Volume 1 – numéro 1 – 2019 : Nation et République sous le prisme des défis contemporains

L’intégration nationale à l’épreuve des replis identitaires au Cameroun

Albert Jiotsa

 

L’intégration nationale est un processus dont l’aboutissement induit le sentiment commun d’appartenance et de construction solidaire de la nation par l’ensemble de ses populations. C’est dans ce sens que Durkheim, dont la définition est reprise par Makasso (2014, en ligne)[1], pense qu’il s’agit d’un « processus par lequel l’individu participe à la vie sociale de sa nation ». En effet, l’intégration nationale traduit la situation dans laquelle les individus participent de manière solidaire à la construction durable de leur nation tout en s’y sentant membres à part entière. Au regard de la délicatesse qui entoure un tel processus, il est évident qu’il s’agit ainsi d’une construction permanente, notamment dans le cas du Cameroun qui, en tant qu’une véritable « tour de Babel », présente ipso facto de nombreux facteurs pouvant plutôt constituer des écueils à cette intégration. Au rang de ces nombreux facteurs figure en bonne place la diversité culturelle qui peut être à la fois un atout et une entrave à ce processus. À la vérité, la diversité culturelle au Cameroun motive parfois cette tendance à se replier vers sa communauté d’appartenance.

Selon Dicos Encarta (2009), le terme repli suppose l’action de se replier. De manière générale, ce terme est synonyme de regroupement, lequel renvoie au sentiment d’appartenance à un groupe ou à une communauté humaine spécifique. Les replis identitaires évoquent alors l’idée de regroupement ou de rassemblement d’individus sur la base des aspirations communes et des affinités partagées d’ordre religieux, linguistique, ethno-tribal, historique, etc. Sur le plan géographique ou territorial, les replis identitaires sont un mouvement autarcique dont l’expression et la cadence varient d’un espace à un autre. Au Cameroun précolonial et même colonial, ce phénomène très ancien fut marqué par une dynamique ethno-régionale sous fond de réappropriation des valeurs identitaires dans le but d’impulser le développement local. Après l’indépendance, l’on a assisté à un musellement des forces ethno-régionales durant la période du monolithisme politique. Ce musellement a pris fin à l’avènement du multipartisme (début des années 90). Tout compte fait, le déploiement des regroupements identitaires dans le Cameroun indépendant s’est fait, et continue d’ailleurs à se faire, à double vitesse. D’où la problématique d’une appropriation indélicate du phénomène au regard de la perspective de l’intégration nationale.

En effet, l’on note de plus en plus une résurgence incontrôlée et/ou trouble d’une certaine mouvance identitaire séparatiste. La présente étude entend alors s’interroger sur la place des replis identitaires dans le processus de l’intégration nationale au Cameroun. Elle se fixe pour objectif d’examiner les risques liés à une mauvaise appropriation des replis identitaires dans un contexte de consolidation de l’intégration nationale. Il sera précisément question de retracer l’historique de la dynamique identitaire, d’analyser les forces et faiblesses du phénomène et de proposer des solutions opérantes contre le revers du phénomène et qui permettraient de consolider l’intégration nationale. La démarche analytique – qui est à la fois synchronique, diachronique et sociocritique – mettra en relief le caractère ancien et versatile des replis identitaires.

Les replis identitaires au Cameroun: un phénomène ancien et « résilient »

Loin d’être un phénomène nouveau au Cameroun, les replis identitaires remontent à une époque très ancienne de l’histoire. En effet, la première organisation à caractère identitaire, voire ethno-régionale, vit le jour au début du VIIe siècle après Jésus-Christ. Au fil du temps, d’autres regroupements identitaires virent le jour au point où l’on a assisté à un foisonnement de regroupements identitaires à la veille de l’indépendance. Toutefois, ces regroupements identitaires ont connu des trajectoires différentes dues au fait qu’ils n’ont pas toujours eu les mêmes aspirations.

