Volume 1 – numéro 1 – 2019 : Nation et République sous le prisme des défis contemporains

Désenchantement de la république au Cameroun: les rationalités en finalité contre les rationalités en valeur

Bertrand-Michel Mahini et Sakinatou Daouda

 

La république est-elle une idée (Nicolet, 1982) ou une passion, comme le suggèrent Nicolet, Vovelle, Huard et Martelli (1992)? N’est-elle pas un modèle ou simplement une culture politique, comme le postule Berstein (1992)? Au fait, le terme république renvoie à une forme de gouvernement dans laquelle le pouvoir n’est la propriété de personne. Tel est le sens de la pensée philosophique de ses théoricien-ne-s tels Platon et Aristote pour qui la notion se ramène à ses origines grecque politeia et latine res publica, c’est-à-dire « la chose publique » (Nay, 2008, p. 470). Elle est impersonnelle et se fonde sur le sacro-saint principe de l’intérêt général. La philosophie politique aristotélicienne l’érigea au rang des formes justes de régimes politiques. Celle-ci se présente alors comme le gouvernement de la majorité, un mode d’organisation politique dans laquelle un grand nombre d’individus détient les rênes du pouvoir et gouverne la cité. D’après Aristote, le régime républicain concilie démocratie et oligarchie. Il vise l’intérêt de tous et de chacun et procure, en conséquence, la stabilité sociopolitique[1].

Telle que théorisée et conceptualisée, la république ne représente plus qu’un idéal de forme de gouvernement et donc, un simple artifice. Toutefois, si l’exploration de ses origines sociales nous fait remonter à la Grèce antique, il y a lieu de reconnaître que – tel qu’il est appliqué dans l’État contemporain, en Afrique et plus singulièrement au Cameroun – ce type de gouvernement trouve ses linéaments dans la pratique française de la république dont les jalons sociaux résident dans les valeurs drainées et défendues par la révolution de 1789[2]. Car, faut-il le rappeler, l’idée républicaine, que ce soit en France ou aux États-Unis[3], trouve son inspiration dans l’expérience politique de la fin du XVIIIe siècle qui associe définitivement la république à l’idée d’un gouvernement tirant sa légitimité du peuple avec pour seul et unique objectif, le bien commun (Nay, 2008, p. 470).

En revisitant rapidement les réflexions portant sur ce type de régime politique, on débutera par le débat sur « l’invention de la république, aux États-Unis » de Vedel (1992). Au fait, le modèle américain s’étale sur treize républiques et traite de l’origine populaire du pouvoir de façon opératoire, de la nature des constitutions du pays, de son régime représentatif, des droits humains et libertés, etc. (Vedel, 1992, p. 128-129). Les contrastes entre les républiques issues de l’indépendance et la république née de Philadelphie[4] sont fort saisissants. En France, la Troisième République tenue pour libérale n’avait rien de réellement libéral aux yeux de Poulat (1980). Elle se singularisait plutôt par un libéralisme inachevé – n’allant pas au bout de ses principes –, par l’inefficacité juridique de la Déclaration des droits de homme et du citoyen de 1789, par le refus du contrôle de la constitutionalité des lois, les carences de la justice symbolisées par l’inexistence du pouvoir judiciaire, etc. (Poulat, 1980, p. 285).

Et pourtant, c’est sous cette Troisième République qu’on observa, d’après Berstein et Rudelle (1992), une propension à la création des procédures juridiques de traitement collectif des problèmes au dépend des logiques de traitement individuel de jadis. Les Troisième et Quatrième Républiques semblent avoir répondu aux aspirations de la société de leur époque et s’insèrent dans « une sorte d’écosystème dont tous les éléments sont en symbiose les uns avec les autres: représentations mentales, fondements philosophiques, références historiques, dispositions institutionnelles, organisation et structures sociales, pratique » (Berstein et Rudelle, 1992, p. 7). La France disposerait donc d’un programme républicain spécifique dont le déploiement conjugue un projet de société avec une forme de gouvernement: c’est la République sociale dont parlent Borgetto et Lafore (2000). Pour ces auteurs, la république n’est pas seulement une procédure, mais également une substance. Elle n’est pas simplement une forme, mais aussi et surtout un fond (Borgetto et Lafore, 2000, p. 6-7). En France, elle est mise en place en deux temps. La révolution de 1789 prolongée par celle de 1848 fournit la matrice originelle, alors que la Troisième République lui donne un cadre et une structure de développement ultérieur (Renard, Borgetto et Lafore, 2001, p. 498). Sa mise en œuvre est envisagée au tour de la constitution d’un cadre juridique et de la définition des politiques sociales. La combinaison du droit social, alternative aux impasses du droit révolutionnaire avec le service public, nouvelle représentation de l’État, constitue ainsi la spécificité du régime républicain français (Renard, Borgetto et Lafore, 2001, p. 124 et 146).

