t-elle en faire exactement? Se limitera-t-elle à promouvoir la triple centaine de langues camerounaises? Ce qui relèverait honnêtement d’une vue de l’esprit. Va-t-elle à proprement parler prendre en ligne de compte des problèmes relatifs aux innombrables us, coutumes et traditions du terroir? S’occupera-t-elle à faire renaître et à revaloriser les religions camerounaises jadis foulées au pied par les Occidentaux? Vantera-t-elle les vertus, les façons de vivre ensemble ou les systèmes des valeurs africains? Le flou au sujet des attributs de cette CNPBM, qui ne sont pas étayés dans le décret de création, est de nature à prêter le flanc au doute quant à l’efficacité des actions à entreprendre dans le domaine du multiculturalisme, lui-même mentionné si vaguement dans le décret de création. Il n’est pas question de souhaiter l’échec de cette Commission, mais l’on peut craindre qu’elle perpétue les écueils du passé. Notre étude a donc voulu mettre en débat la question en appelant à une réorientation des missions assignées au CNPBM.

Conclusion

L’examen des antécédents en matière de politique linguistique au Cameroun laisse voir que malgré quelques initiatives prises çà et là et sans grande portée, les langues et cultures du terroir ont toujours été délaissées depuis l’époque coloniale. Au contraire, tous les efforts ont toujours été concentrés à la protection et à la promotion des langues étrangères que sont le français et l’anglais en leur accordant des privilèges de tous genres. Pour remédier à la marginalisation linguistique évoquée dans la zone anglophone du pays, le Président de la République a mis sur pied un organisme chargé de veiller à la fois sur les cultures endogènes et sur le bilinguisme français/anglais. Mais eu égard à la politique linguistique d’aliénation qui a toujours prévalu au Cameroun, la crainte est qu’au lieu d’être une véritable aubaine pour les Camerounais·es, la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme soit plutôt un alibi pour continuer de les acculturer. Ceci en les occidentalisant progressivement et en remplaçant définitivement les langues et cultures camerounaises par celles anglaise et française.

Par ces agissements, l’État ne se soucie pas d’aller à l’encontre de ses propres prescriptions qui commandent de former des Camerounais·es d’abord enraciné·e·s dans leurs sociocultures avant de songer à l’extraversion. Car comment apprécier objectivement les langues et cultures d’ailleurs si l’on ne connaît pas les siennes? Pourtant, les spécialistes s’accordent à dire que la connaissance de l’ailleurs et des langues étrangères passe par la bonne maîtrise des langues et cultures endogènes. Cette conception rejoint celle de Kpwang (2011) et de Njoh Mouelle (1986) pour qui le développement d’un pays repose avant tout sur de solides bases socioculturelles. Ces arguments remettent à l’ordre du jour la problématique d’un parler endogène commun à tou·te·s les Camerounais·es tel que le sango en République Centrafricaine ou le kinyarwanda au Rwanda.

Par ailleurs, l’inquiétude est que la CNPBM reste dans sa logique de passivité face aux recommandations qui ont d’ailleurs toujours été faites par les chercheurs et chercheuses. En effet, il y a des chances qu’elle n’invente aucune solution miracle dans la mesure où les spécialistes en la matière (Mbangwana, 2004; Echu, 2005; Tadadjeu, 1985, 1990; Bitja’a Kody, 2000, 2001, 2004; Guimatsia, 2010; Takam, 2007; Piebop, 2015, 2018, etc.) ont déjà proposé à l’État des solutions visant à redresser la politique linguistique du Cameroun. C’est d’ailleurs le lieu de signaler que même la création de cette Commission pour la Promotion du Bilinguisme et du Multiculturalisme ne saurait être considérée comme une trouvaille, dans la mesure où un organisme similaire en rapport avec la promotion du bilinguisme avait déjà été réclamée il y a une vingtaine d’années par Echu (1999, p. 220) qui concluait en ces termes : « Finalement[…], nous proposons la mise en place d’une commission nationale pour le bilinguisme qui sera chargée de l’application du bilinguisme officiel dans tous les domaines ». Si les instructions officielles demeurent dans leur logique, il y a de fortes chances que ladite commission devienne superflue. Il serait ainsi appréciable que cette commission apprenne des échecs antérieurs et qu’elle soit un moyen pour le Cameroun de mieux asseoir sa politique linguistique et multiculturelle.

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  4. https://www.cnpbm.cm/fr/news-and-events/appropriation-de-la-nouvelle-loi-sur-les-langues-officielles-au-cameroun.html
  5. https://www.cnpbm.cm/fr/news-and-events.html

Pour citer cet article

Piebop, Céphanie Mirabelle Gisèle. 2020. Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme au Cameroun : un dérivatif ou une aubaine?. MASHAMBA. Linguistique, littérature, didactique en Afrique des grands lacs, 1(1), 35-62. DOI : 10.46711/mashamba.2020.1.1.2

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La revue MASHAMBA. Linguistique, littérature, didactique en Afrique des grands lacs est sous licence Creative Commons CC BY-SA 4.0, disponible en ligne, en format PDF et, dans certains contextes, en version imprimée.

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https://dx.doi.org/10.46711/mashamba.2020.1.1.2

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2630-1431