Le caractère ancien de la dynamique ethno-régionale au Cameroun

Les replis identitaires sont un phénomène non seulement très ancien, mais surtout résilient au Cameroun du fait qu’ils se fondent essentiellement sur l’affirmation de l’identité de soi. Ils ont pris naissance avec l’avènement du Ngondo qui est sans aucun doute le plus ancien des regroupements identitaires au Cameroun (Moumé Etia, 1991, p. 6). Son origine remonte probablement au début du VIIe siècle au moment où les Duala venaient tout juste de s’installer sur l’estuaire du Wouri (Kpwang Kpwang, 2011, p. 127). Doumbé Moulongo estime d’ailleurs que le Ngondo est antérieur à l’arrivée du premier missionnaire (Merrick en 1843). Depuis la période allemande, le Ngondo (Mpaké Nyeke et H. G. Mbeng Dang, 2016)[2] a joué un rôle important dans la régulation de la société duala ainsi qu’au niveau des échanges commerciaux avec les Européens (Doumbè Moulongo, 1971, p. 15-16). Depuis sa naissance, le Ngondo a été et reste le symbole de l’unité des Duala, la concrétisation d’un front uni appelé à défendre l’honneur de ce peuple aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur[3].

Un autre regroupement identitaire dont les origines remontent à plusieurs siècles est le Mpo’o. De nombreux auteur-e-s à l’instar de Mboke nous apprennent que les origines du Mpo’o remontent précisément à 700 ans (Mpaké Nyeke et Mbeng Dang, 2016, p. 93). Ce regroupement intègre un ensemble de 14 clans descendants d’un ancêtre éponyme commun appelé Nnanga Mbang Ngue alias Mpo’o Mingenda Milibet Ben (l’eau de la chute qui ne remonte jamais à sa source) et de ses collatéraux Njob Mbang, Nso’o Mbang, Peke Mbang (ibid., p. 95). Toutefois, c’est véritablement en 1948 que commence la fête commémorative du peuple Mpo’o. Au cours de cette fête, l’amicale est remplacée par l’assemblée coutumière et traditionnelle des Elog Mpo’o.

Le Ngondo et le Mpo’o étaient par essence des associations apolitiques dont la mission essentielle était la revalorisation et la revitalisation de l’identité culturelle de leur peuple respectif. À la veille de l’Indépendance du Cameroun, de nombreux regroupements identitaires rythmaient la vie sociopolitique.

Le Kumze, créé en mars 1948 à Dschang par le chef traditionnel de Foréké-Dschang, Mathias Djoumessi, avait pour objectif le rassemblement  des Bamiléké, la préservation de la coutume et la revalorisation des valeurs culturelles des peuples de l’Ouest-Cameroun[4].

L’Union Bamoun (UNIBA): cette assemblée traditionnelle du peuple Bamoun, connu de nos jours sous la dénomination de Ngouon fut à l’origine créée en juin 1948 à Foumban par le sultan des Bamoun, El Hadj Njimoluh Seidou Njoya avec le soutien d’Arouna Njoya[5]. L’UNIBA avait ainsi pour but d’aboutir à l’union des Bamoun et à la préservation de leur riche patrimoine culturel[6].

L’Efulameyon est créé en décembre 1948 à l’initiative de Daniel Awong Ango. Ce regroupement fusionnait les associations claniques du peuple ekang (Fang-Beti-Boulou). Ses objectifs étaient d’ailleurs d’aboutir à l’union des Fang-Beti-Bulu des régions administratives du Ntem et de Kribi, à la défense de leurs intérêts économiques, à la renaissance culturelle, morale et intellectuelle de leur société et à l’établissement des relations étroites avec l’administration de tutelle[7].

Le Koupé est l’assemblée traditionnelle des populations du Moungo. Il a été créé en 1950 par Jean Kwélé.

Le Kwasio est l’assemblée traditionnelle des ressortissants de Kribi. Créé en 1953 par Christophe Ngouah Nkoulet, il fusionnait trois groupes tribaux de la région kribienne que sont les Ngoumba, les Mabéa et les Pfiebouri (Ombolo, 1989, p. 25). Cette assemblée avait pour but la connaissance de l’histoire, la revalorisation des coutumes et le développement de l’esprit de solidarité (Kpwang Kpwang, 2011, p. 126).

Le Marata est créé en 1953 par Charles René Guy Okala[8]. Cette association avait pour but de rassembler tous les peuples bantous de la vaste région administrative du Mbam pour cultiver en eux l’esprit de solidarité et l’envie de préserver leurs coutumes.

L’Anagsama-Lessomolo est créé en 1956 à Obala. Cette assemblée fusionnait les Eton, les Manguissa et les Batchenga dans le but non seulement  de cultiver l’entente, l’entraide, la solidarité, mais aussi, et surtout, de revaloriser leur patrimoine culturel[9].