C’est d’ailleurs ce que revisite Nicolet (2000) sous le titre « Histoire, Nation, République » en demandant à l’Histoire d’expliquer minutieusement comment la Nation française s’est transformée en une si particulière République. Il remonte ainsi aux sources de l’idée de République, longtemps avant que celle-ci ne se réalise dans le monde concret. Vovelle (1988) décrit la matérialisation de l’idéal républicain en France, de 1789 à 1799. Huard (1992), lui, s’intéresse à la manière dont la République s’est fortifiée au courant du XIXe siècle. Alors que le XXe siècle amène Martelli (1992) à repérer ce modèle de gouvernement comme une cohérence en crise. Tantôt « enlisée » (Taguieff, 2005), tantôt « menacée » (Taguieff, 1996), la république semble aujourd’hui « dévoyée », pour peu qu’on accorde du crédit aux écrits de Couderc (2001). Au Cameroun, elle ne se porte non plus mieux. Dès lors, l’on se rend compte que l’enthousiasme que peut charrier l’adoption du vocable « république », comme le first Name[5] de la grande majorité des systèmes politiques de nos jours, dissimule mal son désenchantement (Weber, 1990, p. 69) progressif. Ce processus de décadence dans la société camerounaise se traduit par un détachement dans les pratiques et représentations mentales des citoyen-ne-s (des agents et usagers/usagères du service public, gouvernant-e-s et gouverné-e-s) de l’emprise des valeurs républicaines en vigueur.

Au sein de cette société, l’émergence de rationalités égoïstes et la configuration des rationalités minoritaires (rationalités des minorités) fragilisent l’esprit d’unité et d’identité nationale vouant aux gémonies l’idéal républicain, gage de stabilité sociopolitique. L’effervescence des crises liées à la gestion de ce régime politique au Cameroun met en cause l’idée de « République une et indivisible » telle que définie par la constitution de 1996. Toute chose qui amène à se demander ce qui reste encore de la République telle qu’originellement définie, constitutionnellement proclamée, symboliquement projetée et politiquement entretenue. Au fait, la présente réflexion se propose d’analyser la crise des mœurs républicaines au Cameroun. Quelle appréciation peut-on faire de la pratique contemporaine de la Res publica au Cameroun? Est-elle encore conforme à l’esprit et aux valeurs qui la fondent? Dans quelle mesure les stratégies de riposte à l’évanescence des mœurs républicaines sont-elles envisageables?

À ce sujet, la réalité semble implacable: la pratique contemporaine de la République au Cameroun connaît une décadence des valeurs qui lui sont inhérentes. Cette dynamique de désenchantement est la résultante du triomphe des rationalités particularistes sur les rationalités en valeur et en affection. Les perspectives de replâtrage de l’épave de cette forme de gouvernement sont ainsi collectivement ré-appropriatives. Car la pacification démocratique à l’oeuvre dans ce pays semble dissimuler la désertion civique (Gauchet, 1990).

Partant de l’idée selon laquelle, toute action ou tout comportement relève d’un calcul, et donc orienté de manière significative, la fresque analytique se déploiera au travers du néo-institutionnalisme. Dans ce sillon explicatif, nous envisageons d’abord saisir à l’aune du néo-institutionnalisme historique, suivant la logique de path dependency, la dynamique de constitution de la république constitutionnelle du Cameroun à partir du type idéal de la république définie par la philosophie politique. Le travail consistera par la suite à analyser, à la lumière du néo-institutionnalisme de choix rationnel, le processus d’évanescence des mœurs républicaines sous l’emprise d’une dialectique des rationalités et, dans une perspective combinatoire des trois néo-institutionnalismes[6], dégager les perspectives de (re)configuration de l’identité républicaine camerounaise.

De l’idéal-type républicain à la république constitutionnelle du Cameroun

L’État, société politique, précède la République, forme de gouvernement. Comme l’a si bien défini Hobbes (1651) en philosophie politique, les circonstances de l’adoption de la première étaient dominées par l’insécurité des peuples. Un contexte où l’humain était un prédateur pour son alter ego. D’où l’option des humains, à en croire Rousseau (1762), de mettre un terme aux conflits d’intérêts dont ils étaient sujets. Ils ont décidé de passer un contrat de confiance et d’obéissance mutuelles; confiant ainsi leur sort entre les mains d’une poignée de personnes garantes de la gestion des affaires publiques. De nos jours, la plupart de ces systèmes politiques ont adopté le modèle républicain comme régime politique, mode de gouvernement présenté comme un modèle idéal de direction des humains dans les sociétés modernes et démocratiques. La république se présente, dès lors, comme le régime qui canalise le mieux leurs individualismes. Son avènement sonne le glas des absolutismes qui l’ont précédé dans plusieurs sociétés occidentales comme africaines.

Sociogenèse de la république comme forme de gouvernement et sa distinction d’avec la démocratie

L’origine de la république remonte à la Grèce et à la Rome antiques. D’ailleurs, ses premiers théoriciens (Platon et Aristote) la projetaient déjà comme l’un des meilleurs régimes politiques, si ce n’est le meilleur. Pour Platon, la politeia (la république) est le gouvernement de l’intellect (Leroux, 2000). Aussi pensait-il que la gouvernance de la cité serait meilleure si les philosophes se mettaient à gouverner ou alors que les princes-ses, les gouvernant-e-s deviennent philosophes. À sa suite, Aristote, l’un de ses disciples, substitue la république au régime démocratique, en lui conférant la même dénomination de politeia, entendue cette fois-ci comme une forme de gouvernement concourant à l’intérêt commun. C’est le régime par excellence du bien commun et collectif.

