Volume 2 – numéro 2 – 2022 : Paix, temps et territoires à l’ère des dynamiques contemporaines

Présentation

Erick SOURNA LOUMTOUANG

 

L’Afrique présente un visage peu reluisant en ce qui concerne sa capacité à réguler par-delà les frontières les questions de sécurité, de stabilité et leur incidence sur le principe de territorialité[1]. Cette situation soulève la question de la résilience des États africains aux bouleversements géopolitiques internationaux, corollaires de la mondialisation de l’insécurité, des flux illicites et de l’économie criminelle. La volonté pour certain-e-s acteurs et actrices de remodeler les territoires est manifeste à travers l’émergence d’irrédentismes régionaux à caractère nationaliste et la prolifération des réseaux criminels internationaux. Puisant dans les imaginaires et le temps long de l’histoire, l’analyse de ces fermentations complexes requiert l’usage d’une boîte à outils qui transgresse les polices disciplinaires. Car, la stabilité sociopolitique et le développement, sur le moyen et le long terme, exige une meilleure appropriation et une articulation efficiente des concepts suivants : temps, territoire et paix.

En remontant aux mobiles profonds de ces changements géopolitiques à l’échelle continentale, on remarque une imbrication des phénomènes locaux et globaux. Le paradigme ethnoreligieux, la « réseautisation » de la menace induite par la mondialisation, l’inégalité régionale dans le développement, la faiblesse des États dans le contrôle de leur territoire, l’inopérabilité des organisations régionales et le caractère ouvert et mondialisé que représentent les espaces frontaliers africains, fonctionnant dans leur majorité de manière autonome. Ces facteurs constituent des éléments certes probants, mais pas exhaustifs dans la généalogie de l’instabilité territoriale dont l’Afrique est le théâtre. On remarque sur cette base que la déstabilisation d’un État entraîne de fait celle d’un autre État, selon la théorie des dominos.

Les contributions réunies dans le cadre de ce numéro de la Revue Adilaaku, issues des champs disciplinaires pluriels, cherchent à connecter trois concepts importants dans les champs des études internationales et des sciences sociales. Il s’agit de la paix, du temps et des territoires. L’ambition poursuivie par ce numéro relève tout d’abord d’un souci de créer entre ces notions une cohérence dont le but est de rendre plus lisibles et intelligibles les mutations contemporaines qui se donnent à voir dans notre modernité. Il s’agit davantage de diagnostiquer leur interconnexion à l’aune des dynamiques contemporaines fortes d’aménagement, de transformation et de recomposition à l’échelle des temporalités et des territorialités. L’analyse balaie ainsi un large spectre temporel qui nous conduit dans une perspective itérative à naviguer entre le passé, le présent et le futur. Ces temps ne sont pas ici conçus comme des catégories closes, mais comme des portes qui s’ouvrent les unes sur les autres. Plus que le temps politique, façonné par la conscience imaginative, produit des effets dans le monde, il s’agit du temps pris comme objet d’une perception sensible, ne pouvant exister en dehors de notre pensée, comme chez Spinoza. Bref, le temps est ici conçu comme un continuum.

L’analyse des événements disparus de la mémoire des contemporain-e-s offre ainsi des ressources pour une compréhension plus fine et attelée des dynamiques actuelles concernant la conception de la paix, sa quête à travers les institutions sociales comme la justice ou à travers un ensemble de dispositifs légaux et informels. Si les territoires semblent être des entités relativement stables depuis la fin des mouvements de décolonisation sur le continent africain, leurs vies ne peuvent pas simplement être appréhendées dans une perspective institutionnelle, à l’aune des mutations spatiales qui peuvent prendre le sens de la création de nouvelles frontières et la naissance de nouveaux États. La vie des territoires dans le temps est intimement liée à celles des « multiples » qui interagissent dans ceux-ci. Elle relève du rapport entre les humains devenus citoyen-ne-s ou apatrides, entre les humains et leur milieu (animal, végétal ou minéralogique).

Les territoires bougent à travers l’élargissement des espaces autonomes, échappant au contrôle de l’État dans un contexte de naissance par scissiparité des mouvements djihadistes depuis les attentats du 11 septembre 2001. Les territoires vivent à travers des processus simultanés de centralisation et de décentralisation qui indiquent la volonté des citoyen-ne-s de voir le pouvoir se décentrer en se rapprochant des marges. De la sorte, les mouvements centripètes et centrifuges participent concomitamment à un processus de construction et de déconstruction de l’État qui inaugure une ère de contestation du monopole étatique hérité de Westphalie. De ce contexte cherche à jaillir des principes de re-territorialité analogues qui s’inspireraient des sources religieuses, vernaculaires et ethniques. La question sociale connectée à un ordre néolibéral injuste et inégalitaire constitue, en plus des éléments évoqués ci-dessus, l’une des matrices de ces bouleversements globaux.