Le Kolo-Beti, créé en 1956 à Yaoundé par Philippe Mbarga Manga, est une association qui avait pour objectifs le resserrement des liens de parenté entre les Kolo-Beti, la revalorisation des cultures et traditions beti et le développement de l’esprit de solidarité entre ces différents groupes tribaux[10].

Cette présentation succincte que nous venons de faire de certains regroupements identitaires au Cameroun révèle clairement que le phénomène n’est pas récent. Bien plus, la dynamique identitaire telle que retracée ci-haut révèle également que ces regroupements, loin d’être le socle des divisions, ont plutôt marqué la scène camerounaise d’une façon indélébile, à travers notamment leurs actions de rassemblement des populations culturellement proches, de revalorisation culturelle, et même de solidarité et de cohésion régionales (Kpwang Kpwang, 2011, p. 127). Par conséquent, il convient de dire que ces regroupements avaient des idéaux salutaires pour la consolidation de l’intégration nationale. Toutefois, leur évolution s’est faite en dents de scie.

Une évolution en dents de scie du phénomène des replis identitaires au Cameroun

Dans leur déploiement, les replis identitaires ont été aussi bien positivement que négativement rythmés par des contingences sociopolitiques diverses. Ainsi, trois grands moments ont rythmé cette évolution.

Le premier moment concerne la longue période de déploiement des regroupements identitaires au Cameroun. Cette période va de l’ère précoloniale (depuis la naissance du Ngondo au VIIe siècle après Jésus-Christ) à l’indépendance (Mpaké Nyeke et Mbeng Dang, 2016). Toutes ces organisations ont contribué au développement économique, socioculturel et politique du territoire camerounais à l’ère précoloniale. Par la suite, elles ont pesé de tout leur poids dans le combat nationaliste qui a conduit finalement à l’indépendance et à la réunification du pays (ibid., p. 123). Kpwang Kpwang souligne à cet effet:

En 1957, après une longue période d’autisme où chaque regroupement identitaire évoluait dans son fief, quatre d’entre eux, en l’occurrence le Kolo-Beti, le Ngondo, le Kwasio et l’Efulameyon se retrouvèrent à Yaoundé sur invitation de Philippe Mbarga Manga, notable ewondo et président général du Kolo-Beti. Cette réunion aboutit à la création de l’Union des Associations Traditionnelles du Cameroun (UNATRACAM), une coordination dont l’objectif était, entre autres, d’amener les différents regroupements identitaires qui animaient la scène sociale au Cameroun français de « parler d’une seule voix pour tous les sujets concernant le Cameroun » (Kpwang Kpwang, 2011, p. 125).

Ce passage d’Alima vient corroborer la lecture de Kpwang Kpwang:

au moment où la question du débat sur le Cameroun a commencé à se poser avec acuité, les regroupements identitaires se sont arrangés pour aller à l’ONU. Les collectes de fonds organisées dans les unités administratives permirent à certains d’être présents à New-York. Parmi ces pétitionnaires, on retrouvait, entre autres, le chef Ernest Betoté Akwa pour le Ngondo, Paul Biba bi Ngota pour l’Efulameyon, tous deux aux côtés du camp du 1er ministre Ahmadou Barbatora Ahidjo, le protégé de la France coloniale; Germain Tsala Mekongo pour l’Anagsama-Lessomolo, Philippe Mbarga Manga pour le Kolo-Beti, aux côtés du camp nationaliste dont le chef de file était le leader de l’Union des Populations de Cameroun (UPC), le Dr Félix Roland Moumié, partisan de l’amnistie générale, de l’élaboration de la constitution et de l’organisation des élections générales sous le contrôle de l’ONU avant la levée de la Tutelle (Alima, cité par Kpwang Kpwang, 2011, p. 128).

Fort de ce qui précède, il apparaît clairement que les replis identitaires au Cameroun avant l’indépendance s’inscrivaient dans une dynamique salutaire, laquelle visait essentiellement la construction de la Nation à travers notamment la défense de l’identité et de la souveraineté du Cameroun.