Elle est donc diversement appréhendée en philosophie politique. Chez Rousseau par exemple, n’est qualifié de républicain que le régime dans lequel le peuple est souverain de droit, c’est-à-dire une société où la loi est l’expression de la volonté générale. Montesquieu, pour sa part, pense que c’est la démocratie et l’aristocratie qui constituent l’un des deux cas d’espèce possibles de la république. Leur appartenance au genre commun de cette dernière est fondée sur le principe de la vertu qu’elles ont en partage. De là, l’étroite relation, voire la confusion entre culture républicaine et culture démocratique notée et même observée dans la pratique, notamment dans les républiques démocratiques, trouve ici son fondement. Si ces deux formes de gouvernement se confondent très souvent, c’est que l’une est l’espèce de l’autre. La démocratie en l’occurrence.

Toutefois, une distinction existe. Kant situe cette différenciation du point de vue du mode d’exercice du pouvoir. Aussi, parvient-il à noter que le républicanisme relève des régimes où l’Exécutif et le Législatif sont effectivement séparés dans l’exercice concret du pouvoir et, à classer, la démocratie dans le despotisme:

La démocratie, où le peuple gouverne lui-même, c’est-à-dire où gouvernants et gouvernés sont les mêmes, amène nécessairement les gouvernants à se prendre eux-mêmes pour fin de leur pouvoir, c’est-à-dire à confondre l’intérêt de tous avec leurs intérêts particuliers, et est donc le régime le plus sûrement despotique (Mouchard et al, 2003, p. 20).

L’idée républicaine est donc indissociable du droit politique moderne. Elle ajoute au droit romain un droit public qui se décline en droit de l’État, droits de l’humain, du citoyen ou de la citoyenne et du peuple (Kriegel, 1998).

Par contre, la démocratie relève davantage de l’epitumia, des désirs particuliers et anarchiques de la multitude (Platon, Livre VIII, 555, b sq). D’où cette conception de la démocratie comme étant une « version frelatée » de la République. D’autant que, loin de la conception rousseauiste selon laquelle le gouvernement démocratique pris dans toute sa rigueur ne conviendrait qu’à « un peuple des dieux » (Rousseau, 1762), celle-ci apparaît dans la pensée aristotélicienne comme une forme corrompue de régime politique aux côtés des formes justes parmi lesquelles, la république. Dans cette veine, la démocratie est perçue dans l’ordre des régimes politiques comme l’épave de l’idéal républicain. Encore que dans l’entregent de ces débats,

le républicain fait figure de celui qui croit aux fins communes d’une communauté civique et laïque, par opposition au démocrate qui ne croit qu’à la poursuite de fins individuelles dans un cadre minimal, ce qui correspond au libéralisme classique, mais propice au développement et à la juxtaposition contingente de communautés formées autour d’une tradition ou déterminées par des facteurs naturels. Ainsi, les libertés sans participation à la chose publique et sans projet commun, qui présuppose l’émancipation des individus par rapport à la nature et à l’histoire, les vident de leur substance (Mouchard et al, 2003, p. 20).

De ces diverses appréhensions de la république et de l’observation même des systèmes politiques contemporains qualifiés comme tels, le constat qui se dégage est que toutes les formes de gouvernement ne traduisent pas dans l’absolu l’idéal républicain. Au-delà de sa forme institutionnelle, ce régime politique serait la « matrice d’un comportement au service de l’humanité, un idéal humaniste de perception du monde et des humains » (Gardi, 2009, p. 13).

La république au Cameroun, entre performativité constitutionnelle et origines sociales

L’État préexiste au régime républicain (Renard, Borgetto et Lafore, 2001, p. 499). Toutefois, à l’observation des prescriptions constitutionnelles et, plaçant la constitution comme acte fondateur et constitutif de l’État en tant que personne morale, l’on note que dans la société camerounaise, la naissance et la dynamique de l’État souverain sont corrélées par celles de la république. La considération est claire: le Cameroun est une république constitutionnelle. C’est-à-dire, un républicanisme qui s’appuie moins sur une idéologie et une pratique coutumière que sur une constitution dont la sédimentation au fil du temps n’a pas tempéré la proclamation performative de l’existence de ce régime.

 Au fait, l’examen minutieux de la première loi fondamentale du Cameroun datant du 04 mars 1960 atteste à grands traits la projection constitutionnelle de la logique républicaine au lendemain de l’indépendance du pays proclamée le 1er janvier 1960. Aussi ressort-il des dispositions de l’article 1er de la constitution du 4 mars 1960 que « le Cameroun est une République ». L’article 1er du titre 1er de la constitution du 1er septembre 1961 indique sans ambages cette identité républicaine: « République fédérale du Cameroun ». Il en est de même de l’article 1er de la constitution du 02 juin 1972 qui présente le Cameroun comme une « République unie ». La loi constitutionnelle no 96/056 du 18 janvier 1996 ne se dérobe de ce processus de mythification constitutionnelle du régime. Aussi rapporte-t-elle conséquemment, toujours en son article 1er, que « la République Unie du Cameroun prend […] la dénomination de République du Cameroun ». L’identité textuelle de l’État du Cameroun comme république ne souffre donc d’aucun doute. Somme toute, cette identification performative (à plus de 102 occurrences seulement dans le texte de la dernière constitution de 1996) est au point de départ une imitation française. L’article 1er de la constitution camerounaise du 04 mars 1960 n’étant qu’une reprise in extenso des termes de l’article 1er de la constitution française de 1958 qui proclame que « la France est une République ».