La volonté de sortie des territoires dans un contexte marqué par des crises multiformes est capitale. Elle renseigne sur le droit des humains « à la respiration » (Mbembe, 2020) et à l’utopie. Ce droit à l’utopie escompte une volonté de réinvention des cadres sociaux nouveaux qui permettent d’appréhender la paix comme une réalité labile. Celle-ci se construisant à travers le droit de circuler des « territoires rugueux » vers « des territoires lisses » (Bopda, 2009). La paix devenant ainsi synonyme de figures territoriales diverses où la vie ne serait pas menacée par l’extrémisme, les conflits, la pauvreté, le racisme, la xénophobie, etc. La paix n’est pas définie ici comme un processus qui intervient forcément après un conflit armé, mais comme le résultat d’une intermédiation constante qui désamorce au quotidien une conflagration inéluctable dont les ferments sont la transformation de l’État en lieu de non-appartenance et où les conditions sociales et économiques des humains sont en danger.

En Afrique, la chute du régime de Mouammar Kadhafi est pour beaucoup d’analystes l’élément fondamental du désordre dans le Sahel, car il a entraîné avec lui la propagation d’une onde de choc dont les conséquences sont mesurables aujourd’hui en termes de déstabilisation des pays voisins[2]. Si de telles analyses sont pertinentes, il faudrait néanmoins se garder de transformer une telle réalité en causalité. En revanche, la question qu’il faudrait se poser est celle de savoir si les États sahéliens n’étaient pas tous fragiles au moment de la chute du régime libyen pour que leur sécurité soit ébranlée comme un château de cartes. Bien plus, comment ces États ont-ils ajusté leur architecture militaire (capacité opérationnelle et de projection) face à ces défis sécuritaires plus exigeants?

Ces interrogations permettent non seulement d’approfondir l’analyse sur le rôle qu’a joué la Libye en tant que pivot de la sécurité en Afrique en général et dans le Sahel en particulier, mais aussi sur la capacité de projection des armées africaines face aux menaces sécuritaires mutantes. La Lybie a été pendant l’ère Kadhafi l’État sur lequel reposait la sécurité du Sahel. C’est peut-être la signification qu’ont voulu donnée les idéologues réalistes au concept d’hégémon. La Libye a joué un rôle majeur dans le processus de stabilisation et de régulation de la région à travers un système complexe d’alliances diverses et de prébendes. La chute où la déstabilisation de ce pays a entraîné la déstabilisation de l’ensemble régional dont il était le pivot. Les États qui lui sont voisins avaient une faible maîtrise de leur territoire et leurs appareils de défense et de sécurité étaient sinistrés d’un point de vue opérationnel pour anticiper et faire face à la déferlante djihadiste (renseignements défaillants, capacité insuffisante en hommes bien formés, matériels militaires, etc.). On constate à travers ce raisonnement que la vulnérabilité des États du Sahel est le fait d’un vide sécuritaire qui jadis était comblé par la Libye sous Mouammar Kadhafi, mais également à la naissance d’États sans souffle au lendemain du processus de décolonisation.

Quoi qu’il en soit, cette image de l’Afrique où la multiplication des zones grises est en constante augmentation pousse à se poser la suivante : l’Afrique se dirige-t-elle vers une nouvelle configuration territoriale? L’expression « nouvelle configuration territoriale » ne doit pas simplement être perçue ici dans son sens strict de remodelage cartographique avec incidence sur les frontières. Contrairement à ce qui est souvent pensé, les frontières africaines malgré le caractère « artificiel » qui leur a souvent été affublé sont des tracés stables d’un point de vue international (Foucher, 2020 ). Pour le remarquer, il convient de faire une comparaison avec les bouleversements qu’a connus l’Europe après la fin de la guerre froide avec dislocation de l’Union des Républiques Socialistes et Soviétiques (URSS) et la naissance de plusieurs États. Sur le continent africain, l’indépendance de nouveaux États après la vague des années soixante constitue un événement assez rare (hormis l’indépendance de l’Érythrée et du Soudan du Sud).