Le deuxième moment renvoie à la période du monolithisme politique, période au cours de laquelle l’on a assisté au musellement des regroupements identitaires au Cameroun. En effet, après son élection à la tête du pays, le 05 mai 1960, le président Ahmadou Ahidjo s’est lancé dans un mouvement d’institutionnalisation de la pensée unique afin d’aboutir à la constitution d’un « grand parti national unifié » (Gaillard, 1989, p. 37), lequel devrait s’opérer à travers l’ébranlement total du système de pluralisme politique qui avait cours jusque-là. C’est ainsi que tous les caciques et autres thuriféraires du régime d’Ahmadou Ahidjo à l’instar d’Abraham Mvé Ndongo, Inspecteur Fédéral du Littoral, soutenait obstinément que « la poursuite de l’objectif d’unité et de paix nous commande de détribaliser les manifestations de culture » (Fogui, 1991, p. 246).

Dans la poursuite de leur objectif, les caciques du régime d’Ahidjo ont arrêté un ensemble de textes juridiques visant le musellement des regroupements identitaires dans tout le pays. On peut citer dans ce registre l’ordonnance du 07 mai 1960[11], la loi no 67/LF/19 du 12 juin 1968[12], etc. Le président Ahmadou Ahidjo avait estimé, pour sa part, que la construction et la réalisation de l’unité nationale – et donc de l’intégration – supposent qu’il n’y a ni Ewondo, ni Duala, ni Bamiléké, ni Boulou, ni Foulbé, ni Bassa, etc., mais partout et toujours des Camerounais (Ahidjo, 1964, p. 29).

Suite à la stricte application de ces mesures juridiques, tous les regroupements identitaires furent interdits d’existence durant toute la période du monolithisme politique au Cameroun. C’est le cas de l’Efulameyon (interdit le 08 septembre 1962), l’Assemblée Coutumière et Traditionnelle des Elog-Mpo’o (ACTEM) en 1979 ainsi que du Ngouon et de beaucoup d’autres. Même le Ngondo qui avait jusque-là résisté fut interdit en 1980 (Djemba, 1991, p. 5).

Le troisième moment est celui du retour sur la scène sociopolitique des forces ethno-tribales dès le début des années 90. En effet, après une longue période d’hibernation marquée par le musellement, voire l’interdiction administrative des regroupements identitaires pendant le règne du monolithisme politique, l’on a assisté à la reprise d’activités de ces derniers à la faveur de la loi 90/053 du 19 décembre 1990 portant sur la liberté d’association[13]. Cette loi aura non seulement permis le retour de ces organisations à caractère identitaire sur la scène, mais elle a également donné lieu à la naissance de nombreux festivals dans plusieurs localités du Cameroun.

Au total, les replis identitaires sont un phénomène ancien qui a connu une évolution en dents de scie. Depuis le retour des forces identitaires en 1990, après leur interdiction pendant le règne du monolithisme politique, leur perception a considérablement été évoluée. Des soutiens aux luttes indépendantistes, elles sont devenues, en raison de ce contexte sociopolitique, des espaces où les groupes s’organisent pour faire face aux influences de l’intérieur. Dans un contexte marqué par la promotion et la consolidation de l’intégration nationale, les replis identitaires doivent se départir de toute logique autarcique qui peut compromettre l’esprit communautaire et le vivre-ensemble.

Analyse des risques liés à une appropriation indélicate du phénomène des replis identitaires au regard de la perspective de l’intégration nationale

Face à l’adversité que constituent l’esprit séparatiste, la pauvreté, l’égocentrisme et bien d’autres fléaux sociopolitiques, les Camerounais gagneraient à tirer le meilleur parti en se réappropriant leur patrimoine culturel tout en contribuant à leur développement économique et social. Au vu de la mosaïque de cultures qui singularise l’identité camerounaise, il nous semble commode de préconiser un type de développement dont l’authenticité repose sur les valeurs spécifiques du patrimoine de chaque aire culturelle. Cette réappropriation du phénomène du repli identitaire ferait littéralement corps avec le sujet Cameroun qui reste foncièrement « une exception plurielle » (Kengne Fodouop, 2010).

La consolidation de l’intégration nationale au travers de la lutte contre les tendances centrifuges

Le modèle républicain d’intégration nationale postule que l’ensemble des communautés humaines dans un pays aspire à un vouloir-vivre-ensemble quelles que soient leurs origines culturelles, ethniques, tribales et autres. Dans ce sillage, les uns et les autres sont appelés à éprouver et manifester l’envie de faire partie d’une même entité: la nation (Renan, 1982). Ainsi, il est tout simplement question d’une transcendance du lien social national sur les liens sociaux originels. Dès lors, l’expression du repli identitaire – à travers notamment la formation des regroupements et autres organisations identitaires tels que les festivals culturels –, pour être salutaire, doit se dépouiller de toute tendance centrifuge.