La première considération présente donc le Cameroun comme une république importée. Au fait, cette forme de gouvernement découle, comme partout ailleurs, d’une logique d’inspiration. Saada reconnaît par exemple que:

la relation coloniale, loin d’être le fait d’une pure domination, a été dite dans les dispositifs du droit. […] Ce droit républicain des personnes et les principes politiques qui le sous-tendent ont été transportés aux colonies pour y être transformés, ‘‘bricolé’’ dans cette situation sociale inédite (Saada, 2003, p. 41-43).

C’est donc à travers le droit constitutionnel que l’identité républicaine française a été transplantée au Cameroun. Si la France est considérée comme l’un des pays exportateurs des institutions démocratiques dans les pays d’Afrique noire francophone, elle tire elle-même son identité républicaine de la forme de gouvernement dont la Rome antique fut le socle. Le Cameroun, qui accède à la souveraineté internationale, n’a pas daigné s’inventer un nouveau modèle de régime politique. L’identité républicaine de ce pays a été calquée sur le modèle français dont les valeurs sont celles drainées par les mouvements révolutionnaires de 1789. Le manifeste de ces principes fondateurs de la République hexagonale se trouve être la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Cette Déclaration est « fondatrice du modèle républicain français » (Soulié, 2013, p. 7). Celle-ci va continuer de structurer l’ensemble des trajectoires constitutionnelles de la France et, plus tard, inspirer la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948[7] dont les peuples colonisés se sont fortement outillés pour conduire leurs luttes d’indépendance (Hessel, 2010, p.7) avec à terme sa prise en compte dans les différentes constitutions[8].

La seconde considération identifie les jalons internes de la République camerounaise. Sont classés dans cette perspective, les luttes d’indépendance, le phénomène du maquis, la réunification, l’unification, les mouvements des années 90 liés à la démocratisation avec son corollaire de la tripartite, etc. Ces différents événements sont un traceur des phases du processus de définition et de construction idéologique du modèle de gouvernement. Ce sont des moments historiques de construction et de consolidation, de négociation et de renégociation, de solidification de l’idéal de la res publica incorporé dans le corset constitutionnel. Au-delà donc de sa trajectoire juridico-institutionnelle (de 1960, année de proclamation de l’identité républicaine de l’État du Cameroun par la constitution du 4 mars de la même année, à 1984 où il est exactement libellé « République du Cameroun »), la construction sociale du gouvernement républicain au Cameroun procède également des évènements populaires revêtant tout leur sens de modes populaires d’action politique à l’instar des moments fondateurs suscités. Loin d’être un simple produit de constitution ou un accident de l’histoire, la « républicanisation » de l’État camerounais est le résultat d’une série de luttes, de mimétismes, de négociations, de dialogues, d’interdépendances et de tractations entre communautés et réseaux (Élias, 1990, p. 82). Toutefois, son fonctionnement au concret se traduit par un dévoiement du sens même de la république.

Décivilisation des mœurs républicaines et perspectives

Le processus de décivilisation tel qu’envisagé par Élias (1989), dans ses Études sur les Allemands portant sur la question de la Shoah, renvoie à une dynamique inverse que celle de la civilisation. Il est un mouvement quasi-parallèle perceptible lorsque celui-ci supplante ou prend le dessus sur le premier. Ce processus de décivilisation est lié au concept de « désenchantement » qui prévaut dans la sociologie wébérienne étudiant la dynamique de l’Occident. L’on interroge ici le statut des principes, des valeurs et des pratiques républicaines dans la société camerounaise. Il s’agit concrètement d’examiner les comportements en marge de l’orthodoxie républicaine tant au plan institutionnel qu’au plan social, non sans dégager des perspectives de replâtrage.

Dévoiement du sacrosaint principe de la res publica, émergence de rationalités vindicatives et crise de citoyenneté

L’un des pans explicatifs de la crise ambiante de l’identité de la république au Cameroun, c’est l’inobservation des principes consubstantiels à cette forme d’organisation politique. Notamment, celui de la res publica entendue comme le bien public et dont le corollaire est la primauté de l’intérêt général et de la logique redistributive dans la gestion quotidienne de la république constitutionnelle. La défiance à l’égard de ces valeurs entraîne l’éclosion d’identités parcellaires à la fois vindicatives et revendicatrices sur lesquelles l’on reviendra plus bas.

En effet, le respect et la protection de la chose publique sont les matrices structurantes du fonctionnement de la république. La règle en république réside en la prévalence en tout temps et en tout lieu de l’intérêt général. Or, au Cameroun « nous sommes un peuple d’individualistes, plus préoccupés de réussite personnelle que d’intérêt général. Notre Administration reste perméable à l’intérêt particulier. Ce dernier est le plus souvent incompatible avec l’intérêt de la communauté nationale. Dans un État moderne, cette dérive ne doit pas être tolérée » (Paul Biya, 2013). Partant de cet aveu, l’on atteste clairement la dynamique de privatisation du bien public nettement consacrée par la prééminence, dans les pratiques politico-administratives, des rationalités en finalité sur la rationalité en valeur. Cette prévalence des rationalités individuelles particularistes et primaires sur la rationalité républicaine collectiviste et générale tend à s’institutionnaliser. D’autant que les pratiques de corruption et les actes de détournement de fonds semblent s’ériger en un principe au cœur de « l’État-république », et ce, au grand dam de l’intérêt général. L’exacerbation de ces comportements n’est pas sans effets corrosifs sur l’identité républicaine de l’État. Elle entraîne ainsi l’érosion des valeurs inhérentes à cette forme de gouvernement, consacrant par voie de conséquence l’avènement de l’État néo-patrimonial dont parlent les auteurs de la trampe de Bayart (1985), Médard (1990), Gazibo et Bach (Bach et Gazibo, 2011), etc.