L’historicisation de la notion de territoire en Afrique nous permet ainsi de remarquer que celui-ci se situe depuis la période précoloniale dans une dynamique de re-dé-composition. De ce fait, l’instabilité qu’on observe aux marges des États africains pourrait être envisagée dans une perspective de longue durée. Cette perception trouve ses fondements dans l’essence même du concept de territoire en Afrique. Si l’introduction du principe de linéarité a permis, après le Traité de Westphalie (Blin, 2006), de changer la vision du territoire à travers les frontières, il est tout de même pertinent de faire remarquer que l’introduction de la frontière ligne pendant la colonisation et leur sacralisation en 1964 à travers le principe de l’utis possidetis juris n’ont pas permis une stabilisation des territoires comme ce fut le cas en Europe après la paix de Westphalie. Les trafics illicites qui déstabilisent les États n’ont pas cessé de s’intensifier à cause du processus de circulation transnationale qui traverse les territoires africains de part en part depuis la période précoloniale.

Si beaucoup d’études ont imputé à ces fermentations aux frontières africaines leur artificialité, il est important de noter que cette artificialité ne peut expliquer le fait que, de la période précoloniale à la période contemporaine, les marges des empires et aujourd’hui des États en Afrique, aient été des espaces de non-droit, insécurisés et parfois des zones grises où l’autorité du souverain et de l’État ne s’exerçait guère. Jeffrey Herbst (2000)  tentera d’expliquer ce déficit d’autorité en Afrique pendant la période précoloniale et postcoloniale par la grandeur du territoire. Nous situons, quant à nous, l’étiologie de cet élargissement des zones grises dans l’incapacité des États africains à contrôler les flux transfrontaliers qui traversent les territoires africains. Cette difficulté de contrôle de ces flux est due au fait que les questions de sécurité imbriquent des paramètres complexes liés à l’identité, celle-ci est bâtie sur des notions comme l’ethnie, la langue, la religion, les alliances matrimoniales, commerciales, etc. Dans cette perspective la crise des territoires en Afrique ne doit pas simplement être perçue comme une crise de l’État postcolonial, mais abordée dans une perspective de longue durée. Car, si la colonisation a créé des États à travers les frontières, elle n’a pas cassé l’élan et les facteurs qui structurent les circulations dans l’espace géopolitique africain. L’intégration des populations africaines par le bas en est un exemple patent, car la transgression où le passage d’un territoire à un autre est rendue possible par une conception instrumentale de l’identité, celle-ci s’enracinant dans le temps long de l’histoire à travers les processus migratoires, les échanges de toutes sortes, les alliances diverses, la langue, etc. Fort de ce constat, de ces constellations d’éléments plus ou moins complexes qu’il importe de lier pour assurer une appropriation scientifique exhaustive centrée sur l’Afrique, le présent numéro offre l’occasion à cinq chercheurs des sciences sociales et humaines d’ouvrir des fenêtres analytiques intéressantes.

Cyril Kenfack Nanfack examine dans un contexte de décolonisation l’apport d’unités hétéroclites constituées des guides, des pisteurs, des agents de renseignements, des autodéfenseurs et des Gardes civiques dans les opérations de maintien de l’ordre qui ont marqué la lutte contre le mouvement nationaliste upéciste. L’auteur soutient l’idée que ces supplétifs camerounais ont aidé les autorités administratives et militaires dans les actions de maintien de l’ordre à travers les actions préventives et répressives. Leurs différentes actions ont contribué à instaurer de nouvelles dynamiques territoriales qui se traduisaient par la création de plusieurs territoires de pacification comme en Sanaga-Maritime à travers la ZOPAC (Zone de Pacification de la Sanaga-Maritime) et des centres de propagandes alors qu’en Région bamiléké on avait les camps de regroupement et les camps de la Garde Civique.

Diagne Ndiouga analyse dans un premier temps les politiques de contrôle mises en place par l’administration coloniale française afin de pénétrer, de stabiliser et de contrôler la province du Djolof, née de la création du cercle de Louga en 1887, mais aussi de sédentariser les pasteurs nomades dont la mobilité constante échappait à tout contrôle. Considérés comme des « roublards » avec une activité archaïque, les pasteurs nomades apparaissent aux yeux de l’administration coloniale française comme un peuple « arriéré » et « stagnante ». Il fallait les apporter du progrès par le biais de la « civilisation » afin qu’ils rentrent dans l’ère de la « modernité ». Il étudie, ensuite, les politiques de restriction de la mobilité des nomades dont le but est de les sédentariser. Et enfin, il met l’accent sur la territorialisation née des réformes administratives avec comme corollaire la nature tendue et conflictuelle des relations entre deux groupes sociaux – agriculteurs et pasteurs – qui partagent le même espace.