La prééminence de la nation sur les regroupements ethno-identitaires.
Source: Synthèse de l’auteur.

La figure ci-dessus est une traduction adéquate et pratique de l’esprit dans lequel doivent baigner les replis identitaires.

Au niveau politique, tout regroupement identitaire ne devrait se départir des notions de patrie, de patriotisme, de civisme, de sanctuarisation et de défense du territoire national et des institutions de la République, de décentralisation, de gouvernance locale, de droits et devoirs citoyens et des droits de l’humain en général. Sur un tout autre plan, toutes les initiatives entreprises ne devraient pas être en rupture d’avec l’idée et la promotion du vivre-ensemble. De manière générale, les actions sur le plan politique des regroupements identitaires doivent s’inscrire dans une double dimension institutionnelle et participative.

Au niveau socioculturel, l’intégration nationale met en évidence la nécessité de constituer un brassage authentique de tous les groupes humains en une nation à partir des spécificités ethno-tribales. Étant donné que ces dernières ne peuvent être exaltées et pérennisées que dans un cadre d’expression des identités locales, il importe donc de souligner de ce point de vue que les regroupements identitaires doivent se mouvoir sous le prisme de la cohésion sociale. Pour s’opérer de manière authentique, l’intégration socioculturelle doit s’intéresser aux expressions de l’appartenance et des relations d’une communauté humaine avec d’autres communautés d’une part et avec la communauté nationale d’autre part. La promotion des festivals culturels apparaît alors comme étant une véritable expression de l’identité multiculturelle du Cameroun.

Au plan économique, les replis identitaires sont une force à capitaliser dans la mesure où ils visent à assurer la pleine participation des populations locales à la vie et à l’activité économique des différents terroirs. C’est ainsi qu’il est souvent organisé des comices agropastoraux lors de certains regroupements identitaires au cours desquels les populations locales exposent les produits de leur savoir-faire. Cette préservation du dynamisme des différentes entités infranationales constitue une stratégie salutaire pour un développement harmonieux et équilibré de l’ensemble national. On pourrait dans ce cas parler d’une conciliation de l’intérêt collectif avec les intérêts respectifs de chaque localité.

Une appropriation durable du repli identitaire dans la perspective de la consolidation de l’intégration nationale passe nécessairement par la lutte contre le primordialisme ou la communauté primaire. D’où la remise en cause de la stratégie des mémorandums et de la logique du « mapartisme[14] ».

La capitalisation des forces et prouesses de la dynamique identitaire en vue de la consolidation de l’intégration nationale

Nous présentons à ce niveau les conditions dans lesquelles l’identité nationale peut être moulée à partir de l’identité ethno-tribale. De ce point de vue, il convient de souligner d’emblée que les regroupements identitaires se posent comme étant des instruments parfaits de rassemblement des groupes humains à l’échelle régionale ou locale. À ce titre, le vaste chantier d’éducation à la citoyenneté et à l’intégration nationale devrait davantage se réaliser par l’entremise de ce cadre.

Loin d’être le socle des divisions de toute sorte, les replis identitaires constituent une force pour l’intégration socioculturelle dans la mesure où ils favorisent le brassage culturel au niveau des différentes localités concernées, tout en contribuant à améliorer la qualité de la vie sociale. La consolidation de l’intégration nationale doit être à même d’assurer le vivre-ensemble et de permettre la prise en compte de la diversité des valeurs traditionnelles et culturelles nationales. Si nous prenons l’exemple des festivals culturels, il est remarquable de relever que leurs différentes expressions visent non seulement à promouvoir une cohabitation sociale harmonieuse, mais aussi et surtout à développer les valeurs culturelles et traditionnelles locales, régionales et nationales, tout en contribuant au développement économique local et national.

Face à certaines menaces grandissantes que constituent de nos jours l’insécurité et le terrorisme, les regroupements identitaires pourraient être un cadre de concertation en vue d’une coordination efficiente des moyens de lutte au niveau local. Le système d’autodéfense des populations exposées à ces menaces peut également tirer son fondement et son efficacité de cette logique. Les regroupements identitaires peuvent ainsi se constituer en organisations sécuritaires devant coopérer avec les forces de maintien de l’ordre pour la préservation de la paix et de la sécurité.