L’État néo-patrimonial se caractérise par l’indifférenciation de la chose publique et de celle privée et se manifeste par l’appropriation et l’usage privé des ressources publiques. Il implique une prévalence des formes de rationalités primordialistes[9] ou d’intérêts individuels sur les rationalités institutionnelles au sein de la république, de l’État moderne. Les pratiques de prédation et de captation des richesses par les acteurs/actrices et agents publics de l’État y sont légion. La sociologie des pratiques politiques au Cameroun faite par Bayart (1989) démontre la forte propension à ce qu’il nomme la « politique du ventre » dont l’expression la plus emblématique est l’accumulation des rentes et des prébendes par les personnes qui incarnent les institutions républicaines. Ces comportements parasitaires contraires aux repères et principes républicains engendrent une double dynamique de fragilisation des institutions et de sécrétion d’hommes/de femmes fort-e-s à leur tête qui, par ricochet, sont capables d’organiser leur paralysie fonctionnelle. Ces réalités qui ne sont nullement extérieures à l’État du Cameroun entraînent sans doute la dilution de l’identité républicaine de cet État qui, pour citer l’ancien président américain Obama (2009), n’a fondamentalement pas besoin de la fabrication d’hommes ou de femmes fort-e-s, mais davantage de l’édification d’institutions fortes pour que, par la force des choses, le pouvoir arrête le pouvoir (Montesquieu, 1748).

Les comportements et pratiques néo-patrimoniaux constituent ainsi des facteurs de désinstitutionalisation. L’évanescence de l’identité républicaine se manifeste à travers la privatisation du pouvoir à laquelle se livrent les élites politiques néo-patrimoniales et à travers leur gestion informelle des biens publics. La prévalence des logiques d’individualisation des citoyen-ne-s comme opposition à la rationalité de l’État garant de l’intérêt général hypothèque l’idéal de la répartition équitable de la richesse nationale.

En outre, l’analyse des pratiques institutionnelles à l’aune de l’idéal républicain donne à constater plutôt une répartition inéquitable des richesses nationales. En 2011, par exemple, la Banque mondiale relevait que le Cameroun est « en retard pour l’atteinte de la plupart des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), notant notamment une ‘‘inégale distribution des ressources’’ » (Pigeaud, 2011, p. 6). À l’observation, une poignée d’acteurs et d’actrices politiques semblent s’accaparer de l’essentiel de la production nationale. « Pays où […] la majorité des gens n’ont pas de quoi vivre alors qu’une petite poignée d’arrivistes se partagent impunément les richesses du pays » (Pigeaud, 2011, p. 50). Le fossé entre plus riches et plus pauvres ne cesse de se creuser avec, à la clé, une dynamique de paupérisation des pauvres et d’embourgeoisement des riches. Aussi, le débat public au Cameroun rapporte l’existence de deux principales classes sociales: la classe des nanti-e-s et la classe des laissé.e.s-pour-compte.

L’émergence d’identités parcellaires à la fois vindicatives et revendicatrices, que l’on évoquait déjà plus haut, consacre la configuration de ce qu’il est convenu d’appeler les rationalités minoritaires. Ces identités à la fois fortuites et furtives épousent généralement des configurations tantôt linguistiques, tantôt régionales et/ou ethniques. La crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest est constitutive d’une rationalité minoritaire sur fond linguistique: l’anglais comme ressource de mobilisation et de revendication. « We are marginalize in ‘‘la Republique’’ »[10]. Aussi parle-t-on de la « crise anglophone » dont la trame explicative ne se dissocie pas d’une situation de désaccord entre les populations, les entités groupusculaires ou mieux corporatistes et les institutions de la République. De fait, si les évènements dans les régions anglophones du pays ont pour point de départ des revendications de corporations d’avocats et d’enseignants, la sédimentation qu’ils ont connue amène à postuler sans ambages l’émergence, par le biais de ces mouvements, d’une sorte de vendetta, de comportements vindictes en marge de l’esprit républicain en consolidation dans le triangle national. L’amenuisement du capital de confiance entre ces populations et le modèle de gouvernance, proposé et jusque-là implémenté sur l’étendue du territoire, s’est illustré par des actes de défiance envers l’autorité, de profanation des valeurs et symboles de la République. Une montée des incivilités qui accélère le phénomène de la déliquescence de l’identité de la République.

L’on note dans cette veine, les différentes attaques perpétrées sur les installations diplomatiques de la « République du Cameroun » à l’étranger, notamment en France en Afrique du sud, en Belgique et au Canada. Dans ce dernier pays, l’occupation de l’ambassade par des individus se réclamant de l’État d’« Ambazonie » a été suivi d’actes de désacralisation du drapeau camerounais. Au fait, arraché de son mât par des individus, l’étoffe aux couleurs nationales (vert, rouge et jaune) a été malmenée et incendiée. L’atteinte à l’image de la République est d’autant plus saisissante que le drapeau ait été brulé avec des flammes allumées sur une étoffe de pagne à l’effigie du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc), parti majoritaire au pouvoir depuis sa création en 1985.