Joseph Wangba Joseph traite des conceptions théoriques et pratiques du concept de paix au Cameroun. Il constate d’une part que la paix dans ce pays a été conçue comme étant la négation de la guerre et des conflits divers avant de subir une dynamique conceptuelle. Cette nouvelle conception appréhende la paix comme une construction durable et perpétuelle à travers la sécurité humaine et la recherche du développement intégral des populations. Les conceptions théoriques de la paix se situent entre la paix négative et la paix positive. D’autre part, la paix est pratiquement en construction dans une dynamique de l’approche statocentrée à l’approche polycentrée avec une mobilisation multisectorielle des mécanismes de paix et de sécurité et dans une double dimension de paix intérieure et de paix extérieure.

Sylvain Baizoumi Wambae s’intéresse aux questions du vol de bétail et des délits des destructions des biens pastoraux au Nord-Cameroun. Dans un contexte où la criminalité pastorale est devenue un phénomène très préoccupant pour les populations, le texte répond aux questions suivantes : quels sont les différents instruments juridiques dont disposent les sociétés pastorales peules et mbororo et comment s’en servent-elles pour se prémunir des crimes pastoraux et les réprimer? Le texte explore l’univers judiciaire des Peuls et des éleveurs nomades mbororo aux prises avec la grande criminalité. Sur la base des pratiques juridiques endogènes en vigueur dans le septentrion camerounais, il présente comment les juridictions traditionnelles endogènes préviennent et luttent contre les prises d’otage et les vols de bétail. Tout en mettant de l’emphase sur les limites de ces pratiques juridiques, ce travail souligne également les obstacles et les défis inhérents à l’application de cette justice au Nord-Cameroun.

Firmin Ngounmedje, pour sa part, questionne l’effectivité de la responsabilité des organismes de maintien de la paix (OMP) en droit international en la connectant à l’actualité du droit international humanitaire. L’auteur constate que la mise en œuvre opérationnelle de ce mandat se heurte à l’épreuve de violations flagrantes des droits humains. Ainsi, face à la déshumanisation progressive des opérations visant prioritairement la protection, le constat qui se dégage révèle que les actes posés lors du déroulement des OMP – notamment les exploitations et abus sexuels – font rarement face à la justice répressive. La responsabilité des sujets de droit international rattachés directement ou indirectement aux OMP en droit international est certes consacrée. Cependant, cette responsabilité s’avère être en construction. C’est la raison pour laquelle il convient d’affirmer que le régime de la responsabilité des infractions commises à l’occasion des OMP se trouve en situation.

Au total, ces contributions offrent une opportunité d’analyse variée en montrant le lien apodictique entre le temps, la maîtrise des territorialités et la paix. L’intérêt d’un tel sujet, au regard des mutations sociopolitiques et des enjeux de la mondialisation, demeure une donne essentielle de la recomposition des zones d’influence et de puissance.

Références

Blin, Arnaud. 2006. 1648, la paix de Westphalie ou la naissance de l’Europe politique moderne. Complexe.

Bopda, Athanase. 2009. Le retournement territorial, de l’espace rugueux à l’espace lisse : réflexions d’étape. HDR soutenue le 09 décembre 2010, Université Paris 1.

Foucher, Michel. 2020. Frontières d’Afrique. Pour en finir avec un mythe. CNRS Editions.

Herbst, Jeffrey. 2000. States and Power in Africa: Political disengagement and its consequences. Princeton University Press.

Mbembe, Achille., 2020. Le droit universel à la respiration. AOC, 6 avril [en ligne], https://aoc.media/opinion/2020/04/05/le-droit-universel-a-la-respiration/ (page consultée le 20/09/2021).



  1. Cette note de présentation s’inspire d’une réflexion intitulée « Africa toward a new configuration»  proposée par l’auteur en 2012 dans le cadre du colloque du BRIT (Border Regions in Transition) XII: Fukuoka-Busan in East Asia, November 13-16, 2012, Fukuoka (Japan) & Busan (Korea), Borderland Voices: Shaping a New World Order”.
  2. Le démantèlement du régime de Mouammar Kadhafi a occasionné une prolifération des armes dans le Sahel en général. Cet arsenal militaire a servi, d’une part, à l’armement du MLNA et, d’autre part, à l’exacerbation de l’insécurité dans cette partie de l’Afrique.

Pour citer cet article

Sourna Loumtouang, Erick. 2022. Présentation. ADILAAKU. Droit, politique et société en Afrique, 2(2), en ligne. DOI : 10.46711/adilaaku.2022.2.2.1

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https://dx.doi.org/10.46711/adilaaku.2022.2.2.1