Les politiques se sont souvent servis de certains regroupements identitaires pour atteindre leurs objectifs égoïstes. En effet, en tant que cadre idéal de mobilisation des masses, l’adhésion de certains individus à ces organisations est parfois un simple moyen de vendre leur image politique et d’acheter moralement la conscience d’éventuels électeurs/électrices naïfs/naïves et inconscient-e-s. Cette stratégie subtile se justifie par la nature apolitique de tout regroupement identitaire.

Au sein de certaines organisations identitaires, les festivals culturels par exemple, il existe certaines initiatives louables de création de richesse afin de lutter contre la pauvreté et le chômage des populations. C’est ainsi que de nombreuses activités génératrices de revenus sont créées pour le grand bonheur de leurs membres. Dans cette dynamique, plusieurs Groupements d’Initiatives Communes (GIC) ainsi que des coopératives agricoles ont vu le jour. Ces GIC et coopératives sont souvent bénéficiaires de multiples subventions et/ou dons offerts aussi bien par l’État que par certaines élites locales ou certain-e-s donateurs/donatrices privé-e-s.

Conclusion

La participation des individus à toute entreprise développementale engagée par les regroupements identitaires respectifs concourt de fort belle manière à la consolidation de l’intégration nationale. Depuis l’avènement des premiers regroupements au Cameroun, il y a plusieurs siècles, les préoccupations développementales ont toujours été au cœur des actions entreprises en vue de l’édification solide et durable de la nation. La difficile avancée de la notion d’intégration nationale au Cameroun est principalement due à un certain nombre de facteurs tels que le tribalisme, le primordialisme ou la communauté primaire, l’esprit séparatiste, les tendances centrifuges, l’exclusion ou la marginalisation, les conflits entre autochtones et allogènes, etc. Face à tous ces obstacles qui peuvent parfois découler d’une mauvaise appropriation du repli identitaire, nous en sommes arrivé à réaliser que l’intégration nationale est un construit social qui ne peut s’accomplir qu’à travers l’intégration de toutes les forces culturelles dans une logique de cohésion nationale. Il est donc question de promouvoir un bilinguisme intégral, le multiculturalisme et le vivre-ensemble, l’intégration des particularités inhérentes à l’essence identitaire de la nation camerounaise, la préservation de la diversité dans l’unité, la réalisation de l’union sacrée entre l’identité nationale et l’identité ethno-tribale en vue de la consolidation de l’intégration nationale.

Au rang des éléments qui constituent le patrimoine identitaire de l’humanité figurent en bonne place les langues, les arts et les civilisations. Une appropriation intelligente de ces éléments influe sur la qualité de la vie des sociétés humaines, car ils sont à même de produire des richesses qualitatives dont ont besoin les populations. Ces éléments importants du patrimoine identitaire de l’humanité sont des véritables réceptacles au travers desquels transparaissent les prouesses civilisationnelles qui fécondent et portent l’humanité. Au Cameroun, leur inventaire systématique au sein des regroupements identitaires permettrait de les valoriser, de les sécuriser pour les générations à venir et surtout de les exploiter à des fins économiques de toutes sortes. Ainsi, un peuple résolument tourné vers l’avenir se doit de se réapproprier durablement l’ensemble des ingrédients de son patrimoine identitaire commun. Le développement et l’intégration auxquels aspirent les peuples africains en général et camerounais en particulier ne sauraient se réaliser dans le cadre d’une tabula rasa de leurs diverses valeurs identitaires.

Références

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Alima, Jos Blaise. 1977. Les chemins de l’unité. Comment se forge une nation? L’expérience camerounaise. Paris: ABC.

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Archives Nationales de Yaoundé, 3AC 366. 1956. Kolo-Beti.

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Doumbè Moulongo, Maurice. 1971. Le Ngondo, assemblée traditionnelle du peuple duala. Yaoundé: CEPMAE.

Fogui, Jean-Pierre. 1991. L’intégration politique au Cameroun. Une analyse centre-périphérie. Paris: Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence.

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Kengne Fodouop. 2010. Cameroun: autopsie d’une exception plurielle. Paris: L’Harmattan.

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Makasso, Isabelle. 2014. Les défis de l’intégration nationale au Cameroun. ASSEJA, Jeun’Action Développement, publié le mercredi le 05 mars 2014.