Cette crise de légitimité est consécutive à une crise de confiance entre les populations mandantes et les personnes mandataires. Autrement dit, de la rupture du contrat social entre gouvernant-e-s et gouverné-e-s. Entre crise de légitimité et crise de confiance, la démocratie représentative balise de la République semble « retourner sa veste ». L’esprit du gouvernement représentatif semble pourtant clair:

une démocratie représentative où le peuple élit ses représentants qui iront siéger à différents échelons du pouvoir (commune, région, nation) et prendre des décisions en lieu et place du peuple (vote des lois, vote du budget) et uniquement dans l’intérêt à court, moyen et long terme de ce peuple (Lakehal, 2005, p. 129-130).

La confiscation du pouvoir par des élites dirigeantes quasi sclérosées est également un marqueur de la dynamique de configuration de rationalités particularistes et groupusculaires vindicatives. Le manque d’alternance à des postes de pouvoir politico-administratif entraîne une sorte de dynastisation de la république à travers ce que Owona Nguini (2009) appelle le « Gouvernement perpétuel ». Le trait caractéristique de ce mode de gouvernement est la longévité des autorités incarnant le pouvoir politique et administratif de l’État. Une revue rapide de quelques élites politiques inamovibles depuis le régime Ahidjo jusqu’à celui de Biya, et encore aux affaires, administre la preuve à notre propos. Entre autres Paul Biya, président de la République depuis 1982; Cavaye Yeguié Djibril, président de l’Assemblée Nationale depuis 1992 compte plus de 25 ans de monopole au perchoir et député depuis 1972 (Alawadi, 2011); Niat Njifenji, actuel président du sénat qui fut directeur de la société nationale d’électricité sous le régime Ahidjo; Ayang Luc, président du Conseil Économique et Social depuis 1984, soit 33 ans à la tête de cette institution; Adolphe Moudiki, directeur général de la Société nationale des hydrocarbures depuis 1983. Il comptabilise 34 ans de conservation de sa position. L’on peut ajouter Yang Philémon premier ministre de Paul Biya de 2009 à 2019 qui fut également ministre sous le régime Ahidjo. La liste de ces indéboulonnables de la République est loin d’être exhaustive.

Par ailleurs, l’on peut admettre avec Salah que « les impacts puissants, social et culturel, laissés par la colonisation, en particulier sur le plan linguistique ont conduit à l’émergence de la question de l’identité sous la forme d’un conflit » (2004, p. 35-36). L’essor de ces identités dans la République camerounaise en construction tend à ralentir ce processus. La persistance des tensions liées à la montée des particularismes contribue à la déconstruction des attributs républicains. L’histoire sociopolitique du Cameroun nous enseigne que les ambitions et volontés politiques ont, dans leur projet unificateur, renvoyé les particularités ethniques, régionales et locales au second plan, mais ils ne les ont ni abolies ni détruites. Celles-ci (re)surgissent de temps à autre au-devant de la scène (Salah, ibid.). C’est dans cette perspective que l’on peut inscrire la rédaction et la publication des memoranda qui, comme un phénomène de mode, deviennent une stratégie de revendication privilégiée par de nombreuses régions et localités.

 L’on peut ainsi citer le « mémorandum sur les problèmes du Grand-Nord » publié en septembre 2002 qui dresse un bilan de l’état des provinces septentrionales du Cameroun. Tout en rappelant le poids démographique des trois provinces, les élites déplorent leur sous-représentation au sein de la fonction publique. Tout aussi grave aux yeux de l’élite, les inégalités d’accès aux services publics et aux hautes fonctions de l’État. En janvier 2009 est publié le « mémorandum sur les profondes préoccupations et frustrations de la région de l’Est ». Dans ce document de dix pages, les signataires mettent le doigt sur la situation de délaissement et d’exclusion de leurs populations sur le plan éducatif, économique, social et infrastructurel. Les élites font aussi remarquer leur sous-représentation dans les hautes sphères de l’État. C’est dans ce registre que s’inscrit également le « mémorandum des montagnards chrétiens et animistes du Mayo-Sava », un document dans lequel les auteur-e-s revendiquent une certaine justice sociale et qui dénonce l’exclusion de la majorité des montagnards animistes au profit de la classe d’élite essentiellement musulmane et issue d’une minorité démographique. Signalons en outre un autre mémorandum publié en mai 2009 sous le titre « mémorandum: la traversée du désert des Massa sous le renouveau ». Les élites de ce groupe ethnique dénoncent à leur tour l’absence des Massa dans le gouvernement et dans les grandes structures de l’État et ce, en dépit de la victoire du RDPC, parti au pouvoir, dans la région de l’Extrême-Nord aux élections législatives de 2007.

Au regard de la rémanence prégnante des rationalités utilitaristes qui vide le gouvernement républicain camerounais de toute sa substance, la reconquête des valeurs qui lui sont inhérentes est de mise, si ce n’est impérieuse.

Les stratégies de republic rebuilding: à la reconquête des valeurs républicaines

Éprouvée par une dynamique d’effritement, la république au Cameroun mérite d’être repensée à l’aune des enjeux et des défis contemporains. Notamment la construction d’une société démocratiquement inclusive. Dans un État où l’éthique et la morale républicaine semblent végéter, il y a lieu d’interroger de manière combinée, l’action publique étatique de préservation de l’identité républicaine, les stratégies organisationnelles tant internationales, nationales que locales susceptibles d’éviter la dégradation des valeurs et désagrégation de la république. Les stratégies de replâtrage de l’édifice républicain passent ainsi par la remoralisation de la vie publique et la réappropriation des piliers fondamentaux de la république, voire la réinvention des mythes fondateurs de ce modèle de gouvernement.

Au regard de l’exacerbation de comportements en marge des prescriptions républicaines, l’État, garant de la sauvegarde de l’intérêt général et du bien public commun, développe des stratégies de réconciliation entre sa population et ses attributs républicains. C’est dans cette perspective que l’action publique de ces dernières années est orientée vers des mesures d’intensification du civisme et du patriotisme, ainsi que de construction d’une citoyenneté responsable de type républicain (Abe, 2005). Les politiques d’intensification du civisme portent essentiellement sur le référentiel global de l’éducation civique. Au fait, « le civisme est une valeur civilisatrice moderne qui se vit au quotidien des peuples; il est la marque d’une appartenance à une collectivité, au service d’une même nation ou de mêmes idéaux »[11]. L’objectif étant ici de faire germer chez les populations le sentiment d’appartenance à la République camerounaise. La création et l’opérationnalisation de l’agence du service civique national de participation au développement en novembre 2010 participent de cet élan. Elle a pour principale mission la restauration du civisme et du patriotisme dans la société camerounaise. Elle œuvre concrètement à la promotion du sentiment national et patriotique, du sens de la discipline, de l’intérêt général, de la tolérance, de la dignité du travail, de l’esprit civique et de la culture de la paix[12].

La construction d’une citoyenneté responsable en est une autre gageure de consolidation de l’identité de la république. L’éducation civique apparaît alors comme le principal canal d’inculcation des valeurs citoyennes. De prime à bord, l’éducation civique s’entend comme le fait d’amener les populations à développer par elles et pour elles-mêmes le sens de la citoyenneté et, pour leur communauté d’appartenance, pour la république et les valeurs auxquelles elles doivent absolument adhérer. La mise sur pied du Conseil National de la Jeunesse comme cadre privilégié de rencontre, de concertation, d’initiative et de participation de la frange jeune au respect et à la préservation durable des idéaux de la république en est la parfaite illustration.

Au-delà de l’action de l’État, les organisations de la société civile doivent déployer en étroite synergie avec les pouvoirs publics, leur part active dans l’émergence d’une culture de citoyenneté en matière de responsabilité, d’implication dans la gestion des affaires publiques, de la participation volontaire et effective aux activités d’intérêt général, de la solidarité avec les autres membres de la collectivité, de l’amour de la patrie et du respect des lois en vigueur (Okodoko et al., 2008, p. 2). Le déficit du patriotisme, véritable gangrène de la république devrait être pallié par une renégociation des rapports entre les citoyen-ne-s et les emblèmes et symboles nationaux, entre le peuple camerounais et son histoire. Dans ce dessein, le pays peut faire appel à la mémoire collective nationale en s’appesantissant sur des récits et souvenirs rassembleurs.

Par ailleurs, l’intensification du patriotisme, du civisme et de la citoyenneté comme rempart à l’idéal-type de la république devra se faire avec l’implémentation effective du Document référentiel de l’éducation civique et de l’intégration nationale au Cameroun qui est un concentré de stratégies de (re)construction d’un vouloir-vivre-ensemble. L’urgence de repenser la République camerounaise passe nécessairement par ce canal propice à l’édification de la « République exemplaire » tant clamée par le chef de l’État. La reconstitution de l’épave de la république dans « l’État au Cameroun » (Bayart, 1985) implique également la réappropriation urgente des piliers de l’idéal-type républicain, à l’instar du principe d’intérêt général, de répartition équitable de la richesse nationale, et de celui de l’indivisibilité du territoire national.

La construction et l’aménagement d’institutions fortes et stables constituent l’ultime solution au phénomène de l’inobservation du sacro-saint principe de l’intérêt général dans la gestion de la vie politique et des affaires publiques. Ainsi, par la force des choses, on assistera alors à la dépersonnalisation du pouvoir; à la dé-privatisation du bien public et du service public et, surtout à la dé-personnification des institutions. L’omniprésence dans l’esprit des acteurs et actrices de la vie publique de cette valeur inhérente à la république demeure l’une des voies et des conditions de possibilité. Il s’agit, plus concrètement, de rendre effective la pratique de la gouvernance redistributive, juste et équitable dans tous les compartiments de la société camerounaise. Du niveau micro au niveau macro en passant par le niveau méso-social, le management de l’accountability devrait prévaloir. Pour ce faire, il ne suffit pas de recourir simplement à l’approche platonicienne selon laquelle l’amélioration de la gestion publique n’est possible que lorsque les savant.e.s-intellectuel.le.s se mettraient à gouverner ou alors, lorsque les gouvernant-e-s eux-mêmes/elles-mêmes se mueraient en maîtres-ses penseurs/penseuses. Encore faut-il une appropriation et une prévalence des grandes valeurs morales de justice, d’éthique, d’équité, de vertu, dans les comportements quotidiens de ces derniers/dernières et du citoyen ou de la citoyenne ordinaire. L’attachement indéfectible aux valeurs se pose ainsi comme le glas des pratiques prévaricatrices et prédatrices propres aux entrepreneuses et entrepreneurs politico-administratifs. D’autant que la république « suppose » la communalisation des fins, la communauté de destins.