Moumé Etia, Léopold. 1991. Cameroun: les années ardentes. Aux origines de la vie syndicale et politique. Paris: JAPRESS.

Mpaké Nyeke, Paul et Mbeng Dang, Hanse Gilbert. 2016. Les associations traditionnelles au Cameroun: rôle et enjeux. Le cas du Ngondo et du Mpo’o. Dans Pour une Afrique émergente: une culture tournée vers l’avenir (p. 91-118). Paris: L’Harmattan.

Ombolo, Jean-Pierre. 1989. Essai sur l’histoire, les clans et les regroupements classiques des Eton du Cameroun; une étude de la structure clanique des Eton accompagnée d’une présentation anthropologique générale du cadre ethnico-culturel: la société globale fang-beti-boulou (groupe dit pahouin). Thèse de doctorat, Université de Yaoundé.

Renan, Ernest. 1882. Qu’est-ce qu’une nation?. Conférence à la Sorbonne, 11 mars.



  1. Lire à cet effet "Les défis de l’intégration nationale", in ASSEJA, écrit par Isabelle MAKASSO et publié le mercredi le 05 Mars 2014 13:58:52. Consulter le lien http://asseja.net.
  2. Plus tard, le Ngondo déborda le cadre duala et devint l’Assemblée traditionnelle de tous les peuples côtiers du Cameroun (Douala, Bassa, Bakoko, Batanga, Yabassi, etc.) regroupés sous le nom générique de Peuple Sawa.
  3. ANY, 2AC 124 Assemblée Traditionnelle du peuple Douala, le « Ngondo », 1952, Statuts de l’assemblée « Ngondo »; ANY, 1AC 107, 1947.
  4. ANY APA 1627, Kumze, Statuts, 1949.
  5. Arouna Njoya fut sénateur et conseiller à l’ARCAM (Assemblée Représentative du Cameroun).
  6. ANY, 2AC, 107, Assemblée Traditionnelle du Peuple Bamoun, 1948-1955.
  7. ANY, 2AC, 3681, Union Tribale Ntem-Kribi (UTNK), Statuts, 1949.
  8. Charles René Guy Okala fut le président-fondateur du Parti Socialiste Camerounais (PSC) et ancien sénateur du Cameroun.
  9. ANY, APA, 243, Région du Nyong et Sanaga, Rapport de tournées, 1956-1957.
  10. ANY, 3AC 366, Kolo-Beti, 1956.
  11. Cette ordonnance portait sur l’organisation de l’état d’urgence. Selon son article 4, la circulation des personnes et des biens devrait désormais être soumise à des mesures restrictives et éventuellement à une autorisation administrative.
  12. L’article 4 de cette loi stipulait précisément que « les associations présentant un caractère exclusivement tribal ou clanique, ainsi que celles qui sont fondées sur une cause ou en vue d’un objet illicite contraire aux lois et aux bonnes mœurs […] sont nulles et de nul effet ». Lire à ce sujet Fogui (1991, p. 129).
  13. Cf. la loi no 90-53 du 19 décembre 1990 portant sur la liberté d’association au Cameroun. Cette loi stipule, en règle générale, que les associations obéissent à deux régimes. Relèvent du régime de l’autorisation, les associations étrangères et les associations religieuses. Toutes les autres formes d’association sont soumises au régime de la déclaration. Toutefois, ces régimes ne s’appliquent pas aux associations d’intérêt économique ou socioculturel. Les partis politiques et les syndicats étant régis par des textes particuliers.
  14. Ce concept est du penseur et philosophe camerounais Hubert Mono Djana. Il l’a forgé dans la perspective de s’indigner contre toute logique égocentrique qui consiste, pour certaines communautés, à revendiquer à tort et à travers « leur part du gâteau national ».

Pour citer cet article

Jiotsa, Albert . 2019. L’intégration nationale à l’épreuve des replis identitaires au Cameroun. ADILAAKU. Droit, politique et société en Afrique, 1(1), 81-99. DOI : 10.46711/adilaaku.2019.1.1.5

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La revue Adilaaku. Droit, politique et société en Afrique est sous licence Creative Commons CC BY-SA 4.0, disponible en ligne, en format PDF et, dans certains contextes, en version imprimée.

Digital Object Identifier (DOI)

https://dx.doi.org/10.46711/adilaaku.2019.1.1.5

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