Bien plus encore, il s’impose au commun des Camerounais-es le défi du renforcement du mythe de l’indivisibilité de la république à travers une réconciliation avec la mémoire collective nationale fondée sur des récits et souvenirs rassembleurs. Pour ce faire et, pour la reconquête des valeurs et pratiques républicaines, il y a lieu de songer au développement d’un projet de sciences sociales républicaines dans la société camerounaise contemporaine, envisageant ainsi, leur dimension pédagogique et donc, politique (Saada, 2003, p. 43).

Conclusion

L’étude a analysé le phénomène de désenchantement du régime républicain au Cameroun. Il ressort, après exposé de la sociogenèse et de la constitution de l’identité républicaine de ce pays, que la dynamique d’évanescence des repères et valeurs consubstantielles à cette forme de gouvernement est tributaire de la dialectique des rationalités avec une nette prévalence et un fort tropisme des rationalités en finalité sur les rationalités en valeur. Le processus de décivilisation des mœurs républicaines à l’œuvre témoigne donc du triomphe des rationalités particularistes sur les rationalités en valeur redistributives. Il s’agit, entre autres, des situations d’exacerbation de la défiance envers les institutions républicaines. Cela se perçoit concrètement à travers la répartition inéquitable de la richesse nationale et via la gestion quasi patrimoniale de l’État qui n’en constitue pas moins un facteur de sa désinstitutionalisation. Tout compte fait, bâtir cette forme de gouvernement demeure une évolution permanente. Il revient donc à tou(te)s les acteurs/actrices de la vie publique nationale (aux institutions scolaires, aux partis politiques, aux gouvernant-e-s, aux médias et aux familles) d’être à l’avant-garde de la promotion des valeurs de citoyenneté, des principes d’intérêt général au nom de laquelle le vivre-ensemble conviviale (Napo, 2013, p. 23) sanctuariserait l’identité de la République. Encore qu’il n’y a pas d’édification d’une culture républicaine digne de ce nom sans une dimension sociohistorique qui en constitue la trame fondamentale. La république ne se réduit nullement à la proclamation constitutionnelle d’une forme de gouvernement. Elle doit s’appuyer sur les mécanismes davantage intégrateurs qui maintiennent l’équilibre de l’ensemble. Au rang de ceux-ci se trouvent les politiques sociales pour que la république se traduise en actes.

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  1. La république apparaît aux yeux d’Aristote comme le meilleur des systèmes de gouvernement selon la classification présentée dans son ouvrage L’éthique à Nicomaque (1959). Il y distingue deux types de régimes politiques à savoir, les formes justes de régimes politiques constituées de la monarchie, l’aristocratie et la république. L’autre typologie qualifiée de formes corrompues de régimes politiques est composée de la tyrannie, de l’oligarchie et de la démocratie. Le « gouvernement mixte » dont il parle apparaît donc comme une sorte de mélange des formes de régimes politiques en une seule forme de gouvernement.
  2. On citera entre autres les valeurs de liberté, d’égalité, de justice, d’équité, de civisme, de citoyenneté, etc.
  3. En France comme aux États-Unis, la république fut proclamée dans l’optique de rompre systématiquement avec les pratiques de la monarchie d’Ancien Régime.
  4. Ville dans laquelle se réunirent les « Pères fondateurs » de l’union des États des Amériques en 1787 afin d’élaborer une nouvelle constitution fédérale.
  5. On rencontre ainsi plusieurs pays portant la dénomination de « république »: République du Cameroun, République de Corée, République Française, République Centrafricaine, République Démocratique du Congo, République populaire de Chine, etc.
  6. Il s’agit des néo-institutionnalismes sociologique, historique et du choix rationnel.
  7. Adoptée par l’Organisation des Nations Unies (ONU) le 10 décembre 1948 au palais de Chaillot dans la ville de Paris. L’organisation comptait, à cette époque, cinquante-quatre (54) États membres. Contrairement au terme de droits « internationaux » que proposaient les Anglo-saxons, nous devons le terme de droits « universels » au Français René Cassin, alors commissaire national à la justice et à l’éducation du gouvernement de la France libre.
  8. Le préambule de la constitution camerounaise de 1996 dispose que « Le peuple camerounais […] affirme son attachement aux libertés fondamentales inscrites dans la Déclaration universelle des droits de l’homme […] » en est la parfaite illustration.
  9. Le concept de primordialisme emprunté à Neil Smelser désigne les formes de « relation particulariste présentée et reçue comme dérivant d’une appartenance ressentie comme naturelle et prescrite, et que l’individu accepte de placer au-dessus de toute autre allégeance » (Ferreol, 2004, p. 217).
  10. Expression davantage utilisée par les « sécessionnistes » pour différencier le régime camerounais du territoire de l’ex « Southern Cameroon ».
  11. États généraux du civisme, Sorbonne, France 1946 cité dans le Document « Référentiel National d’Éducation Civique et d’Intégration National », p. 4. Consulté à l’adressehttp://www.minjec.gov.cm/images/educationcivique/referentielf.pdf
  12. Ibid.

Pour citer cet article

Mahini, Bertrand-Michel et Daouda, Sakinatou. 2019. Désenchantement de la république au Cameroun: les rationalités en finalité contre les rationalités en valeur. ADILAAKU. Droit, politique et société en Afrique, 1(1), 121-147 DOI : 10.46711/adilaaku.2019.1.1.7

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https://dx.doi.org/10.46711/adilaaku.2019.1.1.